La mécanique obscure des salaires en Algérie : Quand « El Khobza » suffit à peine à survivre

04/05/2022 mis à jour: 03:20
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Le pouvoir d’achat des Algériens s’est considérablement errodé ces derniers mois

On en fait le constat tous les jours en faisant son marché : nos salaires sont de plus en plus dérisoires. Face à une spirale inflationniste que rien ne semble en mesure d’arrêter, le pouvoir d’achat des Algériens baisse de façon inexorable. Les retraites sont insignifiantes. 

Quasiment toutes les catégories socioprofessionnelles, tous secteurs juridiques et secteurs d’activité confondus, vous diront la même chose. Tout le monde peine à joindre les deux bouts. Si bien que le mécontentement des travailleurs salariés prend de l’ampleur. 

On l’a vu encore dernièrement avec la grève des 26 et 27 avril qui a mobilisé pas moins de 29 formations syndicales regroupées derrière la CSA, la Confédération des syndicats autonomes. 

Une contestation d’envergure pour signifier le rejet des dernières mesures du gouvernement en direction des travailleurs, à savoir la baisse de l’IRG d’abord, puis la révision du point indiciaire.

Boualem Amoura, secrétaire général du Satef, le Syndicat autonome des travailleurs de l’éducation et de la formation, et par ailleurs coordinateur de la CSA, estime que le problème des salaires en Algérie «c’est d’abord un problème de système de gouvernance. Ils ont choisi d’appauvrir le peuple, alors que notre pays regorge de richesses». 

Ce syndicaliste au long cours est catégorique : «Il n’y a plus de classes moyennes en Algérie, alors que ce sont elles qui font marcher l’économie», martèle-t-il. «Vous avez des gens qui s’enrichissent de plus en plus, et d’autres qui s’appauvrissent de plus en plus. On le voit quotidiennement.» 

Décriant l’érosion du pouvoir d’achat des salariés, il fulmine : «Chaque jour, l’inflation augmente. On assiste à une flambée de tous les produits de consommation. L’Etat ne joue plus son rôle de régulateur. Tous les ressorts sont cassés. Aujourd’hui, en Algérie, ou vous êtes riche, ou vous êtes pauvre. La précarité est palpable partout. D’abord, les salaires n’ont pas augmenté depuis 2012. A côté de ça, il y a cette inflation galopante. Le gouverneur de la Banque d’Algérie a déclaré, au mois de décembre, qu’elle est de 9,33%, mais en réalité, elle doit être à deux chiffres. Et ce ne sont pas ces augmentations mesquines, insignifiantes, consenties par le gouvernement, qui vont améliorer le pouvoir d’achat de l’Algérien.» 

Il faut un SNMG à 80 000 DA d’après une étude du Satef

Commentant les dernières mesures du gouvernement au profit des travailleurs et notamment les bas salaires, Boualem Amoura ne mâche pas ses mots : «La réduction de l’IRG n’a eu aucun effet. Quand vous avez des gains de 800 DA, ça n’a aucune incidence sur le pouvoir d’achat. J’ai 34 ans de service, je suis à la catégorie 16. J’ai reçu 3600 DA d’augmentation. C’est ridicule.» 

Boualem Amoura cite une étude réalisée par le Satef en décembre 2021, et qui illustre l’érosion du pouvoir d’achat des salariés. L’étude a dressé une comparaison entre les salaires et l’indice des prix à la consommation en 1995 et en 2021. 

«L’étude du Satef est arrivée à la conclusion que pour vivre dignement aujourd’hui en Algérie, il faut un salaire minimum garanti de 80 000 DA», assure le premier responsable de ce syndicat. 

«L’Algérien consomme en moyenne pour 3000 DA par jour. Parce qu’il faut compter aussi le transport, les affaires scolaires, les soins, etc. Généralement, les gens ne parlent que du pain et du lait. L’Algérien a aussi le droit de se soigner. Il a aussi droit à des vacances. Pourquoi il y a autant de violence dans notre société ? C’est parce que nos enfants n’ont pas droit à des vacances, n’ont pas de lieux de loisirs. Dans les années 1980, j’étais étudiant en Technologie, et avec ma bourse d’étudiant, je me permettais d’aller à Paris, d’aller en Hongrie. J’avais une bourse de 1600 DA et avec ces 1600 DA, j’achetais un billet d’avion et je pouvais voyager.» 

Concernant la révision du point indiciaire, Boualem Amoura insiste sur le fait que l’augmentation de 50 points indiciaires concédée aux personnels de la Fonction publique ne constitue pas une hausse substantielle : «Nous, on a demandé d’augmenter la valeur du point indiciaire qui n’a pas bougé depuis 2007. Elle est toujours à 45 DA. En comparaison avec zakat el fitr, celle-ci était de 35 DA par personne en 2007. Elle est passée à 120 DA, alors que la valeur du point indiciaire stagne toujours à 45 DA», déplore-t-il. 

La Confédération des syndicats autonomes revendique un point indiciaire à 100 DA. 

«Le salaire net moyen en 2019 s’élevait à 41 800 DA» 

Un document de l’Office national des statistiques (ONS) faisant état des «résultats de l’enquête annuelle sur les salaires auprès des entreprises», enquête réalisée en mai 2019, nous apprend que «le salaire net moyen en 2019 s’élève à 41 800 DA. Il est de 58 400 DA dans le public contre 34 100 DA dans le privé»

Ces résultats, précise l’ONS, «sont issus de l’exploitation de 705 entreprises ayant répondu et représentant toutes les activités et les secteurs juridiques suivants : 484 entreprises publiques nationales et 221 entreprises privées nationales de 20 salariés et plus»

Détaillant le niveau des salaires pratiqués en Algérie par secteur d’activité, l’ONS indique que «les salaires nets moyens mensuels sont plus élevés dans les industries extractives (production et services d’hydrocarbures, mines-carrières) et les activités financières (banques & assurances) avec respectivement 107 600 DA et 61 200 DA, soit 2, 6 et 1,5 fois plus que le salaire net moyen global». 

D’après la même source, «ceci s’explique par le fait que les entreprises faisant partie de ces secteurs emploient beaucoup de diplômés et ont plus de facilité que d’autres pour payer leur personnel (un système de rémunération spécifique). 

Par contre, les salariés exerçant dans les secteurs de la construction, de l’immobilier et services aux entreprises, enregistrent les salaires moyens les plus faibles avec respectivement 31 800 DA et 34 800 DA, soit 76% et 83% du salaire net global». 

L’enquête des salaires de l’ONS révèle par ailleurs que «par qualification, on enregistre globalement un salaire net moyen de 81 000 DA pour les cadres contre 48 900 DA pour le personnel de maîtrise et 30 000 DA pour un salarié d’exécution». L’un des principaux enseignements également de cette enquête est que, de manière générale, ça paie mieux dans le secteur public que dans le privé : «Les entreprises du secteur public affichent des salaires moyens élevés par rapport au secteur privé national», peut-on lire dans ce document. Plus précisément, «le salaire net moyen mensuel est de 58 400 DA dans le secteur public, alors qu’il n’est que de 34 100 DA dans le secteur privé national, soit une différence de salaire de 24 300 DA». Les emplois les mieux payés dans le privé «sont le secteur financier et celui de la santé», affirme l’ONS.

«Le salaire de base représente 59% de la rémunération brute»

Autre information édifiante : la part du salaire de base dans la structure des salaires. «Globalement, pour l’ensemble des deux secteurs, public et privé, le salaire de base représente en moyenne 59% et les primes et indemnités 41% de la rémunération brute totale» soutient cette enquête, avant d’ajouter : «Dans le secteur public, le salaire de base représente 46% du salaire brut», contre 65% dans le secteur privé. 

Les chiffres de l’ONS montrent qu’au-delà des disparités par secteur juridique et par secteur d’activité, et qu’au-delà des postes et des compétences, les rémunérations proposées en Algérie restent majoritairement en deçà du coût de la vie. 

Question que d’aucuns se posent : pourquoi les salaires ne sont-ils pas plus attractifs sous nos latitudes ? 

Et qu’est-ce qui empêche concrètement une augmentation significative des salaires comme le réclament les syndicats des travailleurs ? 

«Le rôle légitime des acteurs syndicaux est de défendre les intérêts socioéconomiques des travailleurs. Cependant, il y a aussi des équilibres économiques à préserver afin de ne pas s’enliser dans le cercle vicieux de l’inflation, et de la redistribution irrationnelle de la rente», explique Fadila Akkache, maître de conférences en sciences politiques à l’université de Tizi Ouzou et auteure d’études sur la politique des salaires et sur le monde du travail dans notre pays (voir entretien). 

Et de faire remarquer : «En Algérie, l’économie est encore dépendante des importations de biens de consommation et d’équipement. Indexer les salaires sur les prix aboutirait à accroître les importations et à approfondir la dépendance du pays au marché mondial, tout en pénalisant les petites et moyennes entreprises locales et l’emploi. Il faut trouver un juste équilibre selon la conjoncture, entre la part des salaires et celle de l’investissement dans la valeur ajoutée.»

Entre productivité et équité

Dans une étude intitulée Les politiques des salaires poursuivies en Algérie : une quête contrariée d’efficience, Kouider Boutaleb, professeur d’économie à l’université de Tlemcen et auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet, Politique des salaires en Algérie (OPU, 2013), écrit : «Les politiques des salaires sont au cœur de la problématique du développement socioéconomique. Bien menées, elles contribuent incontestablement au développement de la productivité (condition indispensable à la croissance économique) et à assurer l’équité (condition indispensable pour stabiliser et renforcer la cohésion sociale). Tous les pays sont confrontés à cette quête d’efficience.» 

Énumérant les variables qui entrent en ligne de compte dans la l’orientation de la politique des salaires, il note : «Nombreux sont les facteurs qui déterminent le niveau des salaires dans un pays à un moment donné. Certains de ces facteurs sont objectifs et quantifiables, comme le coût de la vie, la pénurie d’offre de travail, le niveau général des prix, le niveau général des salaires, la capacité de paiement des entreprises, la classification des emplois, la tension salariale entre la base et le sommet qui varie sur le plan international de 1 à 10, la part du revenu prélevé par le fisc, la situation économique générale (…) ou encore le pouvoir de négociation des travailleurs organisés en syndicat ou en association.» 

L’économiste poursuit : «Il existe néanmoins certaines différences dans la fixation des salaires. Celles-ci peuvent tenir soit à la compétence et aux qualifications des salariés, soit à la rareté tant sectorielle que géographique, soit à l’attrait relatif de certaines professions. Toutefois, ils existe certaines différences qui ne s’expliquent que par une discrimination volontaire et souvent légalisée.» 

Et de souligner : «Dans la plupart des pays, l’Etat fixe non seulement les salaires de la Fonction publique, mais il détermine de plus le salaire minimum interprofessionnel garanti qui assure à tout salarié travaillant à temps complet une rémunération au moins égale à son montant et prévoit un mécanisme d’indexation sur le prix à la consommation afin que le pouvoir d’achat des salariés les plus modestes ne s’amenuise pas sous l’effet de l’inflation.»

Méditant les réalités du marché du travail et de la politique salariale en Algérie, l’expert observe : «L’Algérie ne fait certainement pas exception, sauf que l’application de telles dispositions ne semble pas opérante dans la mesure où nombreux sont les problèmes relatifs à l’indexation dont les critères d’appréciation, au-delà des négociations, ne semblent guère être partagés et reconnus par tous les partenaires concernés (Etat, employeurs et syndicats).»

 Dans la foulée, il s’interroge : «Que faire, toutefois, pour rendre plus efficiente la politique salariale du pays ?» «Il n’existe certainement pas de système idéal, ni en théorie, ni en pratique», tranche-t-il. 

«Chaque pays tente de répondre à cette problématique en respectant d’abord les principes de base susmentionnés fondant un optimum consensuel. Pour une situation donnée, dans une période donnée et des conditions sociales données, il existe un système plus efficace que les autres, en tenant compte du credo de toute politique salariale, à savoir l’amélioration réelle du niveau de productivité, des performances de l’économie nationale et de l’évolution du coût de la vie.» 

Le professeur Boutaleb cite le sociologue Lahouari Addi qui résume la problématique alarmante des salaires en Algérie en disant : «Des salaires bas affaiblissent la productivité du travail, empêchent la création de richesses, portent atteinte à la qualité des services publics et poussent les cadres à s’expatrier. C’est pourquoi la protestation salariale qui se développe va dans le sens des intérêts de la nation et de l’avenir du pays.» 

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