Hasni Abidi. politologue, directeur du CERMAM à Genève : «Pour les Etats-Unis et les monarchies du Golfe, Al Charaa constitue une digue contre l’influence iranienne»

13/01/2025 mis à jour: 09:25
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Photo : D. R.

Hasni Abidi est un fin spécialiste du monde arabe, un «continent» qu’il observe, ausculte et décrypte depuis plusieurs années, et auquel il a consacré de nombreux ouvrages. Dans cet entretien, il nous offre un précieux éclairage sur ce qui est en train de se jouer en Syrie depuis la chute de Bachar Al Assad, le 8 décembre 2024, après l’offensive d’une coalition armée conduite par Hayat Tahrir Al Sham (HTS) et son chef, Ahmad Al Charaa alias Abou Mohammad Al Joulani, qui est aujourd’hui à la tête du processus de transition politique en Syrie. Le directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) revient sur les grands défis qui se posent à la nouvelle administration à Damas et dresse une évaluation rigoureuse des chances qu’a la transition syrienne de réussir.

  • Comment jugez-vous, M. Abidi, les premiers pas d’Ahmad Al Charaa en tant que chef de la transition syrienne ? A-t-on assez de visibilité à ce stade sur ses intentions ?

On est loin d’avoir une visibilité sur les intentions de M. Al Charaa et sur la stratégie qu’il va mener. Je pense que lui-même n’a pas de vision à long terme. Il est surpris par la réussite express de cette offensive et surpris aussi par la vulnérabilité dont a fait preuve le régime de Bachar Al Assad. Il se trouve confronté à de nombreux chantiers sans avoir les moyens nécessaires ni les ressources suffisantes pour y faire face et entamer cette nouvelle étape. En revanche, on peut dire que jusqu’à maintenant, il n’a pas commis de grandes erreurs parce qu’il ne s’est pas avancé sur les dossiers clivants et délicats. Pour le moment, son activité se résume à des réceptions et à certaines décisions qui n’engagent pas l’avenir de la Syrie.

Il est dans une quête de respectabilité et de légitimité, et cela ne viendra que par les urnes. A défaut, il veut avoir une certaine acceptabilité à la fois à l’intérieur de la Syrie, mais aussi à l’international. Pourquoi cette acceptabilité est importante et primordiale pour lui ? Parce qu’il sait que son pouvoir dépend largement de l’amélioration des conditions économiques et sociales, et politiques aussi, bien sûr, des Syriens. Il faut noter que c’est la dégradation de l’ensemble de ces conditions qui a creusé la tombe de Bachar Al Assad et qui a précipité sa chute.

C’est cela qui a conduit les Syriens à ne plus le soutenir, que ce soit dans l’armée ou dans la population. Cette acceptabilité passe d’abord par la levée des sanctions internationales qui frappent la Syrie et par une aide importante. C’est pourquoi les premières destinations de la diplomatie syrienne, ce ne sont pas les pays voisins immédiats comme la Jordanie ou l’Irak. La première visite officielle à l’étranger du nouveau ministre syrien des Affaires étrangères, Assaad Al Chaibani, a été en Arabie saoudite. C’est très significatif parce que les Syriens savent que l’Arabie saoudite, c’est la locomotive des pays du Golfe et le seul pays en mesure de piloter un processus de reconstruction économique.

  • On voit en même temps qu’Ahmad Al Charaa n’a de cesse d’envoyer des messages et des signaux pour essayer de rassurer à la fois les différentes minorités ethniques et confessionnelles en Syrie, et la communauté internationale. Le chef de Hayat Tahrir Al Sham est-il réellement porteur, d’après-vous, d’un projet inclusif ouvert à toutes les communautés comme il le proclame ?

Ce qui se passe en Syrie est une séquence inédite au Moyen-Orient. Vous avez une organisation qui est considérée comme une organisation terroriste par l’Union européenne, les Nations unies, les grandes puissances et même les Etats voisins, dont les pays du Golfe, et cette organisation est aujourd’hui au pouvoir. Certes, elle a changé de nom, mais elle n’a changé ni les maîtres, ni les chefs, ni les membres. Le changement d’attitude est surtout perceptible du côté des Américains et des pays du Golfe, et c’est très surprenant.

Si Ahmad Al Charaa a réussi à convaincre, ce n’est pas parce que les Etats-Unis et les pays du Golfe ont changé d’avis quant à leur perception de l’ex-Front Al Nosra (l’organisation mère dont est issue Hayat Tahrir Al Sham, ndlr). Ce qui compte à leurs yeux est que Ahmad Al Charaa et les nouveaux maîtres de la Syrie signent la fin de l’influence iranienne dans la région, influence qui était perçue comme une menace stratégique. Ils mettent également fin à l’influence grandissante de la Russie en Méditerranée à partir de la Syrie. Parce que la Syrie était la porte de la Méditerranée pour la Russie.

Ces éléments ont joué en sa faveur. Pour les Américains et pour les monarchies du Golfe qui sous-traitent pour les Américains, Ahmad Al Charaa et HTS constituent une digue contre l’influence iranienne et l’ingérence tout aussi importante de la Russie dans la région. Maintenant, est-ce que M. Al Charaa dispose d’un projet inclusif ? Non, ce projet n’existe pas. Il vient d’une organisation qualifiée de «terroriste», une organisation djihadiste. Un gouvernement inclusif exige des conditions et des règles à respecter. C’est d’abord un processus transitionnel qui commence par des élections générales, et ces élections sont tributaires de l’Assemblée constituante ou bien un comité chargé de rédiger une Constitution à soumettre au peuple pour approbation.

Une transition passe également par un organe institutionnel accepté par la population en charge de veiller au bon déroulement de cette transition. L’Assemblée constituante ou bien une commission consultative est chargée de proposer une Constitution qui reflète la pluralité et la diversité de la société. Chaque pays a un parcours singulier, mais les grandes lignes de la transition ne sont pas des mesures à la carte. Une organisation qui était dans le maquis, qui a pris les armes, ne peut pas du jour au lendemain se convertir en technicien de transition politique.

Le précédent d’Idlib n’est pas suffisant pour diriger un pays. On a vu que même une organisation beaucoup plus lisse comme les Frères musulmans en Egypte, en moins d’une année, ils ont complètement raté leur processus transitionnel aidés par les pouvoirs qui ont saboté l’expérience menée par le président élu Mohammed Morsi.

Je pense que c’est trop charger les nouvelles autorités en Syrie que de leur prêter cette volonté d’être un gouvernement de transition ou d’être les initiateurs d’un gouvernement inclusif. Je crois qu’ils sont là pour gérer une urgence, propulsés sur le devant de la scène grâce au soutien de pays étrangers, notamment la Turquie et certains pays du Golfe. Ils ont été servis aussi par une conjoncture internationale favorable après le retrait de la Russie et l’affaiblissement du Hezbollah et de l’Iran.

On est loin d’un processus transitionnel. Le plus important, c’est la mise en œuvre d’un cabinet de technocrates et la rédaction d’une nouvelle Constitution qui va donner le droit à toutes les composantes de la société syrienne de s’exprimer, ainsi qu’une élection où on verra la participation de tous les acteurs. La Constitution est la mère des institutions. Elle dessinera les contours d’une nouvelle gouvernance et établira les codes juridiques pour le vivre-ensemble ainsi que la nature politique de la nouvelle Syrie.

  • Dans une interview accordée à la chaîne Al Arabiya, le chef de Hayat Tahrir Al Sham a déclaré à ce propos qu’il ne peut pas y avoir d’élections en Syrie avant quatre ans. Ce délai vous paraît-il raisonnable ?

Conscient de l’immensité de sa tâche, c’est un délai supplémentaire que se donne ce gouvernement. Je constate par ailleurs qu’il y a une contradiction dans cette annonce : M. Al Charaa a nommé un gouvernement dit de transition qui est dirigé par Mohamad Al Bachir, qui va durer jusqu’au 1er mars 2025. Mais comment va-t-on gérer le pays à partir du mois de mars ? Finalement, quelle est la feuille de route de cette nouvelle administration ? Je pense que nous avons affaire à un gouvernement d’urgence chargé de gérer les dossiers pressants.

Mais après le 1er mars, qui va diriger le pays ? Quatre ans, c’est à mon avis un titre générique. Les Syriens ne peuvent pas supporter un délai qui, de mon point de vue, est long pour amorcer le processus transitionnel. Un processus de transition n’est pas un kit de démocratisation. C’est un processus organisé de sortie d’un régime despotique ou autoritaire vers un régime ouvert.

Je ne parle pas de démocratie. Il y a une grande ambiguïté concernant la phase transitoire, sa durée et l’autorité qui va la gérer. On le voit bien : les cadres de l’ex-Front Al Nosra n’ont ni les ressources ni l’expertise nécessaires pour gérer ce processus transitionnel. D’où la nécessité de s’ouvrir. Il faut un gouvernement de technocrates, un gouvernement de techniciens, pour faire face à la crise économique qui sévit en Syrie, mais aussi pour réfléchir à cette transition politique.

Par ailleurs, il convient de noter que les parrains d’Ahmad Al Charaa ne sont pas des Etats qui brillent par leur attachement à la démocratie. M. Al Charaa aujourd’hui écoute la Turquie, écoute l’Arabie saoudite et écoute le Qatar. Ce sont les pays qui ont contribué à sa victoire. Et ces Etats, leur priorité, ce n’est pas une transition démocratique, mais plutôt la lutte contre les forces kurdes au nord de la Syrie pour Ankara, et l’affaiblissement ou la réduction de l’influence iranienne tout en développant une bonne relation avec les pays du Golfe.

  • Il y a un autre défi majeur qui se pose à ce gouvernement de transition : le rétablissement de l’intégrité territoriale de la Syrie. Au Nord, il y a ce conflit armé qui persiste, celui qui oppose les Forces démocratiques syriennes (FDS) kurdes et les factions pro-turques soutenues par Ankara. D’un autre côté, il y a les frappes israéliennes intensives qui se sont abattues sur la Syrie dès la chute de Bachar Al Assad, suivies par des incursions des troupes israéliennes dans la zone tampon attenante au Golan occupé. Comment le nouveau pouvoir à Damas peut-il régler cette question de l’intégrité territoriale, selon vous ?

Les déclarations de M. Ahmad Al Charaa vont plutôt dans le sens de l’évitement. Il est dans une stratégie de l’évitement, surtout concernant le Golan occupé. On l’a vu : les Israéliens ont fait une démonstration de force. Il faut savoir qu’Israël était rassuré du côté syrien du temps de Bachar Al Assad et de son père. Aucune cartouche n’a été tirée à destination d’Israël sous la dynastie Al Assad. Le lendemain de l’arrivée de HTS à Damas, les principaux sites militaires syriens et une grande partie de l’arsenal militaire qui appartient au peuple syrien ont été détruits sans que personne vraiment ne s’en émeuve, ni les démocraties occidentales ni les pays arabes de la région.

Israël, soutenu par les Occidentaux, a voulu envoyer un message clair aux nouvelles autorités syriennes pour leur signifier qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir, et cette ligne rouge c’est le plateau du Golan. Les nouvelles autorités ne doivent en aucune manière œuvrer pour un retour de la souveraineté syrienne sur le Golan occupé et cela ne doit même pas être évoqué dans leur discours. Ahmad Al Charaa a reçu ce message et c’est pourquoi son discours à l’égard d’Israël va dans le sens de l’apaisement.

  • Comment évaluez-vous le rôle de la Turquie ? Le fait est que d’un côté, elle a beaucoup aidé HTS et l’opposition syrienne de manière générale, et de l’autre, il y a ce conflit au Nord avec les Kurdes syriens dans lequel elle est pleinement impliquée. En attisant ce conflit, la Turquie ne contribue-t-elle pas à déstabiliser la Syrie ?

Les deux éléments sont liés. Si la Turquie s’est engagée fermement sur le plan militaire, politique et financier en faveur du Front Al Nosra, mais aussi d’autres groupes politiques et militaires comme l’Armée nationale syrienne qui est une émanation turque, c’est parce qu’elle a échoué dans la création d’une zone tampon au nord de la Syrie. Bachar Al Assad s’y était opposé, soutenu par les Occidentaux dans sa position. Il avait refusé aussi de rencontrer Erdogan et d’organiser un retour sécurisé pour plus de 3 millions de réfugiés syriens qui pèsent lourdement sur l’économie turque et aussi sur les élections.

D’un autre côté, Bachar Al Assad avait noué un pacte avec les FDS qui sont considérées comme l’émanation du PKK et donc une menace pour la Turquie. Le soutien massif d’Ankara à HTS visait entre autres la déstabilisation de Bachar Al Assad, mais aussi la déstabilisation des FDS. Une des premières décisions d’Ahmad Al Charaa a été de demander aux FDS de se dissoudre au sein de la future armée nationale. La conception de Hayat Tahir Al Sham et son envol obéissent à un agenda turc qui veut réduire, voire anéantir la présence militaire kurde au nord de la Syrie.

  • - On a vu ces derniers jours le nouveau ministre syrien de la Défense, Marhaf Abu Qasra, tenir des réunions avec les chefs des factions armées en prévision de leur dissolution et de leur intégration dans la nouvelle armée nationale syrienne. Pensez-vous que la nouvelle administration va réussir à démilitariser les milices ?

Nous pensons particulièrement aux factions kurdes : les FDS, les Unités de protection du peuple… Parmi les conditions qui ne sont pas publiques posées par les Etats-Unis, la constitution d’une armée nationale qui va prendre en considération les officiers qui ont travaillé dans l’ancienne armée. Parce que tous les militaires ne sont pas des «Assadistes» et n’ont pas tous participé à des opérations criminelles ou des actes de torture. Cette condition est importante aux yeux des Américains pour la stabilisation du pays et pour fournir une nouvelle élite, y compris une élite militaire. C’est pour cela qu’Ahmad Al Charaa est favorable à cette idée. Il y est d’autant plus favorable qu’il sait que des groupes armés pourraient s’opposer à lui et constituer des contre-pouvoirs qui menaceraient son autorité.

Ces groupes pourraient aussi à un moment ou un autre demander une promotion économique, sociale ou militaire ou revendiquer des territoires – à l’image de ce qui s’est passé en Libye –, contre la mainmise d’Ahmad Al Charaa sur la scène politique et militaire. Il est donc dans son intérêt de proposer une reconversion à ces anciens terroristes et anciens membres des groupes armés en leur offrant de rejoindre la nouvelle armée nationale. Cependant, intégrer une organisation militaire bien entraînée et équipée dans une armée en gestation est un grand risque pour les nouvelles autorités en Syrie.

  • Quelle incidence la chute de Bachar Al Assad a eu sur l’axe de la résistance, notamment l’Iran et le Hezbollah ? Et quelles retombées cela va-t-il avoir sur la question palestinienne ?

Au lendemain du 7 octobre, Bachar Al Assad a été conseillé par certains pays du Golfe de rester en retrait. Et c’est ce qu’il a fait. On s’était même étonné de la non-assistance de la part de l’ex-leader syrien au Hezbollah qui, pourtant, avec la Russie, lui avait permis, souvenez-vous, de rester au pouvoir en 2015. Il était alors à deux doigts de tomber. Bachar Al Assad n’a guère réagi aux attaques répétées contre le Hezbollah, ni aux frappes israéliennes menées sur le sol iranien. Il l’avait fait sous le conseil des Emirats arabes unis surtout et d’autres pays du Golfe qui l’avaient incité à ne pas intervenir s’il voulait rester au pouvoir. Mal lui en a pris puisque ces conseils se sont avérés infructueux.

Cette non-assistance et cette stratégie de l’évitement ont eu au contraire un effet boomerang : les Russes et surtout les Iraniens, en voyant l’offensive de HTS, n’ont pas jugé utile de lui prêter main-forte. D’abord, pour le punir, ensuite parce qu’ils ont vu que son armée n’était plus en mesure de se battre pour sa survie. C’est ainsi que l’axe de la résistance s’est affaibli. En réalité, l’axe de la résistance, c’est une ceinture de sécurité pour les Iraniens. L’Iran a déplacé ses frontières au-delà de ses frontières naturelles. C’est de cette façon qu’il a réussi à se mettre à l’abri, à sécuriser son programme nucléaire et à sécuriser le régime iranien.

Cette ceinture comprend les Haouthis au Yémen, le Hezbollah au Liban et les milices chiites irakiennes, à quoi s’ajoutent également des milices iraniennes, pakistanaises, afghanes et ouzbèkes qui combattent en Syrie. Aujourd’hui, il y a un affaiblissement du côté du Liban, je dirais même un grand affaiblissement du Hezbollah. En Syrie, on assiste à une évacuation complète de cette influence iranienne. Les milices iraniennes qui étaient présentes en Syrie s’y étaient implantées au nom de la défense de mausolées chiites importants qui se trouvent notamment à Damas. A la lumière de ces développements, on peut conclure que Téhéran a subi un échec inédit dans sa stratégie.

  • Dans quelques jours, Donald Trump va faire son grand retour à la Maison-Blanche. Peut-il aider à lever les sanctions internationales qui continuent à peser sur la Syrie ?

C’est la question principale. Cette nouvelle carte qui se dessine au Moyen-Orient, et dont on ignore encore les contours précis, s’est accélérée et imposée justement par anticipation. Elle a anticipé l’arrivée de Trump. C’est pourquoi les Turcs ont précipité leur offensive sur Damas, et que les Israéliens ont voulu aussi en finir avec le Hezbollah. Tout cela pour imposer une nouvelle carte dans la région, de nouvelles alliances, et une nouvelle configuration au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Le président Trump ne pourra que composer avec cette nouvelle carte, partant de l’idée qu’il est hostile aux guerres.

Donald Trump a une autre forme de gouvernance. Il a une gestion des dossiers internationaux qui obéit à un schéma transactionnel. Tout est un deal pour lui. Il lui sera difficile de s’opposer frontalement à la Turquie qui est aujourd’hui le grand vainqueur du changement qui s’opère en Syrie. Il lui sera encore plus difficile de s’opposer au plan israélien. Les Israéliens veulent eux aussi imposer leur carte géographique de façon à avoir un environnement complètement acquis à l’État hébreu. Ainsi, la perspective du retour de Donald Trump aux affaires a été un accélérateur dans cette reconfiguration des alliances au Proche-Orient. Maintenant, est-ce qu’il va aider la nouvelle direction à Damas ?

Trump est un homme pragmatique, assez prévisible sur les décisions qu’il va annoncer.  On voit déjà que l’administration de Joe Biden va plus vite que les Européens. Le Trésor américain vient d’annoncer la levée graduelle des sanctions qui frappent la Syrie. Certes, la licence délivrée par Washington est limitée à six mois mais au moins elle permet au gouvernement syrien de fonctionner. Donc on voit bien que les Américains sont prêts à accorder une certaine légitimité aux nouvelles autorités syriennes tant que ces dernières acceptent les conditions américaines. Deuxième élément : l’Arabie Saoudite comme première destination de la diplomatie syrienne, sous l’instigation d’Ahmad Al-Charaa, n’est pas fortuite.

Les nouvelles autorités savent très bien le pouvoir de persuasion dont jouit Mohammad Ben Salman auprès de l’administration américaine. On sait la proximité entre Mohammad Ben Salman et Donald Trump puisque Trump était le candidat favori des monarchies du Golfe. Les nouvelles autorités se disent que Mohammad Ben Salman peut donc plaider leur cause auprès de Trump au nom de la lutte contre les « ennemis » des États-Unis, à savoir la Russie et l’Iran.

Dernièrement, la France a qualifié l’Iran de « principal défi sécuritaire américain ». C’est une première. Jusqu’à maintenant, les Français, les Européens, avaient toujours une certaine nuance quand ils parlaient des Iraniens. Je pense que le président Trump pourrait se montrer sensible aux arguments des monarchies du Golfe, et notamment de l’Arabie Saoudite. Et si les nouvelles autorités syriennes s’inscrivent dans ce registre-là, en tournant le dos à l’Iran et à la Russie, et en évitant tout conflit avec Israël, le Président Trump n’hésitera pas à entamer une levée des sanctions qui frappent la Syrie.

  • Parmi les images les plus saisissantes qui nous viennent de Syrie depuis la chute de Bachar Al-Assad, la découverte de l’horreur de la prison de Saydnaya et des autres centres de détention qui en disent long sur l’ampleur de la répression sous le régime déchu. Pour vous, une justice transitionnelle est-elle possible en Syrie ?

La justice transitionnelle est l’une des conditions de la réussite d’un processus transitionnel. Mais c’est une forme de confort et de luxe. Tous les États n’ont pas les moyens de s’offrir une justice transitionnelle.

  • Pour quelle raison ?

Parce qu’elle s’inscrit dans ce processus long et compliqué qui est celui de la transition démocratique. Il s’agit de mettre sur pied des instances juridiques.

  • A l’image de la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud ?

Exactement. Il y a l’Afrique du Sud, il y a aussi l’exemple de l’Argentine qui a procédé à la mise en place de cette justice transitionnelle, ou encore la Tunisie. Ces pays ont eu recours à des commissions Vérité et Réconciliation. Vous avez aussi certains États qui ont décrété une amnistie par référendum ou un autre mécanisme. Car il faut que ça soit accepté.  C’est une étape très importante pour, à la fois, promouvoir la réconciliation nationale et c’est aussi une manière de lutter contre l’impunité. Il n’est pas normal de construire une nouvelle Syrie en vivant avec le souvenir et la douleur de ces atrocités commises par le régime de Bachar Al-Assad. L’amnistie n’est pas une amnésie.

  • L’expérience syrienne peut-elle réussir là où les « Printemps arabes » ont échoué ?

Permettez-moi de ne pas être d’accord avec vous. Je l’ai toujours dit : il y a des changements qui réussissent et des changements qui ne réussissent pas. Il y a des révolutions qui aboutissent et il y a des révolutions qui sont en attente. La réussite d’une transition n’est jamais garantie d’avance. Souvent, les transitions marquent des pauses.

Elles peuvent même reculer et produire ce qu’on appelle la mise à jour ou la restauration de l’autoritarisme. On en a un parfait exemple avec l’Égypte. Regardez le Yémen ou la Libye où vous avez carrément une guerre civile. Mais est-ce la faute de la population qui a manifesté d’une manière pacifique pour demander à s’affranchir d’un régime autoritaire ? Non. Dans le cas syrien et dans le cas libyen, le régime a choisi la radicalisation et la violence en affrontant la population au lieu d’engager tout de suite des réformes politiques, lesquelles réformes nécessitent un partage de pouvoir et un partage aussi des richesses.

Il faut savoir que les Européens étaient à deux doigts de normaliser avec Bachar Al-Assad. Pour des raisons de sécurité liée à la présence de leurs ressortissants djihadistes en Syrie, les pays européens ont entamé des contacts avec les services de renseignement syriens. Sans l’offensive de HTS, Bachar Al-Assad était sur la voie de la normalisation. Mohammad Ben Salman l’avait même invité à deux reprises, pour assister au Sommet de la Ligue arabe puis au Sommet islamique.

Mais il y a eu un effet d’accumulation. Les Syriens ont attendu 14 ans pour que le régime tombe. Certes il est tombé suite à une offensive de ceux qui se sont mis contre ce qu’on pourrait appeler les « démocrates ». Mais ce serait une insulte et une injustice faite au combat des démocrates syriens que de dire que Bachar Al Assad est tombé uniquement grâce à l’offensive de HTS et de la Turquie.

Non. Ce résultat est l’aboutissement de l’accumulation de luttes successives, depuis les premières manifestations pacifiques de Deraa jusqu’à l’offensive de HTS. C’est cette pugnacité de l’opposition, cette contestation continue, qui est parfois froide, souterraine, qui a conduit à cet effondrement de l’intérieur. Le régime de Bachar Al-Assad n’était plus que l’ombre de lui-même. Il était sous-perfusion, maintenu en vie grâce au soutien des Russes et des Iraniens. Ceci juste pour vous dire que les autres expériences de ce qu’on appelle « le Printemps arabe » n’ont pas démérité.

On ne peut pas parler d’« échec ». Elles ont quand même provoqué des changements. Pas forcément une démocratie, mais au moins, aujourd’hui, les régimes autoritaires sont devenus sensibles aux demandes de la population ; au désir d’émancipation, de liberté, de réforme, exprimé par les citoyens. Le problème de la Syrie est qu’elle n’a pas de moyens financiers. Or une transition a besoin d’un financement. Il faut beaucoup de fonds parce qu’il y va y avoir un coût économique et social à supporter. L’ouverture du système a besoin d’une locomotive acceptée, consensuelle, pour diriger la transition.

Elle ne l’a pas. Ce n’est pas HTS qui a ce consensus. En revanche, la Syrie a des esprits libres, elle a des volontés décidées à aller de l’avant. On a parlé de Saydnaya, de la torture. Le peuple syrien a fait preuve de résilience, et cette résilience, cette opiniâtreté, constituent une force très importante. Même si la transition menée par HTS venait à échouer, les Syriens vont recommencer. C’est le propre même des transitions et des vagues de changement politique. Elles sont compliquées, elles sont douloureuses, et surtout, elles sont incertaines. L’incertitude est le propre d’une transition politique.

BIO-EXPRESS

Hasni Abidi est politologue, spécialiste de la région MENA. Il est cofondateur, en 1999, du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) à Genève, le premier centre de recherche sur le monde arabe en Suisse. Il est également membre du Panel international sur la sortie de la violence.

Titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’Université de Genève, Hasni Abidi assure un séminaire au Global Studies Institute de l’Université de Genève sur «la politique méditerranéenne de l’UE», un cours sur la «géopolitique du Moyen-Orient» et un séminaire hebdomadaire sur les «nouvelles dynamiques institutionnelles au Moyen-Orient».

Chercheur invité à l’Université Paris I durant plusieurs années, Hasni Abidi enseigne également à Sciences Po. Campus de Menton. Ses travaux portent sur l’évolution politique au Proche et Moyen-Orient et en Afrique du Nord, et les contours des transitions engagées dans le monde arabe.

Hasni Abidi est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels Le Moyen-Orient selon Joe Biden, (dir) (éd. Erick Bonnier, Paris, 2021), Moyen-Orient : le temps des incertitudes (éd. Erick Bonnier, 2018), Petit lexique pour comprendre l’Islam et l’islamisme (Erick Bonnier, 2015) et Le Monde arabe : entre transition et implosion (dir). (Erick Bonnier, 2015).

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