Par Amir Nour
«La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes et le plus révélateur d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie» (Hannah Arendt)
«Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres» (Antonio Gramsci)
«L’homme qui voudra gouverner des hommes devra, plus que jamais, avoir une âme d’apôtre et des entrailles de père» (Malek Bennabi)
Un «Meilleur des mondes» dystopique devenu réalité
A présent que l’année 2024 a touché à sa fin, il est loisible de réfléchir plus pleinement au génocide infligé par Israël au peuple de Ghaza. Ma réflexion, exposée dans une série d’articles commencée il y a un an, est en fait un accompagnement d’une guerre qui, dès son déclenchement le 7 octobre 2023, apparaissait à bien des égards très différente de toutes les expéditions militaires israéliennes précédentes contre la population palestinienne.
Ce contraste m’a convaincu de l’appeler «la guerre pour mettre fin à toutes les guerres de Ghaza». J’avais également prédit que cette guerre aurait des conséquences durables et de grande envergure au regard de son potentiel à remodeler l’ensemble du Moyen-Orient, à exacerber davantage les tensions internationales et à provoquer une conflagration qui pourrait s’étendre au-delà d’une partie du monde qui a connu plus que sa part d’humiliations pendant plus d’un siècle.
Etant donné qu’une série d’événements majeurs semble confirmer la justesse de mon argumentation, loin d’en tirer satisfaction, je répéterai dans cette conclusion ce que j’avais anticipé dans l’introduction. Ghaza est aujourd’hui presque entièrement détruite et sa population subit un génocide sans précédent. Jusqu’à ses ultimes jours au pouvoir, l’administration américaine sortante a soutenu le massacre israélien par tous les moyens possibles.
Le «cadeau d’adieu» du président Joe Biden à Israël de 8 milliards de dollars de ventes d’armes est un pas de plus vers la réalisation du rêve sioniste d’un «Grand Israël», qui s’étendrait au-delà des frontières de Ghaza et de la Cisjordanie pour incorporer des portions de territoire du Liban et de la Syrie, au prix de rivières de sang. A l’appui de cet objectif, huit législateurs israéliens ont récemment envoyé une lettre au ministre de la Défense, Israel Katz, appelant leur gouvernement d’extrême droite à intensifier le siège du camp de concentration de Ghaza.
Affirmant que la stratégie de l’armée israélienne n’était pas adéquate pour vaincre le Hamas, la lettre exigeait que l’armée utilise des sièges, la destruction des infrastructures et la liquidation physique de toute personne ne hissant pas le drapeau blanc pour purger le nord de Ghaza de ses résidents, tout en insistant sur le fait que cette politique devrait être mise en œuvre dans d’autres parties de l’enclave déjà singulièrement étranglée.
De plus, aux yeux du nouveau président américain, Donald Trump, un tel châtiment collectif n’est pas assez sévère. Comme si les Palestiniens pouvaient être brutalisés davantage que par le «crime de crimes» auquel ils sont soumis depuis plus d’un an, le Président élu a menacé le Hamas qu’il aurait «l’enfer à payer» si les otages n’étaient pas libérés avant sa prise de fonctions le 20 janvier 2025.
Les responsables, a-t-il averti, «seront touchés plus durement que quiconque ne l’a été dans la longue et riche histoire des Etats-Unis d’Amérique». Comme il fallait s’y attendre, Benyamin Netanyahu a remercié Trump pour son «fort soutien». Pendant ce temps, l’ensemble du Moyen-Orient est dans un état de chaos et les flammes de la guerre se sont étendues au Liban, au Yémen, à l’Irak, à l’Iran et à la Syrie.
Sur la scène mondiale, la violence n’a jamais été aussi élevée depuis la fin de la guerre froide. Selon l’Institut norvégien de recherche sur la paix d’Oslo, il n’y a jamais eu autant de conflits armés dans le monde qu’en 2023 : 59 conflits étatiques et 75 conflits non étatiques ont été enregistrés dans 34 pays, dont beaucoup ont été provoqués et/ou alimentés par les puissances occidentales en Afrique et au Moyen-Orient, soit le plus grand nombre de conflits depuis le début de la collecte de données en 1946.
En outre, le Président élu américain envisage un programme expansionniste visant le Panama, le Groenland et même le Canada pour des acquisitions potentielles, y compris au moyen de l’annexion, et en janvier 2024, «l’horloge de l’Apocalypse», qui met en garde contre le risque de guerre nucléaire depuis sa création en 1947, est réglée à minuit moins 90, son niveau le plus dangereux depuis la crise des missiles de Cuba en Octobre 1962.
Tirant la sonnette d’alarme, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a averti le Conseil de sécurité que près de huit décennies après l’incinération d’Hiroshima et de Nagasaki, les armes nucléaires représentent un danger évident pour la paix et la sécurité internationales, avec une puissance, une portée et une furtivité croissantes.
Ce, alors que les Etats qui les possèdent sont absents de la table des négociations, et certaines déclarations ont soulevé la perspective d’un déchaînement de l’enfer nucléaire. Pour le pape François, la possession de ces armes est «immorale» ; les Hibakusha, survivants d’Hiroshima et de Nagasaki, plaident pour un monde débarrassé de ces armes ; et pour Hollywood, où le film Oppenheimer a donné une image vivante de la dure réalité de l’apocalypse nucléaire, cette «folie nucléaire» doit cesser. Selon les termes de Guterres, «l’humanité ne peut pas survivre à une suite d’Oppenheimer».
De toute évidence, ces appels ont du mal à trouver un écho favorable auprès des grandes puissances. Récemment, l’ex-président russe et actuellement vice-président du Conseil de sécurité de la Russie, Dmitri Medvedev, et le président Poutine ont averti que les provocations de l’Ukraine et de ses alliés occidentaux pourraient entraîner une guerre nucléaire. Leurs avertissements sont intervenus peu de temps après que le président Biden a donné le feu vert à l’Ukraine pour utiliser des missiles à longue portée Atacms de fabrication américaine pour frapper une installation d’armement russe dans l’Oblast de Briansk. Moscou perçoit cette provocation comme une réponse à l’envoi de milliers de soldats nord-coréens en Russie.
En réalité, ces développements capitaux sont le reflet d’un soulèvement mondial nourri par des fractures croissantes au sein des nations et entre elles : Occident contre Orient, Occident collectif contre Sud global, gauche contre droite, Noirs contre Blancs, hommes contre femmes, vieux contre jeunes, modernité contre tradition, irréligieux contre croyants, religion contre spiritualité, infox contre vraies nouvelles, et la liste n’est pas exhaustive. Notre époque est également celle d’une forte polarisation de la société, où des «hommes forts» autoproclamés accèdent au pouvoir dans un nombre croissant de pays pour devenir un élément central de la politique mondiale et où les opinions tranchées et les vues radicales prospèrent, au milieu des progrès vertigineux de la science et de la technologie et d’une surcharge d’informations sans précédent.
En Occident en général et aux Etats-Unis en particulier, depuis au moins deux décennies, un grand nombre d’ONG, de penseurs, de politologues et de militants sociaux ont averti que l’inégalité sociale croissante et l’érosion constante des institutions démocratiques conduiraient inévitablement au populisme, à des Etats autoritaires et, plus généralement, à ce que Larry Diamond de l’Université de Stanford appelle la «récession démocratique». Et dans les pays du Sud, cette évolution négative a donné lieu à une prolifération d’appels et un soutien de plus en plus fort à l’adoption de formes de démocraties non occidentales qui soient plus en phase avec leurs réalités historiques, politiques, économiques et socio-culturelles.
Par conséquent, dans la collision entre la propagande de l’establishment et le scepticisme déclaré des «complotistes» de tous bords – autrefois tolérés comme des excentriques inoffensifs, mais maintenant considérés comme de dangereux «nouveaux hérétiques» qui doivent être éloignés de la vue du public – le débat nuancé se perd et la confusion règne en maîtresse.
Fondamentalement, ces évolutions déconcertantes, dont nous tenterons d’analyser les principaux ressorts dans les paragraphes qui suivent, sont la résultante d’un long processus historique ayant sa source philosophique et idéologique à l’époque de la Renaissance et au Siècle des Lumières en Europe. Il s’agit, en l’occurrence, d’un anthropocentrisme porté à son zénith ; autrement dit de la croyance exaltée et aveugle en l’homme du futur, un «homme augmenté», idéalisé à l’extrême, voire divinisé, dès lors qu’il est appelé à devenir omniscient et omnipotent, grâce aux progrès de la science et de la technologie.
«La fin de l’histoire» ressuscitée à Ghaza
Selon toute vraisemblance, une des principales conséquences imprévues de la guerre contre Ghaza et du désastre humanitaire qu’elle a engendré est qu’elle fournit un élément de réponse important à la question controversée de Francis Fukuyama qui, étonnamment, n’a été suffisamment mise en évidence ni par les tenants de la thèse de la «fin de l’histoire», ni par ses opposants.
Cela concerne plus précisément la deuxième partie de son questionnement, à savoir : la liberté et l’égalité politiques et économiques qui caractérisent l’état de choses à la présumée «fin de l’histoire» peuvent-elles faire advenir une société stable dont on peut dire que l’homme est, enfin, pleinement satisfait ? Ou bien alors la condition spirituelle du «dernier homme» de l’histoire, «privé de débouchés pour sa quête de maîtrise», le conduira-t-elle inévitablement à se plonger lui-même et le monde avec lui dans le chaos et l’effusion de sang inhérents à l’histoire ?
Depuis plus de deux siècles maintenant, une tradition de pensée tenace, allant des premiers «positivistes», comme Auguste Comte et Friedrich Nietzsche, aux «athées» contemporains, tels que Richard Dawkins, Christopher Hitchens, Daniel Bennett et Sam Harris, en passant par les post-humanistes dont les chefs de file sont l’Israélien Yuval Noah Harari et le Suédois Nick Bostrum, postule que la modernisation rendrait toutes les religions obsolètes et fantasme sur un monde libre, démocratique, laïc et matériellement supérieur où la raison et la science guideraient l’humanité vers un avenir brillant et heureux. L’illustration la plus parlante de ce courant de pensée en est peut-être ce que déclarait en 1895 le politicien français Jean Jaurès :
«Ce qu’il faut sauvegarder avant tout, ce qui est le bien inestimable conquis par l’homme à travers tous les préjugés, toutes les souffrance et tous les combats, c’est cette idée qu’il n’y a pas de vérité sacrée, c’est-à-dire interdite à la pleine investigation de l’homme ; c’est que ce qu’il a de plus grand dans le monde, c’est la liberté souveraine de l’esprit ; c’est qu’aucune puissance intérieure ou extérieure, aucun pouvoir, aucun dogme ne doit limiter le perpétuel essor et la perpétuelle recherche de la race humaine (…) ; c’est que toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge ; c’est que, jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit rester en éveil, et qu’une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos pensées ; c’est que si l’idée même de Dieu prenait une forme palpable, si Dieu lui-même se dressait visible sur les multitudes, le premier devoir de l’homme serait de refuser l’obéissance et de le traiter comme l’égal avec qui l’on discute, mais non comme le maître que l’on subit !»
C’est ainsi que les adeptes de cette «nouvelle religion» ont régulièrement décrété la mort de la foi. Certains sont allés jusqu’à proclamer la «mort de Dieu», tandis que d’autres n’ont pas hésité à disserter sur rien de moins que les «funérailles de Dieu» !
Le débat sur cette question aussi fascinante que lancinante de philosophie morale et politique – plus précisément celle de savoir si l’homme peut raisonnablement jouir d’une liberté illimitée au nom de ses droits individuels ; et si une telle liberté sans restrictions est compatible avec ses responsabilités vis-à-vis de la société et de la nature – a déjà eu lieu par le passé, en particulier il y a un siècle, sous les auspices de deux des plus grands philosophes de tous les temps : le Russe Fiodor Dostoïevski et l’Allemand Friedrich Nietzsche, qui continuent d’être influents à ce jour.
Bien que leurs chemins ne se soient jamais croisés et qu’ils puissent être considérés comme des personnalités opposées – Nietzsche était l’un des plus véhéments critiques du christianisme, alors que Dostoïevski était un romancier-philosophe aux fortes racines chrétiennes orthodoxes – de nombreux chercheurs ont vu une parenté intellectuelle entre eux. Il en est ainsi surtout parce qu’ils étaient tous deux opposés au rationalisme moderne, croyant fermement que son influence corrosive aurait de graves implications pour la civilisation et finirait par détruire toutes les convictions morales, religieuses et métaphysiques, précipitant ainsi la plus grande crise de l’histoire de l’humanité.
C’est lors d’une visite qu’il avait effectuée, en 1862, au Crystal Palace de Londres – construit en grande partie à partir de matériaux provenant de la première des expositions universelles, organisée dans la capitale de l’empire britannique en 1851 – que Dostoïevski perçut que cette «Grande exposition universelle des travaux de l’industrie de toutes les nations» incarnait les caractéristiques spécifiques de la modernité. Mais il y voyait aussi un symbole de la stérilité de la société moderne ; car en répondant à tous les besoins et désirs de l’homme, la culture moderne le mettra à l’abri de la douleur mais ne le libérera pas réellement. Au contraire, elle le transformera en un «consommateur automate», le «dispensera de l’exercice de la liberté» et, au final, le rendra «imaginativement imbécile».
Quant à Nietzsche, il dit que le christianisme est «la pratique du nihilisme [qui] persuade les hommes du néant ! Bien entendu, on ne dit pas ‘néant’ mais ‘au-delà’ ou ‘Dieu’ (...) Quand on place le centre de gravité de la vie non pas dans la vie mais dans ‘l’au-delà’ – dans le néant – on prive la vie de son centre de gravité». Pour le philosophe allemand, une fois que l’existence de Dieu est niée et que le christianisme et le nihilisme sont vaincus, la liberté et la créativité humaines deviennent illimitées.
C’est alors seulement que son «Surhomme» (Übermensch) peut advenir pour être le créateur de nouvelles valeurs, et ainsi combler le vide créé par la mort de Dieu (c’est-à-dire le déclin général de la foi en Occident). Le Surhomme est opposé au «dernier homme» qui est le symbole de l’homme moderne, l’homme qui se contente d’être à l’aise et ne cherche rien de grand.
Dans un passage de son livre De la généalogie de la morale, il écrit : «Le rapetissement et le nivellement de l’homme européen sont notre plus grand danger, car ce spectacle fatigue… Aujourd’hui, nous ne voyons rien qui veuille devenir plus grand, nous pressentons que tout va s’abaissant, s’abaissant toujours, devient plus mince, plus inoffensif, plus prudent, plus médiocre, plus insignifiant, plus chinois, plus chrétien – l’homme, il n’y a pas de doute, devient toujours ‘meilleur’… Tel est le funeste destin de l’Europe…
Désormais le spectacle qu’offre l’homme fatigue – Qu’est-ce que le nihilisme, sinon cela ?» Nietzsche avait aussi fait montre d’une rare clairvoyance, voire de prescience, lorsqu’il proclama : « Je connais mon sort. Un jour, mon nom sera associé au souvenir d’une chose immense : une crise sans équivalent sur terre, le plus profond choc des consciences, une décision prise contre tout ce qui avait été cru, exigé, consacré jusqu’alors.
Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite ». Il s’agissait vraisemblablement d’une allusion à la montée de l’idéologie suprémaciste et expansionniste du nazisme qui se profilait à l’horizon et aux crimes contre l’humanité à grande échelle dont cette idéologie allait se rendre coupable lors des deux Guerres mondiales. Ironiquement, en 1889, peu après sa rencontre virtuelle avec Dostoïevski, Nietzsche a souffert d’une dépression psychotique qui a duré jusqu’à sa mort en 1900.
En fait, selon une étude publiée dans Acta Psychiatrica Scandinavia en décembre 2006, la mort de Nietzsche n’était pas due à une paralysie générale, également appelée maladie de Bayle, comme on l’a longtemps cru, mais à une dégénérescence lobaire frontotemporale, ou dégénérescence frontotemporale, laquelle est une démence chronique.
Mais tout en s’accordant sur le diagnostic de la «maladie» de la modernité, les deux philosophes divergèrent sur le «remède» et proposèrent deux voies diamétralement opposées : Nietzsche indiquait une voie «au-delà de Dieu», tandis que Dostoïevski proposait une solution qui ramène l’homme «à Dieu».
Plus tard, l’euphorie suscitée par la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le développement socioéconomique significatif accompli sous l’effet notamment de la mise en œuvre du Plan Marshall en Europe occidentale durant les «Trente Glorieuses», ont eu pour effet de relancer la problématique de l’impact profond du progrès scientifique et technologique tant sur l’homme que sur l’environnement. A ce jour, ce débat est loin d’être résolu, en particulier s’agissant du rôle clé que l’Occident a joué et continue de jouer sur cette voie enthousiasmante mais périlleuse.
Il va sans dire qu’il ne saurait être question ici de remettre en cause ou de dénigrer la science et la technologie moderne – originaires en grande partie de l’Occident – qui ont produit des succès remarquables et rendu des services inestimables à l’humanité tout entière dans presque tous les domaines de l’activité humaine.
En revanche, l’on peut aussi bien voir ce progrès comme un dilemme ou une bénédiction mitigée, et se demander s’il ne semble pas possible, au milieu de nos vies numériques, que le triomphe le plus sombre et le plus furtif de la Silicon Valley ait été de fusionner des technologies personnelles qui améliorent notre efficacité avec des technologies personnelles qui altèrent notre humanité ; et si nous avons toujours le contrôle de ce rythme rapide de développement afin de garantir que nous – et les puissants futurs superordinateurs quantiques et la super intelligence artificielle – puissions orienter la recherche de manière à récolter les bénéfices du progrès technologique incessant tout en évitant ses pièges et travers potentiels.
Les choses étant ce qu’elles sont, l’humanité se trouve aujourd’hui au cœur d’un raz-de-marée de changements. Les astrologues attribuent les bouleversements de l’époque actuelle à «l’ère du Verseau» et certains auteurs ingénieux et visionnaires comme Malek Bennabi, Alexandre Soljenitsyne, Jonah Goldberg et Yuval Noah Harari estiment qu’il s’agit d’un symptôme de la transition vers la prochaine étape de l’histoire de l’humanité.
Le lauréat du prix Nobel de littérature Alexandre Soljenitsyne a traité ce sujet avec éloquence dans un discours historique prononcé en 1978 – à une époque où la guerre froide battait son plein, et seulement quatre ans après avoir été déporté vers l’Ouest depuis son Union soviétique alors communiste. Il a observé que dans les sociétés occidentales, la défense des droits individuels avait atteint des extrêmes tels, que la société dans son ensemble était devenue sans défense contre certains individus ; et que la liberté destructrice et irresponsable avait trouvé un espace illimité.
Une telle inclinaison de la liberté vers le mal, a-t-il dit, «s’est produite progressivement, mais elle est née avant tout d’un concept humaniste et bienveillant selon lequel il n’y a pas de mal inhérent à la nature humaine (…) La lutte pour notre planète, physique et spirituelle, une lutte aux proportions cosmiques, n’est pas une vague question d’avenir ; elle a déjà commencé.
Les forces du Mal ont commencé leur offensive ; vous pouvez sentir la pression, et pourtant vos écrans et vos publications sont remplis de sourires prescrits et de verres levés. Quid de cette joie ?» Le philosophe russe s’est ensuite demandé comment un rapport de forces aussi défavorable a pu se produire et comment l’Occident a pu décliner de sa marche triomphale à sa maladie (actuelle).
L’«erreur», selon lui, devait être à la racine, à la base même de la pensée humaine des siècles passés, qui «est devenue la base du gouvernement et des sciences sociales et pourrait être définie comme un humanisme rationaliste ou une autonomie humaniste : l’autonomie proclamée et imposée de l’homme par rapport à toute force supérieure».
En conséquence de cette nouvelle façon de penser, la civilisation occidentale s’est fondée sur la tendance dangereuse à vénérer l’homme et ses besoins matériels, et tout ce qui dépasse le bien-être physique et l’accumulation de biens matériels, toutes les autres exigences humaines et caractéristiques de la nature plus subtile et supérieure ont été «laissées en dehors de la zone d’attention des systèmes étatiques et sociaux, comme si la vie humaine n’avait aucun sens supérieur».
En concluant son discours magistral, Soljenitsyne a mis en garde contre un désastre imminent qui est en cours depuis un certain temps, à savoir la calamité d’une conscience humaniste déspiritualisée et irréligieuse. Il a avancé la proposition que si le monde n’est pas arrivé à sa fin, il s’approche d’un tournant majeur de l’histoire, et que si nous voulons sauver la vie de l’autodestruction, il faut un essor spirituel par lequel les humains devront s’élever à un nouveau niveau de vision. Cette ascension «sera semblable à l’ascension vers la prochaine étape anthropologique. Personne sur Terre n’a d’autre voie que celle de l’ascension».
De son côté, Jonah Goldberg soutient que l’Amérique et d’autres démocraties sont en danger parce qu’elles ont perdu la volonté de défendre les valeurs et les institutions qui soutiennent la liberté et la prospérité. Dans la conclusion de son livre, il affirme que l’idée de Dieu a rétréci dans la société et dans nos cœurs et que cela a eu un impact considérable sur la société.
Une telle évolution négative, explique Goldberg, crée une ouverture à toutes sortes d’idées ; ce qui concorde avec la célèbre citation attribuée à Gilbert Keith Chesterton : «Lorsque les hommes choisissent de ne pas croire en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, ils deviennent alors capables de croire en n’importe quoi.»
Même Francis Fukuyama semble avoir quelque peu gagné en lucidité au cours des années qui ont suivi la parution de son article original. Dans une interview en 2021, l’historienne politique norvégienne Mathilde C. Fasting l’a interrogé sur le déclin du nombre de démocraties dans le monde, ainsi que sur la dégradation des structures démocratiques au sein des démocraties établies, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. A sa question de savoir si «nous assistons à des ‘contre-vagues temporaires’, pour citer Samuel Huntington, ou plutôt à des renversements fondamentaux qui démentent l’optimisme d’avant le millénaire», Fukuyama s’est contenté de dire : «Je ne pense pas que vous puissiez répondre à cette question à ce stade.»
Le sénateur Bernie Sanders a néanmoins partiellement répondu à cette question récemment, tout au moins en ce qui concerne ses volets politique et économique en fournissant des détails et des statistiques ahurissants. Les Etats-Unis, a-t-il déclaré, se transforment rapidement en deux Amériques : l’une composée de moins d’un millier de milliardaires qui disposent d’une richesse et d’un pouvoir sans précédent, et l’autre, où vit la grande majorité, composée de «dizaines de millions de familles qui ont du mal à mettre de la nourriture sur la table, à payer leurs factures et à craindre que leurs enfants aient un niveau de vie inférieur au leur».
Dans ce pays singulièrement inégalitaire, les trois hommes les plus fortunés (Elon Musk, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg, dont les avoirs combinés s’élèvent à 955 milliards de dollars) possèdent plus de richesse que la moitié la plus pauvre du pays, soit plus de 165 millions de personnes !
En y ajoutant la richesse des autres milliardaires américains, les 1% les plus riches possèdent désormais plus de richesse que les 90% les plus pauvres ; et l’écart entre les très riches et le reste de la population se creuse, puisqu’ils s’approprient près d’un quart des revenus du pays chaque année – une inégalité que, selon les mots du lauréat du prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, même les riches finiront par regretter, car «il y a une chose que l’argent ne semble pas avoir achetée : la compréhension que leur sort est lié à la façon dont vivent les 99% restants». Tout au long de l’histoire, nous le rappelle-t-il, «c’est quelque chose que les 1% les plus riches finissent par apprendre. Trop tard».
De surcroît, jamais auparavant dans l’histoire américaine si peu de conglomérats médiatiques – tous détenus par la classe des milliardaires – n’ont eu autant d’influence sur le public : on estime que six énormes sociétés de médias possèdent désormais 90% de ce que le peuple américain voit, entend et lit. Cette poignée de sociétés «détermine ce qui est ‘important’ et ce dont nous discutons, et ce qui est ‘sans importance’ et ce que nous ignorons». Les ultra-riches, explique Sanders, achètent également le gouvernement et sapent la démocratie américaine.
Au cours du cycle électoral de 2024, souligne-t-il, «à eux-seuls, 150 milliardaires ont dépensé près de 2 milliards de dollars pour acheter des politiciens qui soutiennent leur programme et pour battre des candidats qui s’opposent à leurs intérêts particuliers». Ces milliardaires – qui ne représentent que 0,0005% de la population américaine – ont ainsi représenté 18% du total des dépenses de campagne. (à suivre) A. N.