Gazage des grottes durant la guerre de Libération : Une stratégie de génocide délibérée de l’armée d’occupation

16/03/2025 mis à jour: 08:34
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Photo : D. R.

Par Mostéfa Khiati (*) Médecin chercheur

La découverte dans la commune de Chigara, wilaya de Mila, il y a quelques jours d’un chahid avec tous ses effets était prévue et peut se répéter dans l’avenir. Le chahid a été découvert dans une grotte, Kef Bouachra, enclavée dans une montagne au relief très escarpé et éloignée d’une vingtaine de kilomètres du siège de la commune.

Le squelette retrouvé est celui du chahid Messaoud Yacoub, découvert lors d’une exploration de la caverne par des spéléologues amateurs de Constantine. Une cellule d’urgence a immédiatement été constituée par la gendarmerie locale faisant appel au secteur militaire, à la Protection civile et à une unité de cette dernière spécialisée dans l’accès aux endroits difficiles. La mort du chahid remonte à 1959. Il avait à côté de lui son arme, un fusil de chasse à double canon, une ceinture de munitions, un poignard, des pièces de monnaie, du nécessaire d’hygiène personnelle (matériel de rasage, peigne, miroir), une lampe de poche, un stylo et une lettre où on peut lire des vers dédiés à la guerre de Libération et des minutes sur les derniers jours de sa vie dans la grotte où il relate son attaque par l’armée française.

La caverne d’accès très difficile est d’une longueur de 200 mètres, elle est escarpée et très étroite par endroits avec des passages de 25 centimètres de largeur ne laissant passer qu’une seule personne. Après une première exploration de la caverne par une unité cynophile de la Gendarmerie nationale pour s’assurer qu’il n’y a pas de gaz ou d’explosifs, la gendarmerie en partenariat avec la Protection civile et les éléments des clubs amateurs de spéléologie de Béjaïa et de Constantine a extrait le squelette du chahid avec tous ses effets. L’opération a duré prés de 48 heures, les 5 et 6 mars 2024.

Des découvertes attendues

Lors de la visite à Alger de l’association Maurice-Audin le 31 mai 2022 qui comptait notamment des historiens, Christian Lafaye a été le premier historien français à citer des témoignages d’anciens combattants français qui ont participé à la guerre chimique en Algérie pendant la guerre d’indépendance (1954-1962).

Face à la fermeture de certaines archives importantes en France, l’historien a exprimé son souhait à une collaboration entre chercheurs français et algériens et la société civile pour construire les corpus de sources susceptibles d’éclairer cette page sombre de l’histoire coloniale française. Ce n’est en effet que récemment qu’on a commencé à parler de la guerre des grottes : «Le 17 juin 2022, le journal ‘L’Humanité’, sous la plume de Latifa Madani, publiait une page complète sur ‘l’impensée de la guerre des grottes’ en France.

Au début du mois de juillet, la journaliste Nora Boubetra et son équipe de France 3 consacraient un reportage diffusé au journal télévisé national sur le sujet à une heure de grande écoute.» Etant donné que la France refuse de donner des informations sur son passé colonial et qu’elle interdit l’accès aux archives militaires, il est possible de compter sur soi. Dans le livre «Génocides coloniaux.

Enfumades, emmurements et gazage de grottes», publié en 2022 chez ANEP Editions, je proposais d’établir une cartographie des grottes situées dans les montagnes algériennes et de procéder à une vérification sur l’usage de gaz par l’armée française contre les résistants algériens ou les civils retranchés à l’intérieur de ces excavations de montagnes grâce à des équipes multidisciplinaires.

La découverte de Kef Bouachra de la commune de Chigara dans la wilaya de Mila est la dernière d’une série de découvertes faites depuis le recouvrement de l’indépendance nationale. Selon l’historien français Christian Lafaye, «des milliers de sites contenant des corps portés disparus pourraient faire l’objet d’une investigation pour leur identification», d’où «la nécessité de retrouver les cartes permettant l’exploitation de ces sites».

Un véritable génocide

La France coloniale a été rattrapée par son passé colonial avec la diffusion d’un documentaire par la télévision suisse Algérie, sections armes spéciales le 9 mars 2025. Violant délibérément le protocole de Genève de 1925 d’interdiction d’utilisation de gaz, la France en a fait de cet usage une stratégie de lutte de 1956 à 1962.

«Le film montre l’utilisation par la France d’armes chimiques contre les Algériens pendant la guerre d’indépendance et repose sur les recherches de l’historien Christophe Lafaye.» Le document montre que la décision de cet usage a été donnée par le ministre d’Etat aux Forces armées au commandant supérieur des Forces armées françaises en Algérie. Il s’agit donc d’un crime d’Etat. Le film qui était programmé par la Télévision française s’est vu subitement retiré de la programmation. Selon l’historien Christophe Lafaye, les armes chimiques ont été utilisées dans environ 8000 à 10 000 cas pendant la guerre, et 440 cas ont été documentés.

Le caporal Roger Clair qui faisait partie de la 27e division d’infanterie alpine a écrit un livre sur son passé de militaire en Algérie. Dans le livre qui est paru en 1997, il «donne des détails glaçants sur la toxicité des gaz persistants à base de chlore et d’oxyde de carbone ou de l’arsine délivrée de l’hydrure d’arsenic et de l’ypérite, autrement dit du gaz moutarde». Yves Cargnino est un engagé militaire depuis 1956, il avait 23 ans, il reconnaît qu’il était «chef de la première équipe au sein de la section arme spéciale alias section grotte de la 75e compagnie du génie aéroporté, 50 bonshommes à former, sur le tas».

Yves Cargnino reconnaît que l’utilisation des gaz était systématique : «Si les rebelles refusaient de se rendre, on les utilisait [les gaz].» Sous la forme de grenade, ou sous la forme de «pots de 5 kg libérés dans les grottes, formant un brouillard de 5000 m³». Il reconnaît avoir participé personnellement à 95 opérations entre 1959 et 1961, ayant abouti à la mort d’environ 200 indépendantistes algériens. Ce chiffre paraît volontairement minimisé par l’ancien militaire, il peut être décuplé. D’ailleurs, Christophe Lafaye estime que «de nombreux corps n’étaient pas sortis des grottes, car difficiles à retirer. Les soldats pratiquaient alors le dynamitage de l’entrée de la grotte».

Selon les historiens, plus de 2000 militaires français auraient participé à cette «guerre des grottes». «En Algérie, de 2500 à 3000 hommes, appelés et cadres, ont été envoyés en mission dans les grottes, selon le journal français l’Est Républicain.» Ce dernier chiffre est cité par Yves Cargnino qui ajoute : «Nous étions entre 2500 et 3000. Nous avons eu beaucoup de pertes. C’est là que nous avons utilisé des gaz qui étaient soi-disant autorisés par la Convention de Genève (…).»

L’utilisation de gaz de combat contre les moudjahidine n’est pas chose aisée même entre des mains spécialisées. De nombreux militaires françaises en furent victimes. Ainsi, il semble que la majorité de ces militaires français soit décédée prématurément. «Nous étions une dizaine encore vivants il y a 15 ans», déclare Yves Cargnino, il cite Jean-Pierre C., «un gars du quartier de la Méchelle qui était sous mes ordres, mort à 58 ans à la veille de la retraite de soudeur à l’Alsthom, et qui avait une fille handicapée, sans doute une conséquence de ce que l’on a pris».

Il cite un autre sapeur qui a lui aussi engagé un procès pour obtenir la reconnaissance d’une invalidité militaire, mort pendant la procédure. «Il était déjà grabataire, invalide à 100 %, cet homme devrait être déclaré mort pour la France», note Yves Cargnino.

En 2017, Yves Cargnino a gagné son procès d’invalidité. Il est sous oxygène en continu et prend quotidiennement une dizaine de médicaments. «Ça a démarré par des bronchites, puis j’ai été hospitalisé plusieurs fois», explique-t-il. «15 ans de bagarres pour faire jurisprudence.» Il ne se bat pas «contre l’armée ni contre la France, mais pour la vérité». Il pense à tous ceux qui n’ont pas sa détermination. Il a eu la médaille militaire à 25 ans. Et la Légion d’honneur en 2017.

Un bilan très lourd

Les montagnes de Djerrah comptent quatre grottes dans la commune d’Ammal, dans la wilaya de Boumerdès. A la fin de l’année 1956, plus de 200 Algériens entre civils et moudjahidine s’y étaient réfugiés. Les grottes ont été cernées par l’armée française qui connaissait bien la tribu des Ammal. Le colonel Robin disait d’elle en 1901 : «Les Ammal : tribu rebelle très opiniâtre.» Leurs villages ont été brûlés en 1871 par le colonel Lallemand.

Ils ont aussi été châtiés en 1957, les neuf villages qui abritaient les différentes fractions de la tribu : les Ouled Douhan, Ouled Djerrah, Ouled Boulemou, Ouled Hini, Bou Dahmoune, Ouled Ighfigher, Aïn Soltane… ont été brûlés par l’armée française et leurs habitants regroupés dans des camps. Les quatre grottes ont été emmurées, celle de Tafraout a été «bétonnée», elle renfermait 70 personnes, puis du gaz asphyxiant a été injecté à l’intérieur des grottes à l’aide de pompes. Des tous les assiégés, il n’y eut que deux rescapés : Laïhaoui Aïssa et Saïd Ouberhi qui en a le témoignage au journal Le Soir d’Algérie en juin 2009.

Certaines grottes renfermaient 200 à 300 personnes. Ghar Benchettouh près de la montagne d’Ouled Soltane à Terchiouine abritait 118 personnes lors de l’attaque par l’armée française en mars 1959. Ghar Layachine, dans la wilaya de Tissemsilt, comptait plus de 80 moudjahidine lors de son attaque en octobre 1959 par la soldatesque coloniale. Ils se sont dispersés dans les anfractuosités de la grotte.

L’historien Amar Belkhodja s’est rendu sur les lieux où il a rencontré des témoins : «El Atteuf Kaddour, 73 ans, raconte : ‘Je faisais partie d’un groupe de 7 personnes – 2 civils et 5 djounoud – Nous savions que nous étions encerclés de toutes parts. Nous avions décidé de rester sur-place. Sept jours et sept nuits s’étaient écoulés, sans eau ni nourriture. Dès le deuxième jour, les soldats français commençaient à nous projeter des grenades lacrymogènes pour nous déloger. Nous avions toutefois pu supporter ce premier jet.

Dehors, les Français mijotaient d’autres méthodes de destruction. Ils firent introduire un tuyau et à l’aide de compresseurs, ils injectèrent à l’intérieur de notre chambre souterraine un gaz nocif, meurtrier. Nous sentions tout notre corps brûler. Nous subissions toutes sortes de malaises : étourdissements, pertes de connaissance, vomissements...’ Au septième jour, moribonds, nous avions résolu de quitter les souterrains.

Certains d’entre nous avaient déjà péri d’asphyxie et d’intoxication violente. Amrous Belkharoubi est mort à l’intérieur de la grotte. Dehors, les soldats français avaient dressé un campement permanent. Les premiers interrogatoires commençaient, suivis de tri. Les uns étaient conduits au centre du barrage d’Oued Fodda, les autres directement au tristement célèbre centre de torture et d’internement de Beaufils, dans la commune d’Ouled Farès. D’autres encore furent carrément dénudés et jetés par-dessus bord d’un hélicoptère dans les eaux du barrage d’Oued Fodda. Ce fut le cas du chahid Mohamed Rachedi.

Certains de ceux qui avaient quitté Ghar Layachine se trouvaient très mal en point. Ils avaient succombé quelques jours après leur sortie de la grotte gazée. Saâdi Benaïssa, Saâdi Mokhtar, Soukri Ali, Laâbani Saïd, Zouich Mohamed sont tous morts à Beaufils des suites du gaz mortel injecté en grosses quantités dans les grottes. El Atteuf Djilali, Nichani Ahmed, El Atteuf Miloud comptent parmi les rescapés du gaz meurtrier de Ghar Layachine.

Après ces opérations, des djounoud ont été capturés sans avoir été blessés. Ils étaient immobilisés par des gaz. C’était le cas d’Ahmed Arslane, morchid de la Wilaya IV arrêté le 15 mai 1959 et interné au camp de Damiette avec des PAM (pris les armes à la main, euphémisme utilisé par l’armée française pour désigner les moudjahidine prisonniers de guerre) ayant plusieurs blessures et qui remarquèrent qu’ils n’en avaient aucune.

Le nombre de victimes dépend de l’étendue de la grotte et des installations qui s’y trouvent (infirmeries, foyers militaires...), remarque Sadek Sellam. Un seul bombardement chimique a fait 150 morts en 1959. Il y eut entre 8000 et 10 000 bombardements. Il devient difficile de continuer à parler de 300 000 victimes de toute la guerre, note l’historien algérien Sadek Sellam dans un message envoyé à Benjamin Stora. M. Kh.

(*) Auteur de Génocides coloniaux (Anep 2022) et de Usage des armes chimiques et biologiques durant l’occupation française (OPU 2025)

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