Dans l’entretien accordé à El Watan, Johann Lounis Soufi, avocat spécialisé en droit international, revient sur la plainte déposée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice (CIJ). «L’initiative sud-africaine permet (…) de mettre en exergue l’hypocrisie généralisée qui existe depuis des décennies vis-à-vis de la Palestine et qui est encore plus flagrante depuis quelques semaines», note cet ancien responsable du bureau des affaires juridiques de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA) à Ghaza. «La violation du droit international et du verdict de la CIJ doit entraîner des mesures fortes, telles que des sanctions économiques et politiques sévères, pour contraindre Israël à respecter le droit international», estime-t-il.
- L’Afrique du Sud a saisi en urgence la CIJ, organe judiciaire des Nations unies, accusant Israël de génocide et de violation de la Convention des Nations unies de 1948 sur le génocide, dans ses opérations menées dans la Bande de Ghaza. Que peut-on retenir de cette procédure ?
Cette procédure est historique à plus d’un titre. D’abord, en raison de l’identité des parties. L’Afrique du Sud, un Etat qui a vaincu l’apartheid tout en réussissant sa transition démocratique, poursuit Israël devant la Cour internationale de justice.
Un Etat créé pour offrir une protection contre les persécutions historiques et le génocide dont les juifs ont fait l’objet en Europe, mais qui a, en réalité, conduit une politique coloniale contre les Palestiniens, en de nombreux points semblables à celle qu’ont menée certains Etats européens au XIXe et XXe siècles.
L’initiative sud-africaine permet aussi de mettre en exergue l’hypocrisie généralisée qui existe depuis des décennies vis-à-vis de la Palestine, et qui est encore plus flagrante depuis quelques semaines. Les Etats occidentaux, qui affirment défendre le droit et la justice internationale restent silencieux face aux crimes commis à Ghaza et en Cisjordanie, quand ils ne s’opposent pas directement, comme le font les Américains, aux démarches des Palestiniens pour obtenir justice. Les Etats arabes, qui prétendent défendre la cause palestinienne, n’ont strictement rien fait.
Au contraire, c’est l’Afrique du Sud, un Etat majoritairement chrétien, qui n’a pratiquement aucun lien avec le Moyen-Orient et le monde arabe, qui se retrouve seule à mener ce combat judiciaire.
Enfin, beaucoup d’autres, qui placent aujourd’hui un espoir important dans les procédures devant la CIJ et la CPI contre Israël, étaient encore extrêmement critiques de ces juridictions il y a quelques mois, notamment quand elles s’intéressaient à la situation en Ukraine. En réalité, tous les Etats sont sélectifs vis-à-vis du droit et de la justice internationale.
Cette procédure montre que le droit international peut être une solution, un langage commun entre les peuples, à condition de le respecter et de le mettre en œuvre, sans double standard.
- Dans son mémoire, déposé au soutien de sa demande, l’Afrique du Sud a présenté des preuves tangibles d’un génocide en cours à Ghaza. Lesquelles ?
Il ne faudrait effectivement pas résumer cette procédure à sa dimension symbolique, tant le dossier sud-africain est juridiquement et factuellement solide. Dans son mémoire et durant ses plaidoiries devant la Cour, l’Afrique du Sud a rappelé que plus de 23 000 Palestiniens de Ghaza – dont une majorité de femmes et d’enfants – ont été tués et que plus de 60 000 d’entre eux ont été blessés.
Ces chiffres ne cessent malheureusement d’augmenter depuis les plaidoiries. Pretoria a aussi montré comment toute la population ghazaouie, privée d’eau, de nourriture, de médicaments et de logements, était victimes d’atteintes graves à l’intégrité physique et mentale et à des conditions d’existence susceptibles d’entraîner sa disparition, des actes susceptibles de constituer un génocide.
Concernant l’intention génocidaire de certains responsables politiques et militaires israéliens, l’Afrique du Sud a cité notamment plusieurs discours du président Herzog, du Premier ministre Netanyahu ou d’autres ministres de son gouvernement, mais aussi d’officiers de l’armée israélienne qui déshumanisent la population ghazaouie.
Les avocats sud-africains ont aussi montré comment ces discours ont été interprétés par les soldats comme une incitation à commettre des crimes internationaux dans la Bande de Ghaza.
- Le processus génocidaire n’était-il pas finalement antérieur à la guerre menée contre Ghaza depuis octobre dernier ?
Il est toujours difficile, voire impossible de dater précisément le début d’un génocide. Comme vous le dites, c’est un processus multifactoriel. La Shoah, par exemple, a été précédée de discours de plus en plus violents et de nombreux crimes des nazis contre les juifs. De même, les Tutsis étaient déjà persécutés bien avant le début du génocide, le 6 avril 1994.
Dans son mémoire et durant ses plaidoiries, l’Afrique du Sud a rappelé que les actes et les discours des responsables israéliens devaient s’interpréter dans un continuum plus large d’exactions et de violations des droits des Palestiniens qui a débuté avec la Nakba en 1948.
Depuis, Israël a violé de nombreuses fois le droit international et commis de multiples crimes internationaux contre les Palestiniens en Cisjordanie et à Ghaza. Mais surtout, une partie des responsables israéliens nie l’existence même d’un «peuple palestinien» depuis des décennies. C’est cette déshumanisation progressive d’un peuple qui constitue les fondations du crime de génocide.
- La CIJ pourrait-elle prononcer des mesures conservatoires et ainsi stopper la guerre, comme réclamé dans la requête ?
Il est important de distinguer entre la décision judiciaire et son application. Je suis convaincu que la CIJ prononcera des mesures conservatoires. Je ne sais pas si la Cour exigera un cessez-le-feu immédiat, c’est effectivement ce qu’a demandé l’Afrique du Sud et c’est possible. Elle a déjà pris une telle mesure en 2022, en demandant à la Russie de cesser son agression envers l’Ukraine.
Malheureusement, il est peu probable que cela soit suffisant pour arrêter la guerre et les crimes commis par Israël. Tout comme la décision de la CIJ n’a pas mis fin à l’agression russe en Ukraine, il est probable qu’Israël ne se conforme pas non plus à la décision de la Cour.
Dans ce cas, il est nécessaire que les pays occidentaux, principaux soutiens d’Israël, adoptent une démarche cohérente avec celle qu’ils ont prise contre la Russie il y a moins de deux ans. La violation du droit international et du verdict de la CIJ doit entraîner des mesures fortes, telles que des sanctions économiques et politiques sévères, pour contraindre Israël à respecter le droit international.
- Justement, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a prévenu : «Personne ne nous arrêtera, ni La Haye, ni l’Axe du mal, ni personne d’autre.» D’où lui vient ce sentiment d’impunité, sachant que l’Etat hébreu a de tout temps fait fi des résolutions de l’ONU ?
La réponse est dans la question. Les responsables israéliens violent le droit international en toute impunité depuis des décennies. Cette impunité n’est pas le fait de l’Organisation des Nations unies, car de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale, un avis consultatif de la CIJ en 2004, et plusieurs rapports de commissions d’enquête des Nations unies, dénoncent, voire condamnent les violations du droit international et les crimes commis par Israël.
Cette impunité de fait résulte du manque de volonté des puissances, notamment des Etats-Unis et de la plupart des Etats occidentaux, mais aussi de la Russie, de la Chine, de l’Inde et d’une partie des pays arabes, de sanctionner Israël ou ses dirigeants pour ces violations. En réalité, derrière les discours de façade, peu d’Etats se soucient réellement du sort des Palestiniens.
- Le non-respect d’une éventuelle décision de la CIJ ne devrait-il pas accélérer la déliquescence d’un ordre international issu de la Seconde Guerre mondiale ?
Oui, c’est un risque majeur. Le droit international – notamment la Charte des Nations unies, les Conventions de Genève ou des traités internationaux tels que le Statut de Rome de la Cour pénale internationale – vise, malgré ses limites, à renforcer ce qui nous lie dans notre humanité commune et à rendre le monde plus juste et plus sûr.
Négliger ces instruments ou les rendre inefficaces revient à précipiter le monde dans l’abîme. Cela signifierait la disparition des règles les plus élémentaires de l’ordre mondial, laissant place à la domination de la puissance et de la force. C’est la certitude d’un avenir très sombre, marqué par de nouveaux conflits et le chaos.
Mais la grave crise que traverse le monde peut aussi être une opportunité, celle de repenser le droit international pour le rendre plus universel et plus juste. Il est incontestable que l’ONU, en particulier le Conseil de sécurité, doit être réformée. Le veto dont disposent les 5 membres permanents est un outil obsolète qui ne contribue pas à la paix et à la sécurité internationales, mais qui offre au contraire une impunité aux puissances et à leurs alliés.
Les Américains et les Russes en ont abusé depuis plusieurs décennies pour violer le droit international en toute impunité ou pour protéger leurs alliés, Israël ou la Syrie par exemple. Il y a aussi une révolution à entreprendre dans le domaine de la gouvernance économique mondiale, notamment concernant les institutions de Bretton Woods. Il est temps de repenser le multilatéralisme pour lui donner un nouveau souffle. Notre paix et notre sécurité à tous en dépendent.
Bio express
Johann Lounès Soufi exerce depuis 2007 comme avocat et procureur spécialisé dans le domaine de la justice pénale internationale et les droits de l’homme. Il a participé aux procès de responsables politiques et militaires devant plusieurs juridictions pénales internationales (Rwanda, Sierra-Leone, Liban, Centrafrique) et a mené, notamment pour les Nations unies, de nombreuses enquêtes sur des crimes internationaux au Rwanda, au Timor oriental, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, au Mali et en Ukraine. Il a également dirigé le bureau des Affaires juridiques de l’UNRWA à Ghaza (Palestine) de 2020 à 2023. Johann Soufi est aussi chercheur en droit international pénal au sein des universités Paris II Panthéon Assas (France) et Laval (Canada).