Dr Laurent Chalard. Membre de European Center For International Affairs (Ecai -Bruxelles) : «…Ces facteurs peuvent évoluer favorablement dans le temps pour l’Algérie, rien n’étant gravé dans le marbre!»

16/02/2025 mis à jour: 06:05
1090

Jugeant que le contexte actuel (nouvelle crise diplomatique entre Alger et Paris) est loin d’être favorable à la révision, «légitime» à ses yeux, de l’accord d’association, le Professeur Laurent Chalard, Docteur en géographie (Paris IV Sorbonne), ses travaux portant sur la géographie urbaine, la géographie de la population et la géographie politique, se dit toujours incapable de «comprendre pourquoi les dirigeants français et algériens sont constamment en conflit ?»  Alors que, insiste-il, «c’est nullement dans les intérêts géostratégiques des deux pays, qui, au contraire, ont tout intérêt à coopérer». 

 

D’après le consultant et membre de European Center for International Affairs (ECAI), l’un des think-tanks les plus influents de Bruxelles, si l’Algérie, malgré sa proximité géographique, son potentiel marché de plus de 45 millions de personnes et une présence migratoire non négligeable, en France surtout, est considérée très peu attractive pour les investisseurs européens, c’est pour plus d’une raison : la principale étant «l’absence de liens économiques, historiques et migratoires avec la plupart des Etats européens en-dehors de l’ex-puissance coloniale. L’Allemagne, première puissance économique européenne et grosse pourvoyeuse d’investissements directs à l’étranger, est liée à la Turquie depuis le XIXe siècle, avec à la clé la présence d’une forte communauté turque sur son sol», nous expliquait-il dans un précédent entretien. Ce faisant, «l’Allemagne et plus globalement les pays germaniques (Autriche, Pays-Bas…) ont privilégié l’investissement vers la Turquie plutôt que vers l’Afrique du Nord, l’Algérie notamment». Pour cette Europe du Nord, le moteur économique du continent, dit-il, l’Algérie est invisible, ne faisant pas partie de sa sphère de développement. En conséquence, «par leur positionnement géographique sur les rives septentrionales de la Méditerranée, les potentiels principaux investisseurs européens en Algérie s’avèrent être les Etats d’Europe du Sud, principalement, la France, l’Italie et l’Espagne». Cependant, «pour des raisons historiques et de proximité géographique, l’Espagne est tournée vers le Maroc alors que l’Italie regarde plutôt vers la Tunisie, l’Algérie ne les intéressant guère jusqu’ici».  

 

Propos recueillis par  Naima Benouaret

 

La révision de l’accord d’association s’est enfin mise en route. Du côté algérien, cet accord est perçu comme asymétrique, étant donné qu’il a favorisé un déficit commercial chronique avec l’UE sans contribuer significativement à la diversification de notre économie. De l’autre, la Commission européenne se plaint des restrictions aux exportations et aux investissements européens que les autorités algériennes auraient imposées depuis 2021. Qui a tort, qui a raison, selon vous ?   


La question ne se pose pas exactement de cette manière, chacun des partis avançant des arguments recevables. En effet, l’objectif d’un accord d’association à vocation commerciale est, comme le disent à raison les autorités algériennes, d’entrer dans une logique de «gagnant-gagnant», c’est-à-dire que les deux entités politiques en perçoivent des bénéfices économiques. Or, concernant l’accord d’association entre l’Algérie et l’Union européenne, ce n’est manifestement pas le cas, les deux partis n’y voyant pas les résultats qu’ils en attendaient. D’un côté, l’Algérie n’a guère connu une amélioration de sa balance commerciale avec l’UE, constamment déficitaire, les produits manufacturés européens venant concurrencer les produits algériens sur le marché intérieur, alors que les investissements européens restent grandement limités. D’un autre, pour les Européens, le marché algérien ne s’est pas suffisamment ouvert, d’où un recul de la valeur des exportations entre 2015 et 2023 ne permettant pas de faire de l’Algérie un partenaire commercial majeur. A l’arrivée, tout le monde est donc déçu, rejetant la faute sur l’autre.  


Parmi vos collègues du monde universitaire, il y en a certains qui estiment être venu le moment de «faire une évaluation objective, factuelle des résultats de cette association et la rendre publique pour que les peuples, algérien et européen, soient informés». Seriez-vous de cet avis ? 

Lorsque l’on est mécontent des résultats d’un accord, il est assez logique de vouloir en faire une évaluation, sous réserve qu’elle soit menée par des organismes indépendants des deux entités politiques s’associant, l’Union européenne et l’Algérie, pour que ses conclusions soient réalistes et n’entrent pas dans une logique politique qui existe malheureusement souvent en arrière fond de toute coopération dans le domaine économique. Sur le principe, ce n’est donc pas une mauvaise idée, mais encore faut-il trouver de bons experts internationaux pour que les résultats de l’évaluation puissent être considérés comme fiables, d’autant que les mauvaises langues disent qu’il existe autant de critères d’évaluation que de potentiels experts !

«Cette révision sera menée avec souplesse et dans un esprit amical sans entrer en conflit, car nous entretenons des relations normales avec les Etats de l’UE, y compris la France», déclarait, début octobre 2024, le président algérien Abdelmadjid Tebboune. Aujourd’hui, les relations entre Alger et Paris ne sont plus les mêmes. D’après vous, la crise diplomatique, sans précédent, de ces derniers temps et elle n’est pas près de s’apaiser, risque-t-elle d’agir sur le bon déroulement des nouvelles négociations, bien que la France n’ait plus le poids décisif d’avant au sein de l’UE ?

Il est évident que les mauvaises relations actuelles entre Alger et Paris ne peuvent qu’avoir un impact négatif sur les négociations commerciales entre l’Algérie et l’Union européenne, étant donné le poids politique majeur de la France dans cette organisation, qui repose sur un binôme franco-allemand. Même si le poids de la France a eu tendance à reculer au cours de la dernière décennie, il n’en demeure pas moins très important dans un contexte de solidarité européenne et Paris peut effectivement exercer des pressions pour ne pas faciliter la mise en place d’un nouvel accord plus favorable aux intérêts algériens. Le processus de renégociation de l’accord arrive donc au plus mauvais moment pour faire avancer la cause algérienne. Dans ce cadre, il faut espérer un désamorçage rapide des tensions politiques de part et d’autre de la Méditerranée, la raison finissant par l’emporter sur la passion pour le bien de tous.

 

Extrêmement décevante pour l’Algérie, s’avère être l’évolution des principaux indicateurs économiques. Au niveau du taux de croissance, l’accord d’association n’ayant pas conduit à un boom économique, comme cela a pu être le cas dans d’autres pays, en Turquie, par exemple, avec l’accord d’Union douanière conclu avec l’UE en 1995, admettiez-vous. L’obstacle, où se situe-il au juste ? L’Algérie aurait-elle été moins «docile» dans l’application de certaines dispositions, probablement tues, du texte ?  

 

Il est difficile de considérer la Turquie de Recep Erdogan comme «docile» vis-à-vis de l’Union européenne, au contraire ! Plus qu’une question de docilité, cette situation relève de différents éléments qu’il convient de mieux prendre en compte de la part des autorités algériennes afin d’éviter de nouvelles désillusions. Le premier est le positionnement géographique. La Turquie est un pont entre l’Europe et l’Asie alors que l’Algérie est à l’heure actuelle un cul de sac, le commerce transsaharien étant quasi arrêté du fait de l’insécurité régnante depuis des décennies dans les pays du Sahel. Le deuxième élément est une question de relations historiques. 

La Turquie est très liée à l’Allemagne, avec laquelle elle conserve des relations cordiales, alors que l’Algérie est liée à la France, avec laquelle les relations ont toujours été compliquées depuis l’indépendance, une méfiance réciproque régnant de part et d’autre de la Méditerranée. Le troisième élément relève d’une question de choix géostratégiques. Même si ces dernières années, la Turquie a affiché des velléités d’indépendance, elle demeure un membre de l’OTAN, la principale organisation militaire du monde, tandis que l’Algérie n’appartient à aucune alliance, son héritage la rapprochant plutôt de l’ancien monde communiste, c’est-à-dire la Russie et la Chine et donc des BRICS+, perçus par les Européens comme des concurrents, voire des ennemis, comme en témoigne la guerre en Ukraine.

 Ces différents éléments parmi d’autres expliquent pourquoi l’Algérie a beaucoup plus de mal à émerger économiquement que la Turquie, en gardant en tête que ces facteurs peuvent évoluer favorablement dans le temps pour l’Algérie, rien n’étant gravé dans le marbre ! 

Copyright 2025 . All Rights Reserved.