Ingénieur agronome et auteur de «L’agriculture en Algérie, ou comment nourrir 45 millions d’habitants», Djamel Belaid estime dans cet entretien que les minoteries sont appelées à intervenir pour soutenir les céréaliculteurs dans l’objectif d’améliorer les rendements. Il serait possible, selon lui, d’envisager que l’Office interprofessionnel des céréales (OAIC) accorde des quotas de collecte à des minoteries afin qu’elles s’approvisionnent directement auprès des agriculteurs. En échange, les minoteries auraient obligation d’assurer un appui technique aux agriculteurs adhérents.
- Quelle évaluation faites-vous du dispositif mis en place pour améliorer les rendements céréaliers en Algérie ?
Ce dispositif comprend des moyens conséquents : relèvement du prix d’achat du blé, prêt Rfig, subventions des engrais, semences et matériel dont celui lié à l’irrigation, multiplication des points de collecte des CCLS. Malgré les fluctuations du prix du blé sur le marché mondial, les agriculteurs sont assurés de pouvoir vendre leur récolte à l’OAIC. Mais ne nous voilons pas la face, il reste d’énormes marges de progrès. On dispose de semences certifiées mais cette année, les semis ont connu jusqu’à un mois de retard. Comment la plante peut-elle avoir le temps de développer ses racines et puiser plus d’eau ?
Chaque jour de retard réduit le rendement de 25 kg par hectare. On utilise des semences certifiées mais les semis se font sur des sols compacts qui emmagasinent peu d’eau. On épand des engrais azotés subventionnés mais en utilisant une dose uniforme quels que soient la parcelle et le niveau de lessivage des pluies de l’année. Or, ajuster les besoins en azote du blé est aussi délicat que réguler la glycémie d’un diabétique. Sous estimer la dose d’azote, c’est perdre en nombre d’épis, tandis que la surdoser c’est risquer l’échaudage.
C’est avec justesse que le chef de l’Etat a rappelé que l’agriculture est une science. La situation est d’autant plus délicate que nos sols sont bien moins riches que les sols noirs d’Ukraine. Et sous climat semi-aride, chaque erreur se paye cher. Nous pouvons avoir des situations extrêmes la même année : une terrible sécheresse mais des inondations en mai provoquant dans la wilaya d’El Tarf la germination des grains sur épi. A ces difficultés techniques s’ajoutent des aspects économiques. Il n’existe pas de bail de 99 ans pour la location des terres privées. Un agriculteur peut être remercié d’un jour à l’autre.
Comment peut-il investir sur le long terme dans de telles conditions ? Semences certifiées, engrais et crédits Rfig ne suffisent donc pas. Il s’agit de trouver les moyens pour emblaver à l’automne jusqu’à 3 millions d’hectares tout en garantissant tout au long de l’année aux plantes la possibilité de trouver le maximum d’humidité au sol. Un point positif, le vent nouveau qui souffle sur la filière céréales avec l’émergence des Chambres d’agriculture et du Conseil national de filière (Cnif). Ces structures permettent aux agriculteurs d’exprimer leurs avis et de s’organiser.
- N’y a-t-il pas lieu d’associer les minoteries à ce dispositif?
Vous avez raison d’évoquer les minoteries. Certes, l’image des minoteries est entachée par les cas de détournement de blé vers l’élevage du mouton, de spéculation sur les prix du son et de fraude sur le taux d’extraction de la farine. Mais, de par leurs fonctions, les minoteries sont naturellement parties prenantes des opérations concernant la qualité des blés. Actuellement, des minoteries se plaignent de la mauvaise qualité des blés durs produits localement. La cause revient au choix des variétés et à l’insuffisance des engrais azotés, les grains sont alors farineux et mitadinés.
Pour le propriétaire du moulin, il faut alors jusqu’à 2 quintaux de blé dur pour produire un seul quintal de semoule. «Il nous est arrivé de recevoir du blé mitadiné à 90% et de ne pas pouvoir le refuser» déclarait en 2010 un transformateur à Annaba lors d’un colloque sur les céréales ajoutant qu’«ailleurs, avec 25% de mitadinage, le blé est refusé».Certaines minoteries ont donc mis sur pied des réseaux de sensibilisation et d’appui aux agriculteurs de leur région.
- Comment et quels sont les mécanismes à mettre en place?
En 2019, la minoterie Smid Tell se félicitait d’un taux de mitadinage de seulement 0,15% au niveau du réseau QualiBlé contre un taux national dépassant 32 %. Quant aux protéines le taux est passé de 10% à 15,5%. Au niveau du groupe Benamor, il a été recruté une spécialiste de la qualité des blés qui a pu initier les agriculteurs du réseau aux spécificités des variétés utilisées dont Waha et GTA.
Il s’agirait donc de faire connaître l’expérience d’animation de ces réseaux. Au-delà du seul aspect qualité, il s’agit d’envisager comment les minoteries pourraient contribuer à l’augmentation de la production. Dans le cas de Smid Tell, les rendements du réseau sont passés de 8 quintaux en 2010 à 32 quintaux par hectare en 2016. Dans le cas du réseau Benamor, les aspects liés à l’augmentation des rendements ont également été abordés.
Pour le groupe Benamor l’idée était de rééditer sur les céréales l’exploit réalisé dans la tomate en conserve avec un rendement à l’hectare passé de 12-15 tonnes à 60-80 tonnes. L’objectif d’un rendement national de 30 quintaux ne sera pas atteint cette année.
A l’ouest du pays, après deux années de sécheresse, le découragement est tel que certains agriculteurs de la wilaya de Relizane se demandaient même début mai s’ils allaient à l’avenir continuer à cultiver du blé. Pourtant, avec seulement 300 mm de pluie, les agriculteurs australiens y arrivent. Du point de vue agronomique, le spécialiste australien Jacky Desbiolles, souvent venu en Algérie, affirme que les pays du sud de la Méditerranée ont 30 ans de retard.
Qui va aller expliquer aux agriculteurs de semer en sec afin de ne pas accuser un retard d’un mois comme cette année ? Qui va aller organiser des campagnes d’analyses d’azote pour ajuster les doses d’engrais ou expliquer comment venir à bout de cette peste verte que constitue le brome dans les champs de blé ? Il suffit parfois de mesures simples pour améliorer les rendements et cela sans irrigation.
Exemple comme accrocher derrière les dents du semoir des roues plombeuses qui appuient le sol juste au-dessus de la graine et permettent une meilleure germination. Ou ajouter une trémie à engrais sur le semoir afin que les engrais de fond soient localisés à proximité de la semence et soient mieux utilisés. Il suffit de tôles, de moyens de découpe de l’acier et d’un poste à soudure. Mais personne ne pense à le faire.
- Dans ces conditions, peut-on se passer des moyens d’une partie de la filière céréales et de ceux dont disposent les minoteries ?
Actuellement, celles-ci reçoivent de l’OAIC des quotas qu’elles estiment insuffisants. Or, elles sont plus intéressées par le volume du blé des agriculteurs étrangers débarqué dans les ports que par les grains produits par les agriculteurs algériens. Les minoteries tournent le dos aux Agriculteurs algériens.
Comme dans le cas des laiteries et des conserveries de tomate, le développement de la contractualisation pourrait être la solution. Dans le cadre du monopole de l’OAIC, il serait possible d’envisager que l’office accorde des quotas de collecte à des minoteries afin qu’elles s’approvisionnent directement auprès des agriculteurs.
Cette délégation de collecte pourrait porter sur des volumes définis en commun avec l’OAIC et s’accompagnant du versement des compensations financières liées au soutien des prix. En échange, les minoteries auraient obligation d’assurer un appui technique aux agriculteurs adhérents.
Rappelons que dans le cas de la collecte du lait, les laiteries rivalisent d’imagination en matière d’appui technique, de matériel et même de finances pour s’assurer de la fidélité du maximum d’éleveurs. Certaines assurent même à leurs adhérents la fourniture à prix réduits d’aliments du bétail et la gratuité de certains frais vétérinaires.
- On parle de plus en plus de la nécessité de passer à une agriculture de conservation? De quoi s’agit-il exactement et comment assurer cette mutation ?
Rappelons le contexte de l’année, certains agriculteurs sont à bout. Ils ont connu deux années de sécheresse et ne peuvent pas rembourser leurs prêts Rfig ou leur achat de matériel agricole en leasing. L’Etat va-t-il devoir effacer les dettes comme demande le Cnif Céréales ? Et si la sécheresse revenait en 2024 ?
La sécheresse de 2023 est une leçon : le labour s’avère non adapté aux conditions locales, il provoque le dessèchement du sol. L’agriculture de conservation consiste en l’abandon de la charrue au profit du semis direct, un minimum de maintien de paille au sol et à la diversification des cultures. L’intérêt est de conserver un maximum d’humidité au sol mais aussi d’arriver à semer à temps. La charrue ne permet de travailler que 2 hectares par jour contre 6 pour le semis direct.
- Comment assurer cette mutation ?
Que ce soit en Australie, dans les plaines américaines ou en Espagne, les agriculteurs optent massivement pour l’agriculture de conservation. Les pays voisins de l’Algérie commencent à en faire de même. L’urgence en Algérie est que les services agricoles se prononcent officiellement en faveur de cette technique et qu’elle soit en partie subventionnée au moins à ses débuts.
La filière bénéficie du fait que l’industrie locale fabrique à Sidi Bel-Abbés un modèle de semoir pour semis direct. Pour les grosses exploitations, cependant, il est urgent que l’importation de ce type d’engins soit facilitée. L’enjeu est d’arriver à trouver une parade aux prochaines sécheresses qui ne manqueront pas d’arriver. Il est matériellement impossible d’irriguer toute les surfaces semées en blé.
L’agriculture de conservation n’est pas un seul changement d’outils mais un changement de système de cultures. Aussi, ne peut-il réussir sans un appui technique renforcé pour encourager les agriculteurs à semer en sec, réussir la lutte contre les mauvaises herbes dont le brome ou leur montrer la nécessité de préserver de la dent des moutons une partie des chaumes.
Enfin, il y a les résultats économiques : diminution des frais de mécanisation et de carburant, mais surtout de meilleurs rendements. En année de sécheresse, le semis direct permet même un minimum de récolte qui couvre ainsi les frais de culture.
L’agriculteur a les moyens de relancer la campagne suivante, ce qui n’est pas le cas avec la charrue. Pour les agriculteurs du nord du pays et leurs familles, il s’agit là d’un moyen pour faire face au changement climatique sans avoir besoin de recourir à l’irrigation d’appoint.