Situation économique et sociale difficile, tiraillements politiques internes et pressions extérieures : La Tunisie dans le tourbillon de la crise

02/04/2023 mis à jour: 23:30
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La Tunisie vit une situation de crise économique et sociale extrêmement difficile - Photo : D. R.

Pékin et Moscou observent attentivement ce qui se passe en Tunisie. Ainsi, l’ambassadeur de Chine à Tunis a exprimé le 17 mars dernier «la prédisposition de son pays à soutenir davantage la Tunisie dans divers domaines».

Marasme social, crise financière aiguë, stress hydrique terrible, tiraillements politiques internes, pressions étrangères de tous bords…

La direction tunisienne ne sait plus où donner de la tête.  Aux instituteurs mécontents et ayant retenu les notes des examens des deux premiers trimestres, le ministre syndicaliste de l’Education, Mohamed Ali Boughdiri, a été, avant-hier, on ne peut plus clair.

«Les doléances du corps enseignant sont légitimes,toutefois, le budget actuel de l’Etat ne peut supporter l’impact financier de telles requêtes», a répondu le ministre aux réclamations syndicales, traduisant l’état de blocage financier de l’économie tunisienne.

Pour l’Etat, les doléances des enseignants passent au second plan face aux équilibres globaux et aux conditions de vie du Tunisien «Lamda». Le plus grand problème rencontré par les autorités tunisiennes, c’est le déficit aigu des équilibres globaux, notamment le déficit budgétaire, la balance des paiements de l’Etat et la balance commerciale.

Pour un Produit intérieur brut (PIB), estimé en 2022, à 142 milliards de dinars (46,7 milliards de $ US) et un budget de l’Etat, évalué à 60,8 milliards de dinars (19,5 milliards de $ US), les déficits respectifs ont été estimés en % du PIB à 8,1% pour la Balance commerciale et de 5,5% pour le déficit budgétaire, alors que la balance des paiements n’a dégagé qu’un léger déficit de 173 millions de $ US, inférieur à 0,4% du PIB.

La Tunisie est donc parvenue à éviter le déficit de paiements grâce à une politique de réduction des importations et, surtout, de pompage des banques privées par des crédits de l’Etat, pour répondre aux besoins de paiements étrangers. «Les capacités des banques locales sont très limitées et ne sauraient continuer à répondre aux besoins des paiements étrangers du gouvernement.

Même nos avoirs en devises ne sauraient couvrir que quelques mois de ces besoins», prévient l’économiste universitaire, Sami Awadi. «Il faudrait impérativement booster les exportations et, notamment, le phosphate et les engrais chimiques», ajoute-t-il.

La Tunisie produisait en 2010 plus de huit millions de tonnes de phosphate, alors qu’elle est à quatre millions de tonnes depuis 2011. Il faudrait pallier urgemment à cette défaillance.

Le premier signe est venu la semaine dernière avec le retour en activité de la ligne de transport des phosphates par les voies ferrées. Néanmoins, le problème du déficit budgétaire reste entier avec le poids colossal du déficit des entreprises publiques, ainsi que l’effectif de l’administration publique.

Le nombre global des agents de l’Etat est passé de près de 600 000 à plus de 800 000. Leurs salaires sont passés de 12,8% à 18,4% du PIB. Un casse-tête à résoudre urgemment.

En plus de ces problèmes de macro-économie et de finances, la Tunisie vit depuis trois ans un stress hydrique terrible avec des taux de remplissage des barrages inférieurs à 20%. Plusieurs régions risquent l’interruption nocturne de l’approvisionnement en eau, durant l’été prochain.

L’activité touristique a été appelée à réduire sa consommation en eau. Plusieurs secteurs de l’agriculture irriguée ont été suspendus, ce qui pèserait sur la balance des paiements puisque certains produits (différents primeurs) sont destinés à l’exportation.

Cherté de la vie courante

Le projet Saïed serait une réponse aux prévisions avancées par des experts en économie politique, depuis 2013, assurant que «la prochaine révolution en Tunisie sera celle des affamés», suite aux remarques dégagées d’analyses réelles sur le terrain.

«L’inflation, atteignant 11% ces derniers mois, augmente plus vite que la moyenne des salaires (augmentations annuelles de 3 à 4%), provoquant ainsi la chute du niveau de vie du Tunisien moyen, qui a perdu plus de 30% de sa capacité, en termes réels, durant les cinq dernières années, en raison de la quasi-stagnation de la production des richesses, présentées techniquement comme Produit intérieur brut (PIB)», explique à El Watan l’économiste universitaire, Sami Awadi.

«Le PIB a toujours été inférieur à 3% durant la décennie ayant suivi l’ère Ben Ali, alors que l’inflation a évolué de 5% au début, pour dépasser les 10%, depuis les derniers mois de 2022», a-t-il expliqué.

La Tunisie risque une explosion sociale des plus pauvres, ceux qui ne sont pas concernés par les augmentations salariales. Il est clair que le plus grand différend au sein de la classe politique, après la chute de Ben Ali, c’est la destination des ressources de l’Etat.

Les islamistes ont dégagé près de trois Milliards de dinars pour régulariser les carrières de quelques dizaines de milliers de leurs sympathisants, emprisonnés ou licenciés sous Ben Ali.

Cette opération a mis à mal les caisses sociales en Tunisie. Toutefois, cela n’a pas concerné les plus pauvres et les marginaux. Ces derniers ne sont ni salariés ni syndiqués. Et même si près de 200 000 obtiennent une indemnité de près de 40 $ US par trimestre, ce n’est vraiment rien comparativement aux besoins quotidiens de la vie.

Le Président Saïed a régulièrement dit dans ces bains de foule qu’il se permettait, de temps à autre, qu’il est «là pour ces très pauvres». Et c’est pour cet objectif que le programme de la nouvelle présidence repose sur la lutte contre la corruption.

Un proche du cercle restreint autour du Président assure que «la révolution a permis à la classe politique gouvernante durant la dernière décennie de s’installer à la place des Trabelsi, gendres de Ben Ali.

Il faudrait qu’ils rendent des compte». Le pouvoir en place installe dans ce cadre, semble-t-il, les dernières arrestations, dans l’affaire dite «complot contre la sureté de l’Etat». «Il ressort toutefois des investigations menées qu’il y a du solide et ce n’est pas des bobards», selon l’avocate Leila Haddad sur la Radio Shems Fm.

Les sources proches de l’affaire assurent que «la libération des détenus n’est pas pour demain», que «les concernés n’ont pas bien préparé leur coup» et que «les puissances étrangères vont les lâcher parce qu’elles sont habituées à soutenir le pouvoir en place».

Soucis de non-ingérence

L’une des nouveautés en matière de politique étrangère durant l’ère Kais Saïed est que cette Tunisie, membre non adhérent de l’OTAN depuis 2015, n’a cessé d’affirmer son rejet de l’ingérence et du diktat.

Le Président Saïed l’a exprimé clairement au Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell, lors de leur rencontre le mois dernier à Tunis.

La déclaration des Affaires étrangères tunisiennes suite aux déclarations de Borrell et au communiqué du Parlement européen a poussé Bruxelles à envoyer d’urgence à Tunis le commissaire des affaires économiques et monétaires Paolo Gentiloni, pour contrer la colère du Président tunisien, en utilisant des propos plus diplomatiques à l’adresse de ses interlocuteurs locaux. 

Les discours du  Président Saïed rappellent étrangement ceux des nationalistes des temps d’indépendance nationale, notamment Nasser et, plus tard, El Gueddafi.

L’ère a certes changé et ce sont les intérêts qui priment. Mais, à ce niveau également, l’Occident n’a pas intérêt à perdre la stratégique Tunisie en ce moment crucial de lutte d’influence entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie à l’échelle internationale.

L’éditorialiste guinéen Boubacar Sanso Barry a expliqué clairement les enjeux de cette lutte d’influence sur les ondes de Radio France Internationale : «Maintenant, peut-être que les États-Unis, la France et tous les autres partenaires occidentaux savent que s’ils ne font pas attention, ils risquent de laisser vacantes des places pouvant être occupées par d’autres partenaires.

Je pense qu’on devient moins condescendant, on impose moins les choses, on essaye de discuter relativement d’égal à égal, en tant que partenaire et pas en tant qu’ancienne puissance coloniale».

Sanso Barrry a appelé les pays africains à tirer profit de cette lutte d’influence entre les gros ténors de l’économie mondiale, pour développer leurs pays.

S’inspirant sans le savoir, peut-être, dans cette logique, le Président tunisien Saïed refuse de recevoir des leçons de quiconque et il l’a exprimé en répliquant violemment aux propos du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell.

Le ministre tunisien des Affaires étrangères, Nabil Ammar, l’a confirmé dans une interview au magazine Leaders : «La seule politique intelligente aujourd’hui pour tous les partenaires de la Tunisie est de l’accompagner dans son redressement économique en respectant la volonté de son peuple, car une Tunisie stable et prospère est dans l’intérêt de tous les partenaires de notre pays.» Nabil Ammar a exprimé «diplomatiquement» les propos de Kais Saïed sur le rejet du diktat de quiconque sur la Tunisie.

Par ailleurs, la Chine et la Russie observent attentivement ce qui se passe en Tunisie. Ainsi, l’ambassadeur chinois à Tunis a exprimé le 17 mars dernier en marge des décisions du Parlement européen «la prédisposition de son pays à soutenir davantage la Tunisie dans divers domaines».

Li Wan a réitéré «le refus de toute forme d’ingérence étrangère en Tunisie». Il a ainsi confirmé la position de son prédécesseur, Zhang Jianguo, qui avait exprimé en octobre 2022 l’opposition de son pays à ces positions qui «mettent à mal la souveraineté de la Tunisie», après les décisions à l’époque du Président Saïed. Pour sa part, la Russie essaie d’exploiter les circonstances en sa faveur.

Ainsi, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a appelé avant-hier son homologue tunisien, Nabil Ammar, pour parler «des relations d’amitié anciennes entre les deux pays, fondées sur le respect mutuel et les intérêts communs», selon un communiqué du MAE tunisien.

Les deux parties ont échangé sur «l’importance des positions pondérées et responsables dans un monde où des changements profonds et rapides s’opèrent».

Cette situation rappelle étrangement les jours précédents le vote au Conseil de sécurité suite à l’attaque sioniste de Hammam Chatt (nord de Tunis), le 1er octobre 1985. Bourguiba avait alors donné des instructions à Béji Caïd Essebsi, son ministre des Affaires étrangères de l’époque, à accepter l’amerrissage de frégates soviétiques dans les ports tunisiens.

Les Américains n’avaient pas alors opposé de veto à la résolution condamnant l’attaque israélienne. C’est dire que la direction tunisienne actuelle combat, elle-aussi,  pour faire sortir la Tunisie de sa crise, sans beaucoup de dégâts irréversibles.

Baisse de l’investissement industriel de 15,6%

L’investissement déclaré dans le secteur industriel en Tunisie au cours des deux premiers mois de 2023 a baissé de 15,6%, en glissement annuel, à 239,1 millions de dinars tunisiens (environ 76,3 millions de dollars), selon des données officielles publiées cette semaine dernière.

Le nombre de projets déclarés a augmenté de 5,9%, à 558 projets, lors des deux premiers mois de l’année 2023, d’après les chiffres de l’Agence tunisienne de promotion de l’industrie et de l’innovation (APII), faisant remarquer, toutefois, que la création d’emplois potentiels devrait diminuer de 29%, à 5913 postes.

Durant les mois de janvier-février 2023, les secteurs qui ont connu des augmentations au niveau des investissements déclarés sont ceux des industries agroalimentaires (+27,5%), des matériaux de construction, de la céramique et du verre (+71,4%), chimiques (+21,5%), du textile et de l’habillement (+120,2%).

En revanche, les investissements déclarés dans les autres secteurs ont marqué un repli. Il s’agit essentiellement de ceux des industries mécaniques et électroniques (-69,3%), du cuir et de la chaussure (-88,2%) et des industries diverses (-51,9%).

Les investissements étrangers et en partenariat sont passés de 67,9 millions de dinars tunisiens (environ 21,68 millions de dollars) durant les deux premiers mois de l’année 2022, à 72,8 millions de dinars tunisiens (environ 23,24 millions de dollars) durant la même période de l’année 2023, enregistrant ainsi une augmentation de 7,2%. A. Z.

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