Hommage / Il y a vingt-cinq ans disparaissait Beggar Hadda : Une grande dame qui a marqué le patrimoine musical algérien

23/01/2025 mis à jour: 09:25
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La digne héritière du grand Aïssa El Djermouni a été ignorée par les médias

Elle avait vécu une grande passion pour son art durant toute sa vie, sans se soucier de l’avenir ni de l’argent et du prestige que cela pourrait lui rapporter. Elle avait fini ses jours dans une situation malheureuse pour une grande dame, qui avait beaucoup donné à la culture algérienne. 

En janvier 2000, Beggar Hadda, l’une des grandes figures dans l’histoire du patrimoine musical algérien, est décédée à l’âge de 80 ans dans le dénuement total en errant dans les rues de la ville d’Annaba. Déjà victime d’une terrible amnésie durant de longues années, n’ayant récolté la moindre reconnaissance, elle avait énormément souffert après le décès de Brahim Bendebbache, son mari et son compagnon tout au long de son riche parcours artistique. 

Pourtant, l’histoire retiendra que Beggar Hadda avait été l’une des premières à avoir brisé les tabous de son époque où le fait qu’une femme chante devant des hommes était considéré comme une honte. Elle fut l’une des premières à chanter pour les femmes et pour les hommes à la différence des chanteuses des villes d’avant l’indépendance qui avaient des orchestres uniquement féminins. Elle avait eu le grand mérite d’ouvrir la voie à d’autres femmes pour faire carrière dans un milieu artistique encore très difficile et marqué surtout par l’ingratitude. 

Beggar Hadda, connue également par «Hadda El Khencha», en raison de sa voix nasillarde, a vu le jour le 21 janvier 1920 dans la région de Béni Barbar près de la ville de Souk Ahras à l’extrême- est de l’Algérie. Elle avait grandi dans un milieu imprégné de chant et de musique, en assistant toute jeune aux fêtes familiales animées par sa mère, bien connue dans la région, devant un public féminin. Cette dernière, ayant perdu son mari, était obligée de recourir à cette activité pour subvenir aux besoins de ses enfants. C’est ainsi que la petite Hadda commence à mémoriser les chansons du terroir, les adages et les poèmes populaires. Elle avait tenté de chanter quand elle était jeune, parvenant à impressionner par sa voix nasillarde de grands poètes et chanteurs populaires. Elle était dotée aussi d’une intelligence remarquable et d’une mémoire infaillible. Mais, il lui était interdit de chanter publiquement. 

Une question de traditions dans une société patriarcale régie par des règles à ne pas transgresser. Agée à peine de 12 ans, elle avait été forcée à épouser un homme beaucoup plus âgé qu’elle. La jeune fille, ne supportant pas cette vie, fuit le domicile conjugal. Un second mariage ne durera pas plus de huit ans. N’ayant pas enfanté durant toute cette période, son mari épouse une seconde femme qui deviendra sa rivale. Elle ne supporte pas sa nouvelle situation et décide de renter chez elle pour assister à la perte de sa mère. C’était un coup dur pour elle, surtout que sa mère était son unique soutien dans la vie.

Passionnée par le chant et la musique, Hadda décide contre vents et marées de voler de ses propres ailes. Un jour, elle décide de quitter la maison familiale pour de bon, alors qu’elle avait 20 ans. Elle avait choisi le dur chemin de l’art, cassant les tabous et bravant les interdits. 

Naissance d’une voix unique

Dans son livre Les grandes figures de l’art musical algérien, paru en 2003 aux éditions Cristal Print, Abdelkader Bendameche, qui, avait consacré une notice à Beggar Hadda, est revenu sur ses débuts en notant : «Ce sont les musiciens ou guessabas (flûtistes) de Boukebche qui l’accueillirent tout à fait au début de sa carrière. Ils étaient organisés en groupes professionnels spécialisés dans l’animation des fêtes familiales ; ils avaient en effet trouvé chez la jeune Hadda des qualités vocales très particulières qui faisaient d’elle, en quelque temps, la chanteuse la plus célèbre de la région». 

Hadda cultive durant des années un mystère autour de son identité, en chantant avec un voile sur le visage pour éviter d’être reconnue par ses proches. «Beggar Hadda était habillée en haïk blanc recouvert par une kachabia bleue et son visage caché par un voile blanc. Nul ne pouvait le découvrir. D’ailleurs, elle n’a jamais accepté que l’on utilisât son portrait sur une pochette de disque», écrit Bendameche. 

Un jour et lors d’une fête de mariage animée en 1940 à Mechroha, un petit village situé à 20 km de Souk Ahras, Hadda chante en privé. Sa voix est parvenue à Brahim Bendebbache, considéré comme l’un des grands flûtistes de son époque. Celui-là même qui animait les fêtes en compagnie du célèbre Cheikh Bouregaâ. Les hommes de sa famille étaient tous des guessasbas de père en fils, seulement Brahim avait une façon particulière de jouer sa guesba (flûte traditionnelle). Epris de cette jeune chanteuse et surtout attiré par sa voix, Brahim décide de l’épouser. Hadda exprime sa volonté de continuer à chanter, mais en public cette fois-ci. Premières réticences et premières oppositions. Tenace, Hadda ne lâche pas. Elle parviendra à convaincre son mari. Elle portera la m’laya qui ne la quittera plus durant toute sa carrière.  

Début d’un couple légendaire

C’est le début d’une légende. Le couple Beggar Hadda-Brahim Bendebbache défraie la chronique. Inséparables, ils font la joie et le bonheur là où ils vont.    «Son parcours va la mener dans toutes les régions de l’Est du pays, ainsi qu’en France. Ses enregistrements de disques 45 tours datent d’avant l’indépendance. Elle en réalise une série aux éditions SAR de Marseille, ainsi qu’une autre pour la même entreprise à Annaba», notait Abdelkader Bendameche. 

Son visage n’est jamais apparu sur les pochettes de ses disques. «Je n›ai rien à voir dans cette décision, c›est Brahim qui a tout fait», répondait-elle quand on lui posait la question. Hadda était également sensible aux conditions de vie précaires de son peuple sous l’oppression coloniale. Elle l’avait montré en chantant Djebel Boukhadra pour rappeler la célèbre grève des ouvriers algériens de la mine exploitée par un colon, et qui réclamaient leurs droits. Elle donnait libre cours à sa voix et son talent, révélant son engagement pour la cause de son pays avec ses célèbres chansons El Djoundi khouya, Demou sayeh, Matabkich ya ainia aala chouhada. Elle incarnait la femme rurale tirant son inspiration de la vie et du riche répertoire populaire, puisant ses thèmes et sa poésie du terroir sur le chemin tracé par le grand Aïssa El Djermouni. Elle avait chanté et enchanté avec le timbre particulier de sa voix des titres comme Baba sidi, Rakeb Lazreg et Trig Tébessa. Elle avait chanté l’amour, la mélancolie et tout ce qui était lié à la vie sociale de l’époque, formant un répertoire qui compte une centaine de titres.

 Parmi ses nombreuses chansons, on citera les plus connues comme Mdinet Annaba, Trane Erraba, Bir Hamouda, Amma Brassek, Lesmar Nechkilou, Tiri Lakhdar, Hazi ayounek, Laâmor jdid, Ya rayeh goulou, El Hmam ya dellal, Farkh El goumri et d’autres interprétées toutes avec Brahim Bendebbache à la guessba.

Une fin de vie dans le dénuement 

Après les belles années qu’ils avaient vécus ensemble, Brahim Bendebbache meurt en 1988, alors qu’il s’apprêtait à effectuer le pèlerinage aux Lieux Saints en compagnie de sa femme. Hadda perdra celui qui était son soutien dans la vie et son amour éternel. Elle ne s’en remettra plus jusqu’à ses derniers jours. Après une carrière de plus de 50 ans, ignorée par la presse et la télévision, jusqu’en 1990, elle s’était installée définitivement à Annaba où elle allait mener une vie d’errance, de souffrance et d’amertume. Pour tout son apport à la culture algérienne, elle n’avait rien reçu en contrepartie. 

Censurée durant des années, elle n’avait eu droit qu’à un seul documentaire produit par la station régionale de la télévision de Constantine en 1978 et réalisé par Habib Foughali. Un précieux  travail de mémoire et d’archive diffusé à de rares occasions à la télévision. Celle qui s’était imposée comme la digne héritière du grand Aïssa Djermouni a été tirée de l’oubli grâce au journaliste et producteur d’émissions culturelles «sérieuses», Abdelkrim Sekkar, qui l’avait invitée en 1992 à son émission «Massa El Khir Thakafa» (Bonsoir Culture) de l’ENTV de l’époque, marquant sa dernière apparition en public, avant son décès en 2000. 

En hommage à cette grande dame, une pièce de théâtre pour la mémoire a été présentée au mois d’août 2015  au Théâtre régional de Constantine à l’occasion des programmes de la manifestation Constantine capitale de la culture arabe. La pièce Hadda ya Hadda, produite par le Théâtre régional Azzedine Medjoubi d’Annaba a rencontré un franc succès auprès du public. Ecrite par Djallel Khachab et mise en scène par la regrettée Sonia Mekkiou et Habal Boukhari, l’œuvre a abordé des facettes de la vie de cette grande dame de la chanson chaouie offrant des moments empreints d’histoire, de poésie, mais aussi de beaucoup de créativité, au bon plaisir de l’assistance. 

C’est la comédienne Lydia Laârini qui avait campé avec brio le rôle de Beggar Hadda, aux côtés de Babas Zakaria, ayant interprété le rôle de Brahim Bendebbache. Après la présentation du spectacle, Sonia avait révélé à l’époque la difficulté de raconter 60 ans de la vie de Beggar Hadda en 90 minutes, affirmant avoir axé dans la pièce sur «les moments forts de sa vie comme chanteuse et femme engagée». La pièce avait réussi à faire rappeler la belle époque qui avait vu émerger la grande Beggar Hadda, l’un des monuments de la chanson algérienne, brillante interprète du chant traditionnel de l’Est algérien des années 1940-1970, reléguée malheureusement aux oubliettes et ignorée par les médias. 

L’œuvre, qui a tenté de montrer des facettes de la vie de Beggar Hadda selon une vision théâtrale, n’est qu’une juste reconnaissance pour une grande dame, une militante de l’art qui a défié une société patriarcale, car elle croyait dur comme fer en sa noble mission d’artiste.  

Par S. Arslan     
 

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