Tramor Quemeneur. Historien, spécialiste de la guerre d’indépendance de l’Algérie : «Je crois à une histoire sociale, par en bas, au plus près des acteurs et des témoins»

21/03/2022 mis à jour: 00:45
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Spécialiste de la guerre d’indépendance de l’Algérie, Tramor Quemeneur est enseignant aux universités Paris-VIII et CY-Cergy Paris. Il est membre de la Commission mémoire et vérité instaurée à la suite du «Rapport Stora», ainsi que du Conseil d’orientation du Musée national d’histoire de l’immigration. Il présente avec le journaliste, écrivain et réalisateur Philippe Labro La guerre d’Algérie en direct. Les acteurs, les événements, les récits, les images (Historia et éditions du Cerf, mars 2022). Tramor Quemeneur est également l’auteur, entre autres, avec Benjamin Stora, de Lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre et avec Slimane Zeghidour, de L’Algérie en couleurs, 1954-1962.

  • Comment expliquez-vous l’effervescence qui entoure le 60e anniversaire des Accords d’Evian avec toute la production éditoriale, audiovisuelle, expositions, conférences, colloques… ? 

Nous sommes aujourd’hui à la troisième génération après le conflit, 60 ans. Les petits-enfants des acteurs du conflit veulent mieux comprendre les événements qui se sont déroulés, que leurs grands-parents leur transmettent cette mémoire. C’est d’autant plus important pour eux qu’ils constatent que les acteurs et témoins du conflit disparaissent peu à peu. Il y a donc une soif de transmission mémorielle, intime, familiale, qui se transforme en désir d’histoire.

  • Dans le flot de cette production éditoriale, figure l’album que vous co-dirigez avec l’écrivain et journaliste Philipe Labro, L’Algérie en direct. Cet ouvrage est une importante somme de documents, d’articles de presse, de photos, de récits… Pourquoi ce titre, L’Algérie en direct ?

De 1971 à 1974, sous la houlette du journaliste Yves Courrière, le magazine Historia a publié toutes les semaines ou toutes les deux semaines des numéros sur la guerre d’Algérie. Au total, ce sont 128 numéros et 3700 pages, écrites par des journalistes et des acteurs qui ont vécu le conflit au plus près du terrain. Ce livre reprend les meilleures pages qui ont été publiées alors, que j’ai chapitrées et introduites. Elles nous permettent de replonger dans un quasi-direct, «quand l’histoire fume encore», selon l’expression de l’historienne et journaliste Barbara W. Tuchman, et de revivre les événements, le tout avec d’innombrables photos en couleurs.

  • A quelles fins a-t-il été réalisé ? A quels lecteurs est-il destiné ?

C’est une formidable somme de connaissances qui avait été produite alors, mais qu’il était de plus en plus difficile à trouver. Les huit volumes reliés s’arrachent à plusieurs centaines d’euros sur les sites de bibliophiles. Pour les chercheurs et les historiens, cela reste un très bel outil de travail, tant sur le déroulement des événements, que sur les vécus des acteurs et le quotidien en Algérie. Et puis, évidemment, c’est un livre pour le grand public : les articles se lisent très agréablement. Ce sont de très grands journalistes qui ont écrit ces articles : je pense notamment à Robert Barrat, à Albert-Paul Lentin, à Paul-Marie de la Gorce ou encore à Serge Bromberger. L’historien Charles-Robert Ageron avait même écrit un bel article, qui ouvre le livre.

  • Dans le texte de présentation de l’ouvrage, on lit que «soixante ans après les Accords d’Evian, scellant le cessez-le-feu en Algérie le 19 mars 1962, avant l’indépendance le 5 juillet, l’irrésolution des mémoires perdure». Voulez-vous nous en dire davantage ? 

La citation n’est pas tirée du livre ! Néanmoins, nous voyons bien que certaines mémoires restent antinomiques. Parfois, lorsque les gens vieillissent, ils acquièrent davantage de sagesse et de recul sur les événements qu’ils ont vécus. D’autres fois, c’est l’inverse. Ces deux phénomènes se retrouvent concernant la guerre d’indépendance. Je rajouterai aussi que parfois les personnes qui n’ont pas vécu le conflit peuvent véhiculer des mémoires beaucoup plus tranchées, plus dures que les acteurs du conflit qui ont vécu le conflit mais qui en connaissent toute la complexité. D’autres fois aussi, surtout chez les plus jeunes, nous trouvons aussi la volonté de tourner la page et d’aller de l’avant, en lisant l’histoire dans toute sa complexité.

  • «L’absence de représentation commune nourrit l’oubli des événements, creuse l’ignorance d’histoire, nuit à l’apaisement des nouvelles générations». Une représentation commune est-elle possible quand on sait que les mémoires sont antagoniques ? Comment se construirait-elle ? Sur quels fondements reposerait-elle ? 

Pendant longtemps, nous avons pensé que la France et l’Allemagne étaient irréconciliables. Et pourtant, un formidable travail politique et mémoriel a été réalisé. Un manuel d’histoire franco-allemand a même été réalisé ! Depuis longtemps, je caresse l’espoir de le voir un jour pour la France et l’Algérie, même si l’Algérie ce n’est pas la France (ce serait un comble !) ni la France l’Allemagne. J’ai même participé à une rencontre sur le sujet d’un manuel franco-algérien à l’Institut du monde arabe il y a quelques années, et j’y ai même déjà travaillé un peu. Je sais que la montagne est immense et le terrain aride. Je continuerai à y œuvrer. Pour cela, il faut que les historiens puissent continuer à travailler ensemble, et il faut même renforcer les liens, créer des équipes de recherche mixtes sur le sujet, pour écrire une histoire qui prenne en compte la polyphonie des acteurs et de leur vécu, s’appuie sur les sources et les archives existantes, et en appliquant la rigueur méthodologique.

  • Quels rôle et place pour la mémoire dans l’écriture de l’histoire ?

L’histoire doit s’appuyer sur cette polyphonie des mémoires pour s’écrire, en croisant bien entendu les sources, écrites (comme les archives) et orales. Je crois à une histoire sociale, par en bas, au plus près des acteurs et des témoins. C’est là que nous voyons toute la richesse humaine, toute la complexité des événements. Pour cela, il faut donc s’appuyer sur les mémoires. Par ailleurs, les mémoires continuent à exister après les événements, elles continuent à travailler les acteurs et les sociétés. De plus en plus s’est aussi développée l’histoire des mémoires : 

comment les mémoires vivent-elles, évoluent-elles ? Benjamin Stora avait de ce point de vue écrit un livre capital et précurseur sur le sujet, La gangrène et l’oubli, comme il y a d’autres livres incontournables sur d’autres périodes historiques (je pense notamment aux livres d’Henry Rousso et de Philippe Joutard). Cela contribue aussi à l’histoire des représentations, en particulier dans l’art : comment la production artistique (littéraire, théâtrale, cinématographique, musicale) prend-t-elle en compte cette histoire, comment la réinvestit-elle, que dit-elle de notre histoire ?

  • Le colloque que vous avez dirigé récemment avec l’anthropologue Tassadit Yacine, «Oppositions intellectuelles à la colonisation et à la guerre d’Algérie», a fait apparaître de profondes divisions chez les intellectuels français sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Ces divisions perdurent à ce jour et traversent profondément la société française. Quelle analyse en faites-vous ? 

Ce colloque a enfin permis de montrer qu’il a existé toute une frange de la population et des intellectuels qui a refusé la colonisation de l’Algérie et qui s’est opposée à la guerre et aux conditions dans lesquelles elle s’est déroulée. C’est un phénomène qui a largement été occulté et qui est trop méconnu du grand public. J’ai travaillé pendant dix ans sur une thèse sur les désobéissances de soldats français pendant la guerre d’Algérie. J’ai dû me battre – et je continue de le faire – contre les personnes qui cherchent à minimiser ce phénomène. Il n’est pas anodin. Les thuriféraires de la colonisation existent bien entendu, il ne faut pas les occulter. Mais arrêtons de leur donner tant d’importance et montrons aussi que d’autres voix, beaucoup plus positives et d’ouverture, ont aussi existé !

  • Comment expliquez-vous qu’en France la période de la guerre (1954-1962) soit omniprésente dans les médias, dans le phrasé des hommes et femmes politiques (de la majorité comme de l’opposition, principalement de droite et d’extrême-droite), dans la littérature, le théâtre, le cinéma… alors que la colonisation s’est imposée sur un temps long (132 ans) ? 

La violence de la guerre d’indépendance (presque huit ans de guerre, je le rappelle) a conduit à ce que ce soit d’abord par cette période que nous ayons regardé l’histoire. De plus, les mémoires sont multiples en France et concernent tous les groupes porteurs de mémoire : appelés du contingent, pieds-noirs, travailleurs algériens, harkis, juifs d’Algérie… Tout cela conduit à une intensité des questions mémorielles dans le débat public, dans la production artistique, mais aussi dans l’écriture historique. Mais aujourd’hui, progressivement, nous voyons un intérêt grandissant pour l’histoire de la colonisation sur le temps long. 

L’année dernière, j’ai par exemple coordonné un important dossier dans la revue Historia sur la conquête de l’Algérie, qui a obtenu un très grand succès avec près de 20 000 exemplaires vendus. C’est bien la preuve que cette question intéresse le grand public. En Algérie, le phénomène est un peu identique : c’est avant tout la guerre d’indépendance qui est étudiée et enseignée. Mais aujourd’hui aussi, de plus en plus, les Algériens se penchent aussi sur le temps long de la colonisation. Il y a encore beaucoup à faire sur le sujet.

  • Parler de traumatismes, pour la société française, n’est-ce pas une manière d’éviter de parler de responsabilité de la France quand on sait que la colonisation a reposé sur une violence systémique à l’encontre des «indigènes» algériens ?

Les traumatismes sont là, on n’y peut rien. Récuser les traumatismes, c’est tenter de cacher la poussière sous le tapis : elle réapparaît inévitablement et le travail pour faire le ménage est beaucoup plus difficile ensuite. Je crois au contraire que pour travailler sur ses propres traumatismes, il faut savoir accepter les traumatismes de l’autre, et reconnaître les traumatismes de l’autre, c’est faire en sorte que nos propres traumatismes soient aussi reconnus. C’est l’essence même de l’humanité, la base de l’humanisme. Alors seulement, une fois que les traumatismes sont reconnus, on peut traiter des responsabilités. Sinon, c’est se condamner au blocage, sans avancer.

  • De votre point de vue d’historien, vous ne pensez pas qu’à l’orée du 60e anniversaire des Accords d’Evian le président Macron devrait reconnaître le système colonial et ses méfaits dans sa totalité plutôt que d’aborder l’histoire par touches distinctes. Ce qui ouvrirait la voie à l’apaisement des mémoires en France et des relations avec l’Algérie ?

Comme je viens de le dire, avancer par touches successives – en reconnaissant les assassinats de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel, en reconnaissant «les crimes inexcusables pour la République» du 17 octobre 1961, du métro Charonne, mais aussi de l’abandon des harkis et de la manifestation de la rue d’Isly – permet d’œuvrer beaucoup plus dans le sens des responsabilités que d’effectuer un vaste discours qui pourrait être au bout du compte beaucoup plus contre-productif voire ne pourrait avoir lieu. Il faut sortir de l’incantation stérile et profiter de toutes les avancées possibles. Elles peuvent mener beaucoup plus loin qu’on ne le pense.  

Propos recueillis par Nadjia Bouzeghrane

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