Khadidja Boussaïd. Sociologue et chercheure au Cread-Université Alger 2 : «Une volonté d’échapper aux barrières institutionnelles et sociétales»

09/03/2025 mis à jour: 18:38
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Les filles ont un investissement éducatif prolongé, alors que les garçons ont un parcours scolaire plus fragile et une insertion professionnelle précoce. Khadidja Boussaïd, sociologue et chercheure au Cread- Université Alger 2, aussi post-doctorante au Mecam à l’Université de Tunis, fait remarquer dans cet entretien une féminisation des projets migratoires.

Il faut d’abord prendre en compte quelques données. L’Algérie consacre un quart de son budget national à l’éducation. Les filles et les garçons accèdent à l’école de façon équitable. En 2021-2022, dans l’éducation nationale, nous avons un taux de féminisation de 47,4% qui varie selon le cycle. 

A l’université, nous somme à 66% de filles contre 34% de garçons. Par contre sur le marché du travail formel, la présence des filles et des femmes restent faible, selon le BIT, le taux d’emploi féminin étant de 19% en 2019. Selon l’Office national des statistiques (ONS), seules 15% des entreprises en Algérie sont dirigées par des femmes en 2021 (L’entrepreneuriat féminin, selon le BIT en 2017, était de 13%). 

Il existe ainsi quelques pistes d’analyse. Les disparités scolaires entre garçons et filles se traduisent par des trajectoires éducatives et professionnelles différenciées, influencées par des attentes sociales et économiques distinctes. Chez les filles, il existe un investissement éducatif prolongé. Elles  s’engagent davantage dans les études et y restent plus longtemps, ce qui s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, l’éducation représente pour elles un levier d’accès au marché du travail. 

Dans des contextes où les opportunités d’emploi sont limitées pour les femmes, posséder des diplômes supérieurs devient une nécessité pour espérer intégrer un emploi formel et stable (à noter qu’en Algérie, les femmes vont plus vers le secteur public, elles représentaient en 2019 dans ce secteur 61,1%). Ensuite, la réussite scolaire joue un rôle dans le marché matrimonial : dans certaines sociétés, un bon niveau d’études peut être un atout pour contracter un mariage avantageux, même si cela ne signifie pas nécessairement une émancipation économique. 

En Algérie, l’espace universitaire est aussi un espace de sociabilité mixte qui permet à certaines jeunes femmes de rencontrer leurs futurs partenaires de vie. Enfin, prolonger les études permet aussi à certaines jeunes filles de retarder leur entrée dans les rôles de genre traditionnels qui les assignent au foyer et aux responsabilités domestiques. Une autre piste d’analyse aussi : La féminisation des projets migratoires. 

Un phénomène récent qui vient en effet renforcer cette dynamique. De plus en plus de jeunes femmes, souvent diplômées, choisissent l’exil comme moyen de s’affranchir des contraintes sociales et professionnelles qui pèsent sur elles dans leur pays d’origine. Elles aspirent à des opportunités professionnelles et à une reconnaissance de leurs compétences dans des contextes où l’égalité de genre est mieux assurée. Cette mobilité internationale féminine illustre une volonté d’échapper aux barrières institutionnelles et sociétales qui freinent leur insertion professionnelle et leur progression de carrière. 
Il faut aussi savoir que chez les garçons, le parcours scolaire est plus fragile et une insertion professionnelle précoce. A l’inverse, les garçons enregistrent un taux d’échec scolaire plus important. 

Cette tendance s’explique par leur engagement plus précoce dans la quête d’autonomie financière. Dans de nombreuses sociétés, il est attendu qu’un jeune homme puisse subvenir à ses besoins rapidement et contribuer aux revenus familiaux. Cette pression sociale les pousse à quitter prématurément le système éducatif pour entrer dans le marché du travail, souvent dans l’informel. Ce dernier, plus accessible et demandant peu de qualifications, devient une alternative privilégiée. Le commerce ambulant, le travail dans la construction, ou encore la petite mécanique sont autant de secteurs où ces jeunes hommes trouvent une source de revenus immédiate.

Et au final, les filles accèdent moins au monde du travail et particulièrement aux postes supérieurs… Quelle lecture en faites-vous ? 

Effectivement, le marché du travail est toujours inégalitaire. Malgré leur réussite scolaire plus importante, les femmes peinent à convertir leurs diplômes en emplois formels. Le taux d’emploi masculin reste largement supérieur (la population active masculine en Algérie était de 81,7% en 2019 contre 18,3% pour les femmes), et les hommes occupent majoritairement les postes de responsabilité au sommet de l’échelle professionnelle. Les femmes se heurtent à deux types de barrières qui entravent leur progression dans le monde du travail : Le «sticky floor» (plancher collant) : ce phénomène désigne la difficulté pour les femmes d’accéder à des emplois bien rémunérés dès le début de leur carrière. Elles sont souvent cantonnées à des postes subalternes, précaires ou sous-payés, même lorsqu’elles possèdent les qualifications requises. Le «glass ceiling» (plafond de verre) : lorsqu’elles parviennent à évoluer professionnellement, les femmes rencontrent des obstacles qui les empêchent d’accéder aux plus hautes sphères de décision. Elles peuvent atteindre des postes de middle management, mais leur présence parmi les dirigeants d’entreprise, comme les PDG ou les membres de conseils d’administration, demeure rare.

S’agit-il d’un schéma typiquement algérien ? 

Non. On retrouve cette tendance dans d’autres pays en faisant un benchmarking avec les pays de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA). La région MENA a réalisé des progrès notables en matière d’éducation pour les femmes au cours des dernières décennies. Par exemple, le taux de scolarisation des filles a considérablement augmenté, atteignant une quasi-parité avec les garçons dans l’enseignement primaire. Dans certains pays, comme l’Arabie saoudite et le Bahreïn, les femmes représentent même 60% des étudiants universitaires en 2010. 

Cependant, ces avancées éducatives ne se traduisent pas pleinement par une participation équivalente des femmes sur le marché du travail. La région MENA affiche l’un des taux les plus bas de participation féminine à la population active, avec seulement 27% des femmes travaillant, comparé à une moyenne mondiale de 56%. De plus, les taux de chômage féminin sont souvent deux fois plus élevés que ceux des hommes. Plusieurs facteurs contribuent à ces disparités, notamment des obstacles juridiques et sociaux qui limitent l’accès des femmes à certaines professions, des normes culturelles restrictives et une répartition inégale des responsabilités domestiques. 

Par exemple, dans de nombreux pays de la région, les femmes sont confrontées à des lois et des pratiques qui restreignent leur mobilité et leur autonomie économique. En résumé, malgré des progrès significatifs dans le domaine de l’éducation, les femmes de la région MENA continuent de faire face à des défis majeurs pour accéder équitablement au marché du travail. Des réformes ciblées et des initiatives visant à éliminer les obstacles juridiques et culturels sont essentielles pour réduire ces disparités et promouvoir une participation économique plus inclusive des femmes.

Propos recueillis par Nassima Oulebsir
 

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