Bertrand Badie. Politiste spécialiste des relations internationales : «L’action armée ne peut rien contre des acteurs sociaux rongés par l’humiliation et le désespoir»

21/12/2023 mis à jour: 16:07
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Photo : D. R.

L’entreprise génocidaire menée par l’occupant israélien dans la Bande de Ghaza a ahuri le monde par l’ampleur du drame qu’elle a provoqué. Malgré cette violence, le peuple palestinien résiste. Dans cet entretien, Bertrand Badie, spécialiste reconnu des relations internationales, rappelle une règle que les puissances ne semblent pas vouloir retenir : «L’action armée ne peut rien, tant contre des organisations combattantes non-étatiques plus ou moins confondues avec leur propre société, que contre des acteurs sociaux rongés par l’humiliation et le désespoir.» Par ailleurs, l’auteur de L’impuissance de la puissance est convaincu que seuls les Etats-Unis «peuvent bloquer une offensive israélienne et surtout convaincre l’Etat hébreu d’accepter une solution à deux Etats».

  • L’armée israélienne poursuit ses attaques meurtrières à Ghaza. Le bilan est dramatique : des milliers de morts et de blessés et une population déplacée vivant dans des conditions inhumaines. L’objectif de l’administration Netanyahu d’«anéantir» le Hamas n’a pas été atteint, plus de deux mois après le début de l’offensive. La guerre actuelle n’a-t-elle pas montré les limites d’une puissance vulnérabilisée par une organisation que les Israéliens ont cru avoir vaincue ?

Il s’agit, en effet, de la répétition particulièrement tragique d’un phénomène connu depuis les guerres de décolonisation et que les puissances traditionnelles ne veulent pas voir en face : l’action armée ne peut rien, tant contre des organisations combattantes non étatiques plus ou moins confondues  avec leur propre société, que contre des acteurs sociaux rongés par l’humiliation et le désespoir.

L’attaque menée aujourd’hui contre Ghaza conduit, au contraire, à la formation des «terroristes» de demain qui nous annoncent des drames encore plus atroces…

  • L’extrême droite et des fondamentalistes messianiques israéliens voient dans la guerre menée à Ghaza l’occasion de faire avancer leur projet de «reconquête» de ce territoire et d’expulser ses habitants. Quel est le poids réel de ces groupes ?

Il est difficile de faire la part entre l’émotion qui a suivi les événements du 7 octobre et la réflexion stratégique que chacun, et les dirigeants politiques en particulier, peut élaborer «à froid».

Il faut, en tout cas, distinguer entre ces courants fondamentalistes qui rêvent du «Grand Israël» et qui sont minoritaires, les «opportunistes» - plus nombreux- qui sont prêts à saisir les occasions qui se présentent pour «vider»  la  Bande de Ghaza et se l’approprier sous une forme ou une autre, et le reste de l’opinion...

Le jeu israélien a souvent consisté à faire confiance au rapport de force pour grignoter des avantages sans les afficher. Le refus proclamé du gouvernement israélien actuel de laisser le territoire ghazaoui entre les «mains du Hamas ou du Fatah» peut légitimement inquiéter...

  • Netanyahu survira-t-il à sa guerre ?

C’est peu probable, ce qui tend justement à le radicaliser et l’incite à entretenir un climat d’insécurité et de précarité régionale pour que son éviction ne vienne pas à l’ordre du jour...

  • La situation en Cisjordanie est dramatique : 293 personnes au moins ont été tuées par les tirs israéliens et les attaques des colons. A cela s’ajoute l’expulsion des Palestiniens de leurs terres. Que reste-t-il de la solution à deux Etats ?

Cette solution est la seule envisageable : tout le monde le sait, mais personne ne connaît la méthode politique pour parvenir à la réaliser. L’obstacle ne tient pas à la technique d’invention ni à la configuration du futur Etat palestinien : il est dans la mise au point du cheminement diplomatique capable de l’imposer aux parties intéressées.

Ce ne serait, en fait, que l’application-jamais réalisée- du plan de partage qui a plus de 75 ans d’âge : partage veut bien dire deux parties aux droits symétriques !

  • Les Etats-Unis ont mis leur veto à une résolution du Conseil de sécurité appelant à un «cessez-le-feu humanitaire immédiat» à Ghaza, malgré la pression du secrétaire général qui a dénoncé la «punition collective» infligée aux Palestiniens. Le soutien de l’administration Biden à Israël ne va-t-il pas prolonger la guerre ?

Il s’agit là d’une grave erreur de l’administration américaine qui a été doublement pénalisée. D’une part, elle a enlevé une part considérable de crédibilité à ses appels à la «modération» dans l’opération montée par Israël contre Ghaza.

D’autre part, elle a infligé un camouflet diplomatique considérable aux Etats-Unis qui se sont retrouvés isolés lors du vote à l’AG des Nations unies, à la manière de ce que la Russie eut à subir lors des votes sur le conflit russo-ukrainien ! En revanche, on sait que seuls les Etats-Unis peuvent bloquer une offensive israélienne et surtout convaincre l’Etat hébreu d’accepter une solution à deux Etats...

  • L’opinion mondiale, y compris occidentale, s’est invitée «dans l’arène des gladiateurs de Hobbes» en apportant son soutien aux Palestiniens. Qu’en pensez-vous ?

C’est, en effet, une évolution considérable, manifeste aux Etats-Unis, mais aussi un peu partout dans le monde. 
Les gouvernements, en premier lieu celui de Washington, devront en tenir compte. On avait négligé de façon coupable que les opinions, avant même le 7 octobre, restaient attachées à la cause palestinienne, notamment dans le monde arabe, et ce malgré la distance prise par leur gouvernement et notamment  par ceux qui ont signé les accords dits d’Abraham...

  • Dans le monde, le fossé continue de se creuser entre le «Nord» et le «Sud global», particulièrement après le conflit en Ukraine, et depuis l’offensive de l’armée israélienne dans la Bande de Ghaza. Verra-t-on à terme un «rééquilibrage» dans les relations internationales ?

Il y a longtemps que ce rééquilibrage est en marche, mais on ne voulait pas le voir... Depuis la dépolarisation, le Sud pèse d’un poids sans cesse croissant et parvient à mettre en place cette indépendance diplomatique qu’il envisageait, en vain, depuis Bandung (avril 1955).

Mais face à la paralysie de la puissance, à la nature des nouveaux conflits et des nouveaux défis, ce «non-alignement» d’hier n’est pas seulement négatif et sort d’une simple attitude de refus : il vise à ce que j’ai appelé «une réinvention du monde».

Attention cependant à ce que cette aspiration légitime et lucide ne soit pas manipulée par de vieilles puissances qui, à l’instar de la Russie, viennent d’un Nord où elles ne parviennent plus à se faire une place ! 

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