Le jeune pianiste, Yanis Taleb, donnera un récital ce soir, à partir de 21h 30, au Théâtre national d’Alger (TNA). Artiste charismatique, il sait capturer les émotions en les exprimant à travers chaque note. Il est réputé pour l’élégance de son interprétation. Dans cet entretien, il revient sur ses débuts, sur son ardeur pour le piano et sur ses aspirations.
- Quel a été votre apprentissage musical ?
J’ai commencé le piano à Tlemcen, une ville où la musique andalouse règne en maître, mais où il n’existait pas de conservatoire de musique classique. Déterminé à apprendre malgré l’absence d’un cadre académique, j’ai entamé mon voyage musical en autodidacte à l’âge de 13 ans sur un vieux piano anglais datant de l’époque art déco (1920) , en m’appuyant sur mon oreille et ma passion pour l’instrument. Curieux d’explorer d’autres horizons musicaux et désireux de m’imprégner de l’héritage musical de ma ville natale, j’ai ensuite intégré un groupe de musique andalouse.
Cette expérience m’a permis de développer mon sens de l’improvisation, d’affiner mon oreille et d’enrichir ma compréhension des subtilités rythmiques et mélodiques propres à cet art ancestral. Plus tard, j’ai eu l’opportunité de poursuivre ma formation en France, où j’ai intégré un conservatoire de musique classique dans la ville de Vichy. Cette expérience m’a permis d’approfondir ma technique et d’élargir ma vision musicale.
Cependant, au fur et à mesure de mon apprentissage au conservatoire, j’ai réalisé que je préférais ma façon instinctive de faire la musique plus que de lire les partitions. Pour moi, la musique devait avant tout être une question de ressenti et de spontanéité. Je préférais écouter, mémoriser et jouer d’instinct plutôt que de me laisser guider par des notes figées sur une page. J’aimais avant tout être fidèle à ma propre manière de concevoir la musique, en la vivant pleinement, libre de toute contrainte académique.
- Qu’est-ce qui vous a amené à faire du piano exactement ?
Je me souviens d’un moment précieux de mon enfance. J’avais 6 ans, et mon père, qui jouait un peu de piano, m’avait pris dans ses bras pendant qu’il en jouait. Il m’a alors dit une phrase qui est restée gravée en moi : il aimerait qu’un de ses fils devienne pianiste. Ce souvenir a profondément marqué mon esprit, sans que je sache à l’époque qu’il tracerait mon destin. Puis, à l’âge de 13 ans, j’ai entendu la Lettre à Élise pour la première fois.
Ce fut une révélation, un véritable frisson musical. Je trouvais ce morceau d’une beauté saisissante, et j’ai ressenti un besoin impérieux de l’apprendre. Le souvenir de mon père a été l’élément moteur qui m’a poussé vers le piano, et la Lettre à Élise a été le véritable tremplin de mon parcours. En l’espace d’un mois seulement, j’ai réussi à la jouer d’oreille, marquant ainsi le début d’un apprentissage instinctif et passionné.
Au fil de mon apprentissage, mon père m’accompagnait à sa manière. Il me suggérait des morceaux à découvrir, comme la Sonate n°16 de Mozart, et partageait avec moi ses réflexions sur la musique. Il m’expliquait ce qui faisait l’originalité d’un artiste, l’importance d’avoir une identité musicale propre et la manière dont chaque compositeur insufflait une partie de son âme dans ses œuvres. Ces échanges ont nourri ma sensibilité artistique et m’ont permis de développer très tôt une vision personnelle de l’interprétation musicale.
- Parlez-nous du répertoire de vos propres compositions, notamment de la Valse algérienne. Le patrimoine algérien est au centre de votre créativité...
Ma musique est le reflet de mon identité, profondément marquée par un biculturalisme où se mêlent l’Orient et l’Occident. Dans mes compositions, j’ai toujours cherché à créer une fusion entre les sonorités de la musique classique européenne et celles de la musique orientale. On y perçoit deux mondes qui dialoguent, deux traditions qui se rencontrent et s’entrelacent harmonieusement. Depuis toujours, j’ai été fasciné par la richesse de la musique classique européenne, notamment par les œuvres de compositeurs tels que Chopin, Mozart, Beethoven ou encore Rachmaninoff.
Chacun d’eux, à sa manière, a su exprimer une profondeur émotionnelle et une virtuosité qui m’inspirent dans mon propre langage musical. Mais parallèlement, j’ai toujours ressenti un attachement profond pour la musique orientale sous toutes ses formes. La musique andalouse, avec ses mélodies raffinées et son héritage ancestral, a été une source d’inspiration. J’ai également été marqué par les grandes voix du Moyen-Orient, comme Fairouz au Liban ou Oum Kalthoum en Egypte, dont la musique porte une intensité et une expressivité uniques.
Cependant, mon ancrage le plus profond reste celui de la musique algérienne, que ce soit à travers la finesse de l’andalou ou la force expressive du chaâbi. Cette singularité dans ma démarche artistique a notamment donné naissance à une œuvre qui m’est particulièrement chère : la Valse algérienne. Cette composition s’inspire des grandes valses viennoises, tout en intégrant un timbre et des sonorités purement algériennes.
Elle est le fruit de mon désir d’unir ces deux univers musicaux qui m’animent tant. J’ai composé la Valse algérienne non seulement comme un hommage au patrimoine musical de mon pays, mais aussi pour exprimer ma gratitude envers la présidence de la République algérienne et le ministère de la Culture, qui m’ont attribué le Prix Ali Maâchi du président de la République. Cette reconnaissance a été un honneur immense et un encouragement précieux dans mon parcours artistique. J’aspire à ce que cette œuvre devienne, un jour, une pièce emblématique du répertoire musical algérien, à l’instar des grands chants patriotiques comme Minjibalina ou Fi Ard Ajdadi.
- Vous êtes également compositeur de musique de film…
Oui, tout à fait. Je collabore notamment avec mon ami et réalisateur Sabri Benammar, pour qui je compose des musiques originales destinées à ses films. Nos créations ont été présentées dans plusieurs festivals, dont le Festival international du court métrage de Lille. Composer pour le cinéma est une expérience fascinante, car cela me permet d’explorer une autre dimension de la musique, celle qui accompagne et renforce l’émotion d’une image, d’un récit. C’est un travail de précision où chaque note doit servir l’histoire et sublimer la vision du réalisateur.
- Vous allez vous produire ce soir sur les planches du Théâtre national d’Alger. Comment avez-vous construit votre programme ?
Ca sera le 18 mars 2025 à 21h 30, le concert durera 1h 20 et sera construit en trois parties distinctes. Je commencerai par mes propres compositions, qui mêlent les sonorités de la musique classique européenne et orientale, une fusion qui caractérise mon style musical. Ensuite, en raison du mois de Ramadhan, j’interpréterai la célèbre musique du film Al-Risala (Le Message), réalisé par Mustapha Akkad. Composée par Maurice Jarre, cette œuvre est empreinte de spiritualité et d’émotion, et elle occupe une place particulière dans la mémoire collective du monde arabe.
Enfin, pour clôturer le concert, j’interpréterai un répertoire de chants patriotiques algériens, tels que Min Jibalina et Fi Ardi Ajdadi. Ce choix est d’autant plus significatif que la date du concert coïncide avec le 18 mars, jour anniversaire des accords d’Evian, et que le Théâtre national d’Alger est un lieu chargé d’histoire. C’est une manière pour moi de rendre hommage à l’Algérie, à son histoire et à son patrimoine musical.
- Quel est votre regard sur la place de la musique classique dans la société algérienne ?
La musique classique occupe une place particulière en Algérie, mais elle reste encore perçue comme un art réservé à une élite. Elle est souvent associée à un certain milieu social ou à des cercles restreints, ce qui peut donner l’impression qu’elle n’est pas accessible à tous.
Pourtant, je suis convaincu que cette musique a un potentiel universel et qu’elle peut toucher un public bien plus large. Mon souhait est de contribuer à briser cette barrière et de rendre la musique classique accessible à un maximum de personnes. L’Algérie possède un riche patrimoine musical, notamment avec la musique andalouse, qui partage avec la musique classique européenne un goût pour l’harmonie, la virtuosité et la finesse d’expression.
Je pense que les Algériens pourraient s’ouvrir encore plus à la musique classique s’ils avaient plus d’opportunités de la découvrir dans des cadres adaptés, que ce soit à travers des concerts, des collaborations avec d’autres genres musicaux ou des projets pédagogiques. En tant que pianiste et compositeur, je m’efforce d’aller à la rencontre du public et de montrer que la musique classique n’est pas un art figé ou élitiste, mais un langage universel qui peut émouvoir et inspirer tout le monde, quel que soit son milieu.
- Certains professionnels du métier regrettent l’absence d’écoles pianistiques, notamment nationales. Qu’en pensez-vous ?
Oui, en effet, l’absence d’écoles pianistiques nationales est regrettable, car le piano reste le roi des instruments. Il ne se limite pas à un simple outil d’accompagnement, mais constitue un instrument fondamental pour toute formation musicale sérieuse. Investir dans la formation de professeurs qualifiés et dans la création d’écoles spécialisées permettrait d’offrir aux jeunes talents un cadre structuré pour apprendre et se perfectionner, tout en démocratisant l’accès à cet instrument. Heureusement, il existe tout de même le Conservatoire d’Alger, qui forme des pianistes et joue un rôle essentiel dans la transmission de cet art.
Cependant, cette institution reste limitée à la capitale, ce qui est dommage, car cela prive de nombreux jeunes talents à travers le pays d’un accès à un enseignement de qualité. Il serait donc pertinent d’investir dans le développement d’écoles de musique dans plusieurs villes d’Algérie afin de permettre une diffusion plus large de l’apprentissage du piano et d’éviter qu’il ne soit réservé à une élite géographiquement favorisée. Le piano est un instrument d’une richesse inégalée : il permet de jouer en solo, d’accompagner d’autres musiciens et offre une compréhension globale de l’harmonie et du rythme.
C’est un outil essentiel pour tout musicien, qu’il soit compositeur, chef d’orchestre ou instrumentiste. En ce sens, ne pas favoriser son enseignement serait une véritable perte pour le développement musical du pays. De plus, dans le domaine de la musique de film, le piano joue un rôle central. C’est comme disposer d’un orchestre sous ses doigts : il permet de composer, d’arranger et d’orchestrer des morceaux avec une immense liberté.
Grâce aux avancées technologiques et à la MAO (Musique assistée par ordinateur), un simple clavier branché à un ordinateur peut générer des orchestrations complètes et donner naissance à des bandes sonores de cinéma d’une grande puissance. Développer l’apprentissage du piano en Algérie serait donc un investissement précieux, non seulement pour préserver et enrichir le patrimoine musical, mais aussi pour offrir des opportunités aux nouvelles générations, qu’elles souhaitent évoluer dans la musique classique, la composition pour l’image ou encore la fusion avec d’autres genres.
- Aimez-vous jouer avec orchestre ou en musique de chambre ? Avez-vous une préférence pour l’une ou l’autre de ces formations ?
Je préfère jouer avec orchestre, car cela apporte une dimension grandiose et une puissance sonore qui transcendent l’interprétation au piano. Le dialogue entre le soliste et l’ensemble orchestral crée une dynamique unique, où le piano devient tantôt un protagoniste, tantôt un élément fondu dans une masse sonore plus large. J’aime sentir cette montée en intensité et cette fusion des timbres qui donnent une autre ampleur à la musique.
J’ai d’ailleurs composé la Valse Algérienne en pensant précisément à cette interaction : c’est une pièce orchestrale avec piano, inspirée des grandes valses viennoises, mais imprégnée de sonorités algériennes. Elle a été conçue pour être jouée dans une formation symphonique, et je me réjouis à l’idée de pouvoir l’interpréter un jour avec l’Orchestre de l’Opéra d’Alger. En comparaison, la musique de chambre offre une approche plus intime et un travail d’écoute et de dialogue plus subtil avec les autres musiciens.
C’est un exercice très enrichissant, mais personnellement, j’aime sentir la puissance d’un orchestre qui enveloppe le piano et lui donne un souffle supplémentaire. L’orchestre permet d’explorer des nuances et des couleurs musicales impossibles à obtenir en petite formation, ce qui en fait une expérience particulièrement immersive et exaltante pour moi.
- Quels sont les pianistes et les enregistrements qui vous ont le plus impressionné et pourquoi ?
L’un des pianistes et compositeurs qui m’a le plus fasciné est Sergueï Rachmaninoff. Il appartient à la période romantique tardive, et son style est marqué par une richesse harmonique exceptionnelle, des mélodies poignantes et une écriture pianistique d’une grande virtuosité. Ce qui m’impressionne particulièrement chez lui, c’est la difficulté technique de ses œuvres, en partie liée à ses mains exceptionnellement grandes, qui lui permettaient de jouer des accords très larges et des passages d’une amplitude impressionnante. Rachmaninoff a également eu la particularité de laisser des enregistrements de lui-même jouant au piano, ce qui est fascinant, car cela nous permet d’entendre directement son interprétation de ses propres œuvres.
On retrouve ainsi des enregistrements où il joue ses concertos pour piano, ses préludes ou encore sa célèbre Rhapsodie sur un thème de Paganini. Ces documents sonores sont précieux, car ils témoignent de son approche musicale, de son toucher et de sa capacité à allier puissance et expressivité. Parmi ses compositions, le Concerto pour piano n°2 est une œuvre qui m’a profondément marqué.
J’apprécie particulièrement son troisième mouvement, qui déploie une énergie incroyable et dont les thèmes possèdent une certaine esthétique orientale dans leurs inflexions mélodiques. Ce concerto a d’ailleurs inspiré de nombreux compositeurs de musique de film, notamment Maurice Jarre pour Lawrence d’Arabie, dont la bande originale rappelle par moments l’atmosphère du troisième mouvement du concerto.
Au-delà de Rachmaninoff, d’autres pianistes m’ont marqué, comme Vladimir Horowitz, dont le jeu allie une virtuosité fulgurante à une expressivité saisissante, ou encore Arthur Rubinstein, dont l’interprétation de Chopin a profondément influencé ma vision de la musique romantique. Ces artistes ont chacun à leur manière contribué à enrichir mon approche du piano et m’ont poussé à toujours rechercher plus de profondeur et de nuances dans mon jeu.
- Quel est l’événement qui vous a le plus marqué dans votre carrière de pianiste ?
Deux événements ont profondément marqué mon parcours de pianiste. Le premier remonte à mon enfance, lorsque j’ai composé ma première pièce, Arabesque, à l’âge de 13 ans. Ce fut un moment déterminant, car j’ai alors découvert mon propre style artistique : une fusion entre la musique classique européenne et les sonorités orientales. Cette composition a été le point de départ de ma démarche musicale et de mon identité en tant que compositeur.
Le second moment marquant s’est produit dix ans plus tard, lorsque j’ai eu l’honneur de présenter mes œuvres dans le cadre d’une audition au prestigieux Royal College of Music de Londres, une institution de renommée mondiale placée sous la présidence du roi Charles III. Cette audition représente un moment fort de ma carrière, car elle m’a permis de faire entendre ma musique dans un lieu chargé d’histoire, où tant de grands musiciens sont passés avant moi, à titre d’exemple Lang Lang , un des plus grand pianiste , ou encore James Horneur compositeur de grand succès de cinéma américain tels que Titanic ou Zorro.
- Dans le cadre de vos projets, sur quel compositeur ou composition personnelle allez-vous travailler prochainement ?
Actuellement, je travaille avec acharnement sur l’orchestration de ma Valse Algérienne, une œuvre pour piano et orchestre, où le piano occupe une place centrale, presque comme dans un concerto pour piano. Mon ambition est d’en faire une pièce d’envergure nationale, qui puisse être interprétée par les plus grands orchestres et intégrée au patrimoine musical algérien.
Mon ambition est que la Valse Algérienne devienne une œuvre de référence, jouée et diffusée à grande échelle, à l’image des grandes musiques algériennes telles que Min Djibalina ou Fi Ardi Ajdadi. J’ai déjà commencé ce travail de diffusion, notamment lors de mon passage sur TV5 Monde, où j’ai eu l’honneur d’interpréter la Valse Algérienne en piano solo.
Elle a été très appréciée par l’audience sur place, ce qui me conforte dans l’idée qu’elle a un potentiel universel et qu’elle peut toucher un large public. J’aspire à ce que la Valse Algérienne soit un jour interprétée par un grand orchestre symphonique, notamment celui de l’Opéra d’Alger.
Dans cette composition, le piano dialogue avec l’orchestre, apportant une couleur à la fois lyrique et virtuose, dans l’esprit des grands concertos romantiques, tout en restant profondément ancrée dans une esthétique algérienne. C’est un cadeau que j’offre à mon pays, un témoignage de mon attachement à son héritage culturel et musical, et une invitation à en découvrir toute la richesse et la profondeur.