Les défis de la recomposition géostratégique et économique mondiale et du partage de la gouvernance internationale

23/08/2023 mis à jour: 04:04
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Les tensions entre les Etats-Unis et la Chine, la guerre en Ukraine et l’affirmation croissante d’un certain nombre de puissances moyennes sont en train de façonner un nouveau monde et de conduire à terme à un partage éventuel de la gouvernance mondiale. Notons dans ce contexte : (1) une reconfiguration des relations diplomatiques, y compris par le biais de pressions croissantes sur les puissances moyennes pour un alignement sur un des blocs géopolitiques.

Toutefois, certains Etats (les swing states) cherchent à entretenir des relations avec plusieurs puissances mondiales et à optimiser leur influence diplomatique ; (2) un certain désengagement relatif des économies des Etats-Unis et de l’UE par rapport à la Chine, et vice-versa ; (3) un processus général de réduction de la dépendance économique vis-à-vis d’autres pays, surtout quand cela implique des rivaux stratégiques, des secteurs jugés critiques ou la sécurité nationale.

Ce processus va s’accentuer au vu du contexte actuel marqué par l’affaiblissement du multilatéralisme, le ralentissement de la mondialisation, la baisse des échanges commerciaux internationaux, la montée de la fragmentation géoéconomique (politiques industrielles des pays destinés à reprendre le contrôle de leur économie) et une certaine remise en cause du rôle et de l’influence des institutions multilatérales dont la gouvernance est aux mains du monde occidental.

A court et moyen termes, est-ce que : (1) le nouveau monde va émerger sans fragiliser davantage la paix et la sécurité mondiales et endommager structurellement l’économie mondiale ; et (2) nous allons voir émerger un partage de la gouvernance mondiale ? Discutons de tous les défis soulevés ci-dessus.  

Point 1 :  La mondialisation a favorisé une dépendance excessive qui est désormais perçue comme un vecteur de risque géostratégique et économique, ouvrant la voie à des politiques de repli et à un monde divisé. L’interdépendance avait été développée par les pays avancés pour faire évoluer les nations les plus puissantes du monde dans un cadre commun de règles internationales régissant le commerce, la politique économique et le règlement juridique et diplomatique des différends afin de garantir la paix mondiale et la prospérité. Cela avait permis à la Chine de devenir la seconde superpuissance.

Trois chocs extérieurs violents (la grande crise financière de 2008, la pandémie de 2020 et la guerre en Ukraine depuis février 2022) ont fait prendre conscience des coûts élevés de la mondialisation (délocalisations, pertes d’emploi, montée des nationalismes, etc.).

De vecteur de stabilisation des relations économiques, commerciaux et financiers internationaux, la mondialisation est désormais perçue comme un vecteur de vulnérabilité potentielle.

Le rejet de l’interdépendance mondiale est symbolisé ainsi par : (1) l’accroissement des restrictions commerciales et la baisse des flux d’investissements directs étrangers (IDE) pour des raisons de sécurité nationale et de protection des chaînes d’approvisionnement des risques géopolitiques ; (2) la concentration des flux d’IDE entre les pays géopolitiquement alignés (2,5 fois plus élevés que prévu), en particulier dans les secteurs stratégiques ; et (3) l’extension de la fragmentation au système financier (certains pays réduisent leurs avoirs en actifs en dollars américains). Parallèlement, un processus de reconfiguration des liens commerciaux et économiques entre les pôles de croissance américain et européen d’un côté et la Chine de l’autre côté est en cours.

Point 2 : Le contexte géostratégique est marqué par des tensions élevées, des divisions et une forte incertitude. Notons en particulier : (1) une exacerbation de la concurrence géostratégique entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie, porteuse de conflits potentiels.

Ces deux dernières puissances perçoivent cette concurrence sous un angle existentiel, ce qui implique qu’elles ne céderont pas facilement à la pression économique occidentale et n’hésiteront pas à se préparer aux scénarios les plus extrêmes.

Pour ce qui est de la Russie, nonobstant les fortes sanctions internationales qui l’affaiblissent, elle dispose toujours de ressources et de liens importants, dont un grand arsenal nucléaire, des réserves d’énergie importantes et des liens économiques avec des pays non occidentaux.

La Russie va poursuivre son intervention en Ukraine ((intensification de la guerre), au niveau de l’OTAN (militaire, manipulation des élections, cyberattaques) et surtout en Afrique (l’expansion militaire et économique de la compagnie paramilitaire Wagner). Pour ce qui est de la Chine, seconde superpuissance, elle continuera de s’affirmer sur la scène internationale et de rechercher une plus grande indépendance vis-à-vis de l’Occident.

De ce fait, cela pourrait avoir des ramifications sur le plan sécuritaire qui ce soit à Taiwan, dans les mers de Chine et au niveau de la frontière contestée avec l’Inde ; et (2) un rapprochement stratégique en Asie entre le Japon, la Corée du Sud et les Etats-Unis pour faire front à l’affirmation de la Chine, la nucléarisation de la Corée du Nord et la guerre en Ukraine.

Un sommet entre ces trois pays est prévu pour le 23 août avec comme ordre du jour l’approfondissement des liens de défense, la technologie et les chaînes d’approvisionnement pour l’énergie et les semi-conducteurs.

Point 3 : Un réajustement des relations internationales économiques et géostratégiques entre concurrents est en cours et il est porteur de défis importants. (1) Le réajustement économique s’opère désormais par le biais d’une stratégie de gestion des risques. Le découplage étant abandonné en raison de son manque de réalisme, il a été remplacé par un autre concept (derisking ou réduction des risques), mis en œuvre depuis quelques mois.

Ce nouveau concept s’articule autour de deux axes : (1) ce que l’Occident obtient de la Chine ; et (2) ce que la Chine obtient de l’Occident. Pour ce qui est de ce dernier, citons comme priorité les technologies de pointe avec des utilisations militaires potentielles. Ainsi, les restrictions sur les exportations de semi-conducteurs de la part des Etats-Unis entrent dans cette catégorie.

Simultanément, les pays avancés tentent également de se libérer de ce qu’ils considèrent comme des dépendances dangereuses vis-à-vis de la Chine, à savoir les achats de terres rares et de minéraux entrant dans la fabrication des batteries pour véhicules électriques ainsi que des biens appuyant la transition verte.

In fine, c’est une stratégie nouvelle alliant réalisme économique et gestion de risques majeurs pour chacune des parties en présence ; (2) La réduction des liens économiques et financiers entre la Chine et les Etats-Unis et l’Union européenne prendra beaucoup de temps ; et (3) La réduction de la dépendance va générer une montée des confrontations entre pays concurrents dans le contexte d’une indépendance économique des blocs.

Un nouveau monde multipolaire favorisant une plus grande indépendance économique affaiblirait la capacité des Occidentaux à imposer des sanctions et inciterait la Chine et la Russie à approfondir leur partenariat, surtout si elles sont en mesure de renforcer leurs liens avec les pays non alignés du monde en développement.

Les pays occidentaux doivent donc être donc conscients des risques que pourrait déclencher un ajustement de leurs relations économiques avec leurs principaux concurrents. 
Dans cette vaste restructuration économique qui se dessine, mentionnons le rôle important de l’Amérique latine comme futur fournisseur de produits de base.

Trois raisons : (1) la transition verte augmente la demande de métaux et de minéraux dont l’Amérique latine dispose en grande quantité, ainsi que l’énergie renouvelable pour les transformer ; cette demande devrait être plus durable car la transition énergétique est globale et nécessite des investissements sur des décennies ; (2) la région fournit déjà plus d’un tiers du cuivre mondial, utilisé dans le câblage et les éoliennes et la moitié du métal argent, un composant des panneaux solaires.

De plus, elle produit suffisamment de céréales, d’animaux, de café et de sucre pour aider à nourrir une population mondiale croissante ; et (3) la région est relativement neutre par rapport aux tensions géopolitiques entre les États-Unis et la Chine ce qui lui permettra de recevoir de nouveaux investissements directs étrangers.

Point 4 : Une nouvelle gouvernance mondiale prendra du temps. La gouvernance mondiale actuelle (depuis la seconde guerre mondiale) ne fait pas l’unanimité et ne reflète pas la réalité géostratégique et économique de nos jours. Une nouvelle gouvernance est souhaitée et indispensable mais elle ne se mettra pas en place d’elle-même ni de sitôt.

Par ailleurs, elle sera le résultat d’un consensus entre les anciens et nouveaux gouvernants qui auront la volonté de mettre en œuvre des solutions mondiales pour affronter de futures pandémies et le changement climatique. 

Prenons trois dossiers pour illustrer les défis d’une nouvelle gouvernance :
Les BRICs : L’accroissement du nombre de membres et l’évolution éventuelle vers un forum diplomatique et financier ne challengeront pas la gouvernance économique mondiale actuelle du G7 sur le court terme.

D’un groupe de 4 pays émergents en 2001 (Brésil, Russie, Inde et Chine) rejoints par l’Afrique du Sud en 2011, les BRICs ont évolué en une plateforme de coopération intergouvernementale sur les plans financier et économique ainsi qu’en challenger (sans succès) de la gouvernance mondiale dominée par les pays occidentaux. De tous les pays du groupe, seule la Chine a pu se hisser au rang de super-puissance économique et rival des Etats-Unis. Tous les autres pays ont peu évolué ces dernières années.

Du fait de la recomposition géostratégique en cours, il y a un intérêt croissant de la part de plusieurs pays émergents et de l’Algérie pour rejoindre les BRICS afin de le positionner en un bloc alternatif au G7 et G20 sur les plans diplomatique, financier et géostratégique. Reste à définir les critères d’accès pour accueillir de nouveaux membres et identifier ces derniers, des questions qui seront discutées au sommet des BRICs en août 2023 en Afrique du Sud.

Pour conclure, rappelons-nous la déclaration concrète et réaliste de la part du directeur financier de la Nouvelle Banque de développement des BRICs, qui a précisé que ces derniers doivent renforcer les échanges entre eux en devises locales (excluant la Chine, les échanges entre les pays du groupe des BRICs est négligeable) et ne sont pas prêts à défier la domination mondiale du dollar.

La recomposition des chaînes de valeur  : il n’est pas réaliste d’envisager de détricoter la mondialisation, car les conséquences seront énormes. Citons, inter alia, le risque de diminuer la résilience des pays à d’autres chocs (comme les pandémies), le ralentissement de la croissance et de l’innovation, un découplage extrême entre les Etats-Unis et la Chine qui serait dangereux pour tout le monde et la montée de la pauvreté dans les petits pays à faible revenu dépendant des exportations.

Une nouvelle architecture économique mondiale devrait être assise sur un système multilatéral équitable et inclusif, renforcé par des valeurs internationales et une alliance entre les organisations internationales, nationales et avec la participation active des communautés locales et des sociétés civiles pour assurer une synergie externe et interne.

La restructuration des échanges commerciaux mondiaux : Un démantèlement du système mondial actuel des échanges extérieurs est irréaliste et aurait des conséquences incalculables.

De ce fait, l’intégration commerciale va continuer vu son importance pour relancer la croissance mondiale à condition de : (1) la réaménager pour la rendre inclusive et partager ainsi plus largement les gains du commerce ; (2) renforcer sa robustesse pour se prémunir contre les vulnérabilités mises à nu par la pandémie et le récent conflit en Ukraine ; (3) intégrer des domaines traditionnels tels que l’agriculture ; (4) réformer les activités de production des services, dont le commerce numérique ; (5) s’appuyer sur des accords bilatéraux, régionaux et mondiaux ; (6) renforcer l’OMC et un système de règles commerciales renforçant la concurrence et la confiance du public ; et (7) réorganiser les chaînes de valeur afin de renforcer leur et efficience, y compris la diversification des sources d’approvisionnement, la constitution d’inventaires (produits semi-finis et finis), une intégration verticale des activités et le transfert de productions de la Chine vers le reste de l’Asie, la zone euro et les Etats-Unis.

La restructuration de l’environnement monétaire ou le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve internationale.Trois raisons au statu quo : (1) la profondeur du marché financier des Etats-Unis ($18,000 milliards soit 21% du PIB mondial) et la qualité des bons du Trésor perçus comme le premier actif de réserve au monde ; (2) la part du dollar dans les réserves de change mondiales qui se situe à 59,5% en 2022 (euro : 19,75% ; yen : 5,2% ; livre sterling : 4,8’% et renminbi : 2,8%) ; et (3) les monnaies sur le rang ne sont pas encore prêtes au vu de leur poids relatif et surtout en raison du fait que : (i) l’euro souffre de l’absence d’un Trésor commun et d’un marché obligataire européen unifié, ce qui limite son attractivité en tant que monnaie de réserve ; (ii) le renminbi présente l’inconvénient de contrôles stricts par la Chine sur les flux d’argent au niveau de son économie.

De plus, le renminbi numérique chinois occupe une place négligeable et n’est pas prêt pour une utilisation internationale à grande échelle ; (iii) la monnaie de compte du FMI (droits de tirage spéciaux : DTS) est stable mais ne fonctionne pas comme une monnaie réelle, n’est pas acceptée dans les transactions privées et il n’existe pas un marché de la dette libellée en DTS ; et (iv) les monnaies numériques banques centrales ou cryptomonnaies publiques ne sont pas encore opérationnelles vu un certain nombre de défis contraignant leur matérialisation (traçabilité des transactions, sécurité, limites de transaction, intérêts gagnés, rôle des dépôts en espèces et des dépôts bancaires commerciaux dans les paiements matière, etc.).

Le cas de l’Algérie : Acquérir un poids international et politique en se donnant un poids économique et une aptitude à entretenir des relations avec plusieurs puissances mondiales pour optimiser l’influence diplomatique du pays. Au départ, une vision 2050 qui hisserait l’Algérie au rang de pays émergent et qui aurait pour base : (1) une économie de marché adéquatement régulée pour faciliter la compétitive extérieure et contrer les pratiques anti-concurrentielles internes; (2) l’esprit d’initiative et d’innovation d’un nouvel entrepreunariat privé qui devra compter sur son travail et sa créativité et assurer sa contribution à la société à travers une fiscalité équitable , ce qui permettrait éventuellement de limiter le secteur informel ; (3) un Etat jouant un double rôle de développeur dans certains secteurs clés en cohérence avec la politique industrielle du pays et de régulateur (par le biais de politiques macroéconomiques appropriées et accompagnement sectoriel) ; (4) un recours à l’épargne étrangère (investissements directs étrangers - IDE- et investissements en portefeuille) en tant que vecteur de modernisation, d’ajustement à la concurrence internationale et de financement de l’économie ; et (4) une répartition équitable du revenu national pour favoriser une forte classe moyenne à travers des leviers sociaux élargis (inclusion).

Conformément à cette dernière, il serait souhaitable que le pays se dote d’une stratégie à long terme à trois niveaux qui viserait consécutivement à mettre en place des réformes cohérentes et bien séquencées destinées à : (1) assainir les bases de l’économie nationale ; (2) créer une base productive multisectorielle, inclusive et compétitive ; et (3) mettre en œuvre des politiquess sectorielles favorisant le développement de nouvelles sources d’énergie non polluantes afin d’épouser le processus de décarbonisation mondial et des activités à haute valeur ajoutée. 

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