Un rapport de l’ONG tournons la page interroge la présence militaire de la France en Afrique : «L’intervention française au Sahel est perçue comme un échec»

16/01/2025 mis à jour: 23:48
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Photo : D. R.

Une enquête d’opinion réalisée par l’ONG Tournons la page (TLP), en collaboration avec le Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI Sciences Po, Paris), dans six pays africains livre des enseignements édifiants sur les raisons du «rejet de la France en Afrique».

L’ONG Tournons la page (TLP) a publié récemment un rapport sous le titre «De quoi le rejet de la France en Afrique est-il le nom ?» Ce document, qui a été rendu public en novembre dernier, «est le fruit d’une recherche menée par Tournons la page (TLP) et le Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI Sciences Po, Paris) dans six pays d’Afrique francophone : le Bénin, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Niger et le Tchad», explique l’ONG dans une publication.

Créée en 2014, cette organisation se présente comme «un mouvement citoyen international regroupant près de 250 organisations des sociétés civiles africaines et européennes». TLP compte en outre des coalitions dans une quinzaine de pays africains.

Son principal objectif est «la promotion de l’alternance démocratique et de la bonne gouvernance en Afrique». Explicitant l’esprit de cette étude, elle précise : «Ce rapport vise à donner des clés de lecture sur les manifestations contre la politique de la France en Afrique de l’Ouest. Ces manifestations ont suscité de nombreux commentaires faisant état d’un ‘‘sentiment anti-français’’ croissant, notamment dans les pays sahéliens, bien que cet argument n’ait été étayé par aucune enquête approfondie.»

470 personnes interrogées

Cette enquête d’opinion révèle d’emblée : «Sur le continent africain, le rejet de la politique étrangère de la France est profond. Plus personne n’en doute, pas même les pouvoirs publics qui s’alarment de la montée d’un ‘‘sentiment anti-français’’.» Et pour mesurer l’impact de la politique africaine de la France et comment elle est perçue par les populations sur le continent, Tournons la page «a réalisé cette enquête en partenariat avec le Centre de recherches internationales de Sciences Po», indique l’ONG dans la présentation de cette étude.

«Pour la première fois à cette échelle, des centaines de citoyens engagés d’Afrique francophone ont été interrogés sur leur perception de l’action politique, diplomatique et économique de la France en Afrique», ajoute-t-elle. «470 personnes ont ainsi répondu à un même questionnaire et près d’une cinquantaine d’autres ont participé à 10 focus groups dans six pays (Bénin, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Niger et Tchad).

A chaque fois, plusieurs heures de discussions autour d’une même grille d’entretien, animées par des chercheurs et des militants de Tournons la page, sont venues enrichir et nuancer les résultats de l’enquête quantitative», détaille TLP. L’un des chapitres de cette enquête très dense a pour thème «Armée française, hors de nos pays».

Les auteurs rapportent : «Quand les focus groups ont été organisés, des contingents français étaient présents dans quatre des six pays de l’étude (Côte d’Ivoire, Gabon, Niger et Tchad). Le Niger n’avait pas encore demandé le départ des troupes françaises et les rumeurs d’implantation d’une base française secrète dans le nord du Bénin se sont invitées à l’atelier de Cotonou.» Et de révéler : «A une écrasante majorité (85%), les répondants à l’enquête quantitative se rejoignent pour considérer que l’influence militaire de la France est importante ou très importante dans leur pays.

Seul le Cameroun est un peu en retrait, avec 62 %.» Les auteurs soulignent dans la foulée : «L’intervention française au Sahel est largement perçue comme un échec.» «L’opinion dominante au sein des panels, poursuivent-ils, est que le déploiement des troupes françaises, et plus largement les interventions militaires extérieures ne contribuent pas à résoudre le conflit et participent, au contraire, à la détérioration de la situation sécuritaire.»  Un des participants à ces focus groups, un Gabonais, observe : «Dans la plupart des cas où la France a été présente, on n’a pas vu de stabilité.

En Centrafrique, au Mali, au Burkina, rien qu’à l’évocation de ces exemples, la réponse est évidente.» Un Camerounais assène de son côté : «On assiste à une “bellicisation” généralisée dans ces zones où la France est présente. Nous avons des guerres permanentes.» Notons également cette appréciation cinglante de l’action militaire française en Afrique exprimée par un Nigérien : «Jamais en Afrique, de la colonisation à nos jours, je n’ai vu de pays où la France est intervenue dans un conflit africain et l’a résolu définitivement.»

Pour une indépendance sécuritaire de l’Afrique

Parmi les thèmes abordés dans les discussions organisées dans le cadre de ces focus groups, la capacité des pays du continent à sécuriser leurs frontières et leurs territoires sans devoir en appeler au soutien d’armées étrangères. «En fonction des pays, et parfois au sein des panels d’un même pays, les points de vue sont partagés sur la possibilité des pays africains de répondre, seuls, aux défis sécuritaires», peut-on lire dans ce rapport.

Une participante gabonaise estime qu’«à partir du moment où les armées ne disposent pas de suffisamment de moyens, c’est illusoire de penser que les pays africains, dans le contexte actuel, soient en mesure de régler les affaires de sécurité seuls. Il suffit de voir ce qui se passe dans l’Est de la République démocratique du Congo pour comprendre que pour gagner les batailles sécuritaires aujourd’hui, il faut être accompagné».

Un Béninois insiste sur la formation et la qualité de l’armement dont doivent bénéficier les forces armées africaines pour être opérationnelles. «Si on demande à ce qu’une troupe française vienne ici pour nous aider dans le Nord, ok, elle réussit, on a la paix. Elle s’en va. Les gars reviennent. Ça recommence. On doit les rappeler chaque fois. Ce n’est pas crédible. Donc, au lieu de chercher à forcément mettre une base militaire française au nord du pays, il faut plutôt chercher à renforcer la formation, l’équipement et tout, pour rendre l’armée vraiment optimum», dit-il.

De manière générale, et selon cette enquête, «l’opinion dominante considère que les Etats africains ont la capacité de répondre à ces défis, à la condition que leurs armées soient correctement formées et surtout équipées». Le panéliste béninois abonde dans ce sens en faisant remarquer : «Pour renforcer ou pour accompagner l’armée béninoise sur la lutte contre le terrorisme, l’administration française a mis à la disposition du Bénin un certain nombre d’engins, mais qui ne sont pas adaptés.

On continue d’utiliser le même type de véhicules depuis des années. Mais la réalité, ce n’est plus la même chose. Ce n’est pas ce qu’ils ont mais ce qu’ils veulent vous donner.» Et les auteurs du rapport de commenter : «Cette sélectivité des pays européens dans la fourniture d’équipements militaires est un argument régulièrement avancé pour justifier la nécessité de nouer des partenariats avec d’autres pays, en particulier la Russie.»


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