Règlement de la crise libyenne : Les faits et gestes de Haftar scrutés par Washington

27/01/2024 mis à jour: 04:39
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Khalifa Haftar ici á l’aéroport de Moscou avec le vice-ministre russe de la Défense, Iounus-Bek Ievkourov

Washington semble mettre le paquet ces derniers temps en Libye pour essayer d’aider les belligérants locaux à trouver une voie vers les élections générales, recherchées depuis 2015 après la guerre née de l’échec de l’islam politique à garder le pouvoir par les urnes, suite aux élections de juin 2014. 

Les Etats-Unis reviennent pour la 4e fois, en une année, avec l’envoyé spécial américain en Libye, Richard Norland, accompagné cette fois par le sous-secrétaire d’Etat adjoint, Joshua Harris, et le chargé d’affaires américain en Libye, Jeremy Berndt. 

La délégation américaine a déjà rencontré tous les intervenants, qu’elle juge importants pour le règlement de la crise libyenne, pour discuter du plan proposé par l’envoyé de l’ONU, Abdoulaye Bathily, et envisager des alternatives, en cas d’échec de ce plan. 

Les Américains savent que les représentants de l’Est libyen, le chef de l’autoproclamé Armée nationale libyenne, Khalifa Haftar, et le président du Parlement, Salah Aguila, ainsi que la coalition des députés de l’importante ville de Misrata, exigent des modifications du plan Bathily, notamment la nécessité de désigner un gouvernement unifié de technocrates pour veiller à la tenue des élections. 

Le départ du gouvernement Debaiba a été inséré dans l’accord 6+6 entre les deux chambres à Bouznika  en Mai 2023, alors que Bathily a omis ce «détail» et intégré au contraire le gouvernement d’Union nationale de Abdelhamid Debaiba dans les négociations.
 

La délégation américaine semble avoir envisagé une alternative au plan Bathily. Une alternative qui passerait par le président du Haut conseil d’Etat, Mohamed Takala. Ce dernier étant l’une des pierres angulaires de toute solution, le Haut conseil d’Etat étant l’une des chambres parlementaires sans laquelle rien ne peut se faire.

 Les Américains sont aussi conscients qu’aucune solution n’est possible sans l’accord de l’Est libyen et de la ville de Misrata. L’Est libyen «couve» la majorité des installations pétrolières du pays et les autorités de l’Est sont parvenues à un degré de stabilité leur permettant de garantir une production régulière de pétrole, alors que la ville de Misrata est la capitale économique et financière de la Libye. 

L’homme fort de l’Est libyen Khalifa Haftar y est désormais influent. 

Par ailleurs, le coordinateur du Rassemblement des députés de Misrata, Aboulkacem Gzit, a exprimé son attachement aux accords passés, notamment celui de Bouznika portant sur la formation d’un mini-gouvernement de technocrates pour chapeauter les élections, et ce, dans une déclaration le 24 janvier au média libyen Bawabet Al Wassat. La majorité des députés de Misrata veulent se débarrasser du gouvernement Dbeiba, issu lui-même de la même ville. «En prenant leurs distances par rapport à Dbeiba, les députés de Misrata veulent amoindrir les torts de ce gouvernement sur leur avenir politique, lors du prochain scrutin», explique le politologue Ezzeddine Aguil. 
 

Enjeux régionaux et internationaux  

La prudence avec laquelle l’Occident, notamment les Etats-Unis, l’Italie et la France, traite le dossier libyen, s’explique aussi par le rapprochement avéré entre les Russes et le camp de Haftar. Lors de leur rencontre en septembre dernier à Moscou, Poutine a promis au vieux Maréchal autoproclamé de rénover les anciennes bases militaires de Gueddafi, former son armée aux nouvelles technologies militaires et la doter d’armement anti-aérien, dont la faiblesse avait fait la différence lors de la bataille de Tripoli en 2019-2020. 

Les militaires turcs, appuyant les forces de Tripoli, étaient alors dotés de drones très puissants ayant poussé Wagner et les troupes de Haftar à reculer. Depuis, et exploitant le cessez-le-feu de septembre 2020, Wagner a construit un verrou stratégique pour contrôler l’espace aérien de l’Est libyen et le croissant pétrolier. Wagner a également installé une sorte d’unité de génie militaire intégrée pour renforcer la ligne coupant la Libye en deux, depuis Syrte au bord de la Méditerranée et passant par Houn, vers Sebha, capitale d’El Fezzan au Sud. 

Moscou considère que la Libye est de fait divisée grâce aux manœuvres de Wagner en 2020/21, après le retrait des alentours de Tripoli et qu’il s’agit juste de renforcer ces fortifications. Et en contrepartie de ce plan de mise à niveau de l’armée de Haftar, Poutine a demandé des facilités pour la flotte russe en Méditerranée, soit à Benghazi ou à Toubrouk. L’armée russe disposerait alors de relais stratégiques vers ses alliés africains, une route pour approvisionner l’Afrique centrale, le Mali, le Niger et le Burkina. 

Par ailleurs, les informations indiquant le soutien russe aux troupes de Hamdan Daglo au Soudan s’expliquent par la volonté des stratèges de Moscou de disposer d’un arc pro-Moscou, commençant en Afrique centrale, passant par le Soudan, siégeant en Libye et s’étendant au Niger, Mali et Burkina. Cette perspective suscite la nervosité de Washington surtout que Paris a perdu pied ces dernières années au Sahel. 

Khalifa Haftar n’a certes pas encore donné une réponse définitive mais le bras droit du vieux maréchal autoproclamé, Faraj Gaïm, ses enfants, Saddam et Khaled Haftar, son gendre Ayoub El Ferjani et plusieurs jeunes loups sont tentés par le marché et n’aspirent qu’à rompre les ponts avec Tripoli. 

Le camp Haftar détient aussi d’autres cartes. Il contrôle les frontières du sud de la Libye, notamment avec le Tchad et le Niger et celles du Sud-Est, avec le Soudan, soit la route de l’immigration irrégulière. C’est pourquoi il fait l’objet de toutes les attentions, surtout après le rejet par le Niger, fin novembre dernier, de l’accord anti-passeurs, ce qui a déjà entraîné plus de pression migratoire à travers la ville nigérienne d’Agadez, carrefour de la migration depuis l’Afrique subsaharienne vers la Libye et l’Algérie.  

C’est également ce camp qui a bloqué, jusque-là, avec l’Armée nationale populaire algérienne, plus à l’Ouest, la jonction entre les fondamentalistes de Boko Haram et ceux de l’Afrique du Nord. 

Par ailleurs, il est utile de souligner que, suite à un acquiescement tacite du général Oussama Jouili, le chef militaire de Zentan sur les Mont Nefoussa au Nord-Ouest et près des frontières avec l’Algérie, ce sont les troupes de ce dernier qui contrôlent théoriquement ces frontalières, suite au refus algérien de la présence du camp de Haftar sur le versant libyen, en raison de la forte influence émiratie qu’il subit. 

L’animosité émiratie envers l’Algérie n’est plus à montrer. Du coup, et avec la quasi-absence des Libyens sur leur versant, c’est l’armée algérienne qui assure pleinement le contrôle de ces frontières, longues de 983 kilomètres. L’étendue des frontières libyennes avec des pays instables, 383 kilomètres avec le Soudan, 1055 avec le Tchad et 354 avec le Niger, impose de la prudence aux Occidentaux dans la gestion du dossier de Haftar, pour éviter la recrudescence des incursions de migrants et de terroristes, en plus du fait que c’est Haftar qui domine près de 80 % des gisements et des exportations du pétrole en Libye. 
 

Le jeu trouble des Émirats

Depuis 2014 et le début de l’opération «Karama» (dignité), lancée par Khalifa Haftar, toute la scène internationale sait que ce vieux général libyen est soutenu par Le Caire et les Emirats arabes unies (EAU) pour lutter contre la montée des terroristes. Ces deux pays s’unissent avec Haftar dans le désir de contenir l’avancée des islamistes. 

C’est donc l’argent émirati et le savoir-faire militaire égyptien avec du matériel américain qui ont fait de Haftar ce qu’il est aujourd’hui. Le contexte était alors favorable à Khalifa Haftar puisqu’il y avait, à la même période, une campagne internationale contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak. Cette lutte a été étendue à la Libye en 2016 avec la libération de Syrte des mains de l’Etat islamique. Et le maréchal autoproclamé Haftar a finalisé le «nettoyage»  de la Cyrénaïque  avec la libération de Derna en 2018. 

C’est au cours de cette bataille que les éléments Wagner ont fait leurs premières apparitions en Libye, en soutien aux forces de Haftar. C’était aussi le premier tournant du jeu émirati en Libye, scellant ainsi le renforcement de ses liens avec Moscou. Le déploiement de Wagner en Libye s’était fait dans le cadre de la «Guerre contre le terrorisme au Sahel et en Afrique du Nord». En soutenant Haftar, Wagner a offert à ce dernier la possibilité de conquérir l’ensemble de la Libye et de renverser le gouvernement de Tripoli, proche des frères musulmans. 

Un rapport de l’Agence américaine du renseignement sur la défense (DIA) rendu public en 2020 a suspecté les EAU de fournir du financement aux opérations du groupe paramilitaire russe. Aujourd’hui, il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’Abou Dhabi finance les Wagner en Libye.  Plus encore, d’autres rapports ont confirmé qu’un système de lance-missiles sol-air Pantsir, acheté par les Emirats à la Russie, est ensuite envoyé en Libye pour soutenir Haftar et son armée, dérogeant ainsi ouvertement à l’embargo sur les armes vers ce pays. 

Les médias parlent également de l’exploitation par les Emiratis et Wagner de la base militaire d’El Khadem, 100 kilomètres au sud de Benghazi. Abou Dhabi déstabilise également d’autres pays du Sahel. C’est en partie pour ces raisons que Washington a  visiblement décidé de réinvestir le terrain autant en Afrique qu’en Libye. 
 

Tunis
De notre correspondant  Mourad Sellami
 

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