Le Dictionnaire de la Guerre d’Algérie, publié récemment aux éditions Bouquins (Paris), est un formidable outil au service des chercheurs et de tous ceux qui veulent comprendre les enjeux de la colonisation et de la lutte de Libération nationale algérienne. Il aborde de manière synthétique tous les aspects d’une guerre qui continue d’alimenter le champ éditorial et universitaire dans le monde et particulièrement en France. Un travail savant dans lequel plusieurs intervenants ont rédigé de courtes fiches claires et didactiques sur leurs thèmes de prédilection. Sylvie Thénault, Ouanassa Siari Tengour et Tramor Quemeneur ont encadré ce travail de longue haleine. Ils répondent en commun à nos questions pour mieux comprendre leurs objectifs.
- Dans le champ universitaire et éditorial relativement fourni sur la guerre d'Algérie, pourquoi ce dictionnaire ?
Un dictionnaire est un outil de travail destiné à faciliter la connaissance de cette histoire et les recherches à l’avenir. Les notices offrent un aperçu sur des personnalités, des événements (attentats, grèves, manifestations…), des organisations politiques, des institutions, des négociations, des accords, des relations extérieures, des aspects mémoriels, etc. Elles sont suivies d’une courte bibliographie qui offre des développements plus amples. Bien entendu, bien des sujets n’ont pas été abordés. Nous en sommes conscients. Il faut bien prendre en compte les conditions de réalisation d’une telle entreprise, qui a duré plusieurs années : non seulement l’exhaustivité est impossible, mais des notices prévues n’ont finalement pas été rendues par leurs auteurs pressentis.
Nous avons néanmoins tenu compte, au mieux, des recherches menées et cela dans le monde entier. Les auteurs des notices sont francophones pour des raisons de faisabilité, mais il faut voir les références sur lesquelles ils s’appuient : ce sont bien les recherches internationales. Car nous sommes bien convaincus que les historiographies s’enrichissent les unes des autres. La critique – si propre au métier d’historien – est évidemment légitime, mais encore faut-il qu’elle soit fondée, qu’elle ne découle pas d’une interprétation biaisée de l’introduction et qu’elle prenne en compte les conditions concrètes d’écriture d’un tel volume, de ses contraintes.
A notre connaissance, il n’existe pas d’équivalent, et en cela, ce dictionnaire a un rôle à jouer. Il y a en effet une nombreuse production éditoriale alimentée par la recherche d’ici et d’ailleurs. Cela donne lieu à des livres riches, fournis, répondant à des exigences académiques. Ils sont indispensables, notamment pour l’enseignement de l’histoire à l’université et dans les centres de recherche, sans parler du grand public. Leur lecture n’est cependant pas accessible à toutes et tous. Il faut une certaine culture historique avant de pouvoir se plonger dans de tels ouvrages, ainsi qu’une habitude de lecture de la production scientifique. Il y a aussi des ouvrages de synthèse. Mais là aussi, il faut une lecture longue et totale, il faut les lire en entier pour avoir une vision de la guerre, et ce n’est pas facile de trouver dans ces ouvrages des informations ciblées. C’est ce qui légitime l’existence du dictionnaire.
- Votre travail entre-t-il dans la démarche mémorielle franco-algérienne, présidée en France par Benjamin Stora ?
Non bien sûr. Dès 2016, la proposition de rédiger un dictionnaire a été faite par les éditions Bouquins à Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS, en raison de ses travaux, depuis plusieurs décennies maintenant, sur cette histoire tant sur la période coloniale que sur la période de la guerre. Ouanassa Siari Tengour et Tramor Quemeneur ont été associés à sa réalisation, sur son invitation. Nos thématiques respectives et nos préoccupations nous rapprochaient et nous permettaient de tenter de couvrir au mieux cette histoire sous toutes ses facettes.
Le projet remonte exactement à l’année 2016, il est par conséquent antérieur même à l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République française et donc au rapport que Benjamin Stora lui a remis en janvier 2021. Tramor Quemeneur a participé à la réalisation des préconisations du «Rapport Stora» et fait partie de la commission mixte d’historiens. Rien de tout cela n’était évidemment prévu en 2016.
- A quel type de public s'adresse-t-il ?
Le public visé est très varié. Nous pensions à l’origine au grand public, mais nous nous apercevons maintenant que des chercheurs historiens, spécialistes d’autres périodes de l’histoire ou d’autres domaines, trouvent l’ouvrage utile pour se documenter. La réception de ce livre par des collègues témoigne de l’hyperspécialisation qui régit le champ de la recherche, aussi bien en France qu’en Algérie et ailleurs. Cela donne tout son sens à cet ouvrage. Les entrées vont de la lettre A, la première entrée étant Abane Ramdane, à Z, la dernière étant Oudaï Zoulikha. En tout, ce sont 707 entrées. C’est l’ordre alphabétique qui prévaut. C’est l’organisation la plus simple et la plus efficace. Les exemples différents que nous avions n’étaient pas du tout probants.
- Comment travaille-t-on à trois sur ce type de production éditoriale ? Comment avez-vous choisi les collaborateurs auxquels vous avez fait appel ?
C’est compliqué. Il nous a fallu de nombreuses réunions pour dresser une liste de notices et mettre en commun nos connaissances de collègues susceptibles d’en rédiger. Le choix des collaborateurs est un choix contraint. Nous voulions éviter d’avoir une équipe trop nombreuse, car le travail à effectuer est avant tout un travail de rédaction. Mais au vu des centaines d’entrées, l’équipe des contributeurs et contributrices a progressé et il était difficile de la restreindre. D’où, un chassé-croisé d’échanges constants, ralenti durant la période de l’épidémie Covid.
Les collaborateurs pouvaient donc écrire sur leurs propres travaux ou bien à partir de travaux faits par d’autres – d’où le fait, une fois encore, que les recherches du monde entier sont bien prises en compte. Nos critères étaient donc ceux-là : une équipe relativement resserrée et des rédacteurs acceptant de jouer le jeu d’une vulgarisation exigeante. Nous avons eu des défections d’auteurs contactés (et cela donc bien avant le rapport Stora) et il a fallu procéder à une nouvelle redistribution. Mais nous avons aussi sollicité des auteurs de façon imprévue, en raison de la nouveauté de leur recherche.
- Quels sont justement les thèmes les plus novateurs abordés ?
Nous avons essayé de rendre compte des nouveautés dans la recherche, même si pour nous, elles sont connues, à l’exemple des Camps de regroupement auxquels Fabien Sacriste a consacré une thèse volumineuse publiée en 2022, au Logement social en Algérie coloniale sur lequel Thierry Guillopé soutiendra prochainement sa thèse ou encore aux Enfants algériens dans la guerre étudiés par Lydia Hadj-Ahmed. Nous pouvons peut-être dire que les aspects politiques et militaires sont les moins novateurs tandis que l’historiographie aujourd’hui se fraie un chemin vers une histoire sociale de la guerre, s’intéressant aux hommes et aux femmes qui l’ont vécue, aux structures sociales et économiques, etc.
Ainsi, des thèmes comme celui des réfugiés en Tunisie et au Maroc, des rafles qui ont affecté la population algérienne civile, aussi bien en ville qu’à la campagne, le viol des femmes, les grèves, les manifestations, les disparus, pour ne citer que quelques-uns, ouvrent des pistes de recherche fort prometteuses. Il en est de même avec des notices concernant l’environnement ou encore les animaux dans la guerre, sans compter celles qui concernent les mémoires, les post-mémoires et la manière dont les créations artistiques prennent en compte cette guerre.
Il y a aussi une fécondation de l’histoire de la guerre par l’histoire coloniale à l’échelle mondiale. Nous pensons que les notices remettant la guerre dans le contexte du temps long de la colonisation apportent bien du neuf. Si l’on perd de vue la situation coloniale et les rapports de domination qu’elle a imposés avec son cortège de violences et d’injustices, on ne peut comprendre le sens de la guerre d’indépendance des Algériens.
- Sur tous les sujets, quel est celui dont vous êtes le plus fier de le voir figurer dans le livre ?
C’est certainement marginal, mais de notre point de vue, une notice comme celle sur Les ratonnades (S. Thénault) est importante comme exemple du racisme colonial. Elle incite à reprendre l’histoire de cette guerre d’indépendance en l’interrogeant comme tous les autres conflits. Les notices sur Les funérailles des Algériens, Les rafles, Les réfugiés (O. Siari Tengour), celles que T. Quemeneur a rédigées sur les anticolonialistes français rappellent combien cette histoire a transcendé les frontières des nations, combien elle a déchiré les deux sociétés. Ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres qui ouvrent de nouveaux horizons, mais aussi font ressortir les spécificités de cette guerre par rapport aux autres, la comparaison est indispensable.
- Comme tout dictionnaire, celui-ci a-t-il vocation à être enrichi lors de rééditions à venir ?
Bien sûr, et nous pouvons compter de ce point de vue sur les avantages du numérique. Personne n’est infaillible ! Des corrections seront certainement apportées et de nouvelles notices pourront être ajoutées au fur et à mesure de l’avancement des travaux.
(*) Sylvie Thénault est directrice de recherche CNRS, France ; Ouanassa Siari Tengour est historienne université Constantine 1 et chercheur CRASC ; Tramor Quemeneur est chargé de cours aux universités de Paris 8 et de Cergy, secrétaire général de la commission mixte d’historiens.