Paris a toujours été l’une des destinations privilégiées de la nomenklatura algérienne pour y «planquer» son argent et pour acheter des appartements de luxe dans le «16e» et autres biens immobiliers ayant pignon sur rue à Paname. Et dans le cadre des efforts déployés pour la récupération des biens mal acquis détenus par d’anciens responsables algériens en France, l’Algérie a sollicité l’aide de la justice française.
Ces dernières années, la question du recouvrement de biens mal acquis détenus par d’anciens responsables algériens dans des pays étrangers revient régulièrement sur le devant de la scène et alimente parfois avec passion le débat public.
Le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, en a même fait son cheval de bataille. On s’en souvient, c’était l’une de ses promesses de campagne alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle du 12 décembre 2019.
Dans l’un de ses meetings, il annonçait solennellement qu’il s’engageait à «récupérer les fonds volés», et «si je ne parviens pas à récupérer leur totalité, assurait-il, je veillerai à récupérer une bonne partie de ces fonds» (dépêche APS du 24 novembre 2019).
En avril 2021, lors d’une de ses rencontres périodiques télévisées avec la presse, et faisant le point sur le sujet, il déclarait : «Nous avons commencé à récupérer des biens immobiliers en France, y compris des appartements et des hôtels particuliers.» Et de marteler : «Je n’abandonnerai pas mes promesses de récupérer l’argent volé.»
Tout récemment encore, et comme pour appuyer cet engagement à aller le plus loin possible dans cette bataille pour la restitution des biens détournés, le ministère de la Justice a organisé un important séminaire à l’intitulé on ne peut plus éloquent : «Les enquêtes économiques et financières complexes : identification, saisie et confiscation des avoirs criminels». Le séminaire, financé par l’Union européenne dans le cadre d’un programme d’aide à la justice algérienne, s’était étalé sur trois jours, précisément du 29 au 31 mai 2022.
Lors de cette rencontre, Mokhtar Lakhdari, directeur général de l’Office central de répression de la corruption (OCRC), avait abondamment abordé la problématique des biens mal acquis et évoqué les difficultés procédurales auxquelles bute la justice algérienne pour rapatrier ces fonds illicites.
L’Algérie «n’était pas préparée» à ce phénomène, avouait alors M. Lakhdari. «Elle était obligée d’apporter une réponse, avec les textes qu’elle avait sous la main, dans le cadre du respect des droits et libertés des justiciables, surtout en matière de saisie et de récupération des biens mal acquis, ou de leur valeur.» (voir El Watan du 31 mai 2022). Le directeur de l’OCRC révélait dans la foulée que «des biens mal acquis ont été transférés particulièrement vers la France, l’Espagne, la Turquie et les Émirats arabes unis».
«Une dizaine de demandes ont été traitées»
En parlant de la France, force est de constater en effet que Paris a toujours été l’une des destinations privilégiées de la nomenklatura algérienne pour y «planquer» son argent et pour acheter des appartements de luxe dans le «16e» ou du côté de Neuilly, la banlieue chic parisienne.
Et dans le cadre des efforts déployés pour la récupération d’au moins une partie de ce patrimoine, l’Algérie a sollicité l’aide de la justice française. Selon des sources judiciaires au fait du dossier, 43 demandes de commissions rogatoires pour le recouvrement de bien mal acquis qui se trouvent en France ont été introduites auprès de la justice française.
Parmi ces 43 affaires impliquant d’anciennes personnalités proches du sérail, probablement sous l’ère du président déchu Abdelaziz Bouteflika, et dont l’identité n’a pas été révélée, «une dizaine de demandes ont été traitées en exécution d’une commission rogatoire internationale» indiquent nos sources. «Cela date d’une année», signale-t-on encore à propos de cette procédure. Pour l’heure, précisent nos interlocuteurs, il n’y a pas eu de saisie ou de confiscation de biens dans le cadre des enquêtes qui sont en train d’être menées sur ces infractions financières.
Il est important de souligner que l’Algérie et la France sont liées par une «convention bilatérale d’entraide judiciaire en matière pénale». Cette convention a été signée à Paris le 5 octobre 2016 et a été ratifiée ensuite par l’Algérie le 25 février 2018.
Cet accord a permis de mettre en place un «cadre juridique commun» pour le traitement des affaires de spoliation de ressources publiques. Dans l’article 1er de ce texte, il est clairement indiqué que son domaine d’application s’étend à «l’exécution des décisions de confiscation et le recouvrement des avoirs».
Cette assistance technique marque sans doute un tournant dans la coopération judiciaire entre Alger et Paris. C’est bien la première fois dans l’histoire des relations algéro-françaises que les magistrats des deux pays travaillent de façon étroite dans l’objectif de lutter ensemble contre le crime économique. L’enjeu, signale-t-on, est de «lutter contre la corruption et de récupérer l’argent détourné au profit des populations».
Le niveau d’entraide sur le dossier des biens mal acquis est jugé plutôt appréciable. «Ce qui a changé, c’est l’intensité des échanges entre les magistrats des deux pays ces deux dernières années», se félicitent nos sources.
Concrètement, cette coopération pénale se traduit par des «demandes d’entraide judiciaire» formulées par des magistrats spécialisés. «Les demandes se font de magistrats à magistrats».
En Algérie, «c’est le pôle économique et financier qui centralise les demandes». Côté français, l’autorité judiciaire qui supervise ces affaires est incarnée par le PNF, le parquet national financier. Les magistrats financiers qui instruisent les dossiers sont «indépendants» insiste-t-on. «C’est toujours un juge indépendant qui exécute les demandes de commission rogatoire», affirment nos interlocuteurs.
Des enquêtes «complexes et longues»
«Tout ça est nouveau», admet-on en parlant de l’architecture judiciaire qui encadre l’instruction des affaires de corruption et de détournement. Si en Algérie, la création du Pôle national économique et financier remonte à peine à 2020, en France, cette spécialité judiciaire n’est pas non plus une tradition ancienne. Créé officiellement en 2013, le parquet national financier est entré en action le 1er février 2014.
«Le PNF existe depuis huit ans seulement. Il a été créé après le scandale de l’affaire Cahuzac. Il s’occupe d’abord des affaires financières, dont la lutte contre la corruption, que cela concerne des personnes physiques ou des personnes morales», explique-t-on. Le patron du PNF, Jean-François Bohnert, avait pris part, faut-il le rappeler, à ce séminaire sur les enquêtes économiques et financières de mai dernier.
«Il est rare qu’il se déplace à l’étranger», souffle-t-on. M. Bohnert était accompagné de Nicolas Besson, directeur général de l’Agence française de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC).
Pour nos interlocuteurs, la participation d’une délégation française de ce rang est un «signal fort» qui témoigne de la volonté française d’accélérer la coopération pénale avec l’Algérie, en particulier sur la thématique de l’argent public détourné. L’un des enjeux de la visite, apprend-on, est d’aider l’Algérie à se doter elle aussi d’une agence de recouvrement des avoirs mal acquis sur le modèle de l’AGRASC.
Interrogés sur l’état d’avancement des enquêtes, nos sources ont un avis mitigé : «On est plutôt contents de la coopération mais on peut améliorer le temps qu’on met à répondre». «Vous savez, le temps de la coopération internationale est long».
A la faveur des demandes d’entraide judiciaire exprimées, il est surtout attendu d’enquêter sur le sol français sur l’origine des biens visés par la justice algérienne pour vérifier l’origine de ces biens et voir s’ils sont le produit d’une infraction.
Ce qui est attendu aussi de cette entraide judiciaire est de «faciliter les échanges d’informations pour obtenir la saisie et le gel de ces biens», au moins à titre conservatoire. «Il est souvent difficile d’appliquer à la fois la saisie et la confiscation. Ce qu’on peut faire, c’est d’assurer au moins le gel des biens», préconise-t-on. Mais pour l’heure, comme nous le disions, aucune saisie n’a été effectuée. L’examen des «43 affaires est toujours en cours». «L’objectif aujourd’hui est d’améliorer la vitesse de transmission des demandes», soulignent nos sources.
Et «plus, on a des échanges en amont, plus on va être efficaces». Justement, quid de la circulation des informations entre les deux rives ? «En amont, il y a une concertation entre magistrats et services de la police judiciaire», assurent nos experts. «Les magistrats communiquent entre eux directement, il y a des échanges par mail. Les magistrats du parquet financier leur apportent (à leurs homologues algériens, ndlr) leur assistance technique.»
«Il faut établir la traçabilité de l’argent»
Sur le terrain, les investigations menées sous la conduite des procureurs financiers en France n’est pas chose aisée. Pour chacune des 43 affaires visées par la justice, «il faut compter une cinquantaine de personnes à interroger».
«Ce sont des enquêtes complexes et longues» qui obéissent à une «procédure lente». Il faut savoir que ces investigations portent sur tous types d’avoirs : «Immobilier, comptes bancaires, sociétés écran, turques notamment, identifier les gérants officieux de la société...
Tout ça complexifie le chemin», observent nos sources. Et de faire remarquer : «Il faut arriver à prouver l’infraction ; établir la traçabilité de l’argent, voir par exemple s’il y a eu un virement qui a été effectué, à quelle période, est-ce avant ou après la passation d’un marché public soupçonné d’être à l’origine d’un fait de corruption»...
Si entre magistrats, les échanges sont fructueux, en revanche, entre les polices judiciaires, c’est moins fluide. «Le problème est que les polices ne se parlent pas» regrettent nos sources.
Autre écueil, et plutôt de taille: l’incompatibilité des lois. Certaines demandes tombent sous le coup de la «double incrimination», ce qui oblige parfois les juges à rejeter les demandes visant certains responsables. «Il faut répondre aux conditions juridiques du pays requis», arguent nos sources. «Ce n’est pas parce que la justice (algérienne, ndlr) a prononcé la confiscation de biens qu’elle doit être effectuée en France.»
Parmi les conditions exigées, «le droit à un procès équitable et le respect des droits de la défense». Ainsi, le déclenchement de l’entraide judiciaire avec commission rogatoire, «ce n’est pas automatique». «Il faut voir les garanties fixées par la loi pénale en France, distinguer ce qui est faisable de ce qui ne l’est pas».
Nos sources mettent aussi l’accent sur le fait que «le droit de la propriété en France est un droit inaliénable. On ne peut pas déposséder quelqu’un de tout. Il faut s’assurer que le bien ciblé est véritablement le produit d’une opération frauduleuse».
La difficulté réside également dans la volatilité des fonds détournés. Les réseaux mafieux sont connus pour être très habiles dans la dissimulation des gains de leurs activités criminelles. «C’est une délinquance astucieuse ; ils vont aller dans les paradis fiscaux.» «En France, si tu déposes 10 000 euros, tu dois justifier la provenance des fonds. Il y a aussi un organe comme Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) qui traque la délinquance financière.
Donc ils font attention, ils s’adaptent, cherchent à contourner les règles. Il (le délinquant financier, ndlr) peut d’un clic envoyer son argent au Panama. D’où la nécessité d’agir dans la discrétion pour préserver les chances de saisir ces avoirs illégaux» recommandent nos sources.
«Nous avons un objectif commun»
Pour ce qui est du sort des biens qui pourraient être éventuellement récupérés, nos interlocuteurs font savoir que «ce ne sont pas les magistrats qui gèrent ces biens». C’est l’appareil diplomatique qui prend le relais. «L’argent est restitué intégralement au pays requérant, à condition que ceux qui ont détourné cet argent ne soient plus au pouvoir», tranchent nos sources.
Au-delà de la coopération judiciaire sur la restitution des biens mal acquis, les magistrats français espèrent, en retour, l’aide de leurs homologues algériens, particulièrement en ce qui concerne les affaires de terrorisme. «Nous avons un objectif commun : c’est la lutte contre la délinquance financière et le crime organisé. Aujourd’hui, il y a une interconnexion entre les réseaux de grande criminalité: corruption, blanchiment d’argent, narcotrafic, terrorisme...Ces réseaux peuvent déstabiliser des États. Ils constituent une véritable menace pour nos démocraties. Il est donc important de développer la coopération juridique et les échanges d’informations entre les Etats. Il y va de la protection des peuples», plaident nos sources.
Et c’est tout l’esprit de la Convention des Nations unies contre la corruption de 2003, appelée aussi «Convention de Mérida» du nom de cette ville mexicaine où le traité international a été ouvert aux signatures du 9 au 11 décembre 2003. Ce texte fondateur, que l’Algérie a ratifié le 19 avril 2004, constitue le premier instrument mondial de lutte contre la corruption.
Cette convention a le mérite d’avoir posé la première pierre et le premier jalon d’une riposte concertée à l’échelle internationale pour contrer les effets dévastateurs de l’argent sale qui a mis en péril des Etats entiers.