Si Mohamed Baghdadi n’est plus : Une vie consacrée à l’éducation, au sport et à la jeunesse

04/09/2023 mis à jour: 06:01
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Photo : D. R.

Par Hamid Tahri - El Watan le 14 - 01 - 2016

Si Mohamed est né dans la région de deux augustes géants : Apulée de Madaure et Saint- Augustin de l’antique Thagaste, aujourd’hui Souk Ahras. Entouré de la protection du Saint patron de la ville, Sidi Messaoud, dont le mausolée jouxte l’olivier de Saint-Augustin.

Déjà des signes de tolérance, mais il n’oublie pas le terroir de ses ancêtres en Kabylie, à Agouni Bouragh, près de Larbaâ n’Ath Irathen où veille un autre Saint patron. «Mon grand-père, Saïd, a émigré jeune à Souk Ahras, on l’appelait Ammi Saïd El Q’baïli. Il a quitté son village natal pour des raisons affectives et des dissensions avec les sages de la tribu. Le soir de son mariage, il a tout quitté, traversé le pays de part en part et s’est retrouvé, pour un temps, en Tunisie.

Avec son certificat d’études, il a travaillé au Kef, comme percepteur, puis il est entré à Souk Ahras, où mon grand-père maternel, Amor El Djezzar, l’a marié à sa fille.» Ainsi commence l’histoire de Si Mohamed Baghdadi, né le 26 juin 1937 à Souk Ahras, où il a suivi ses études primaires au groupe scolaire de la ville.

Il se rappelle très bien de son baptême avec l’école. «Mon père m’a emmené voir le directeur, M. Caviglioli. Il avait les cheveux blancs, des lunettes à monture dorée, des yeux bleus. Il était impressionnant, ce directeur, j’avais l’impression d’être devant Dieu. Il me pose une question que j’ai trouvée bizarre. Comment ta maman fait-elle les makrouds ?  Je balbutiais, j’étais déstabilisé. Mon père me soufflait la réponse que je restituais difficilement.

Finalement le directeur m’a expliqué en détails la fabrication de ces succulents gâteaux, avouez que pour une entrée en matière, ce n’était pas du gâteau», résume ironiquement Si Mohamed, qui confie, qu’à 8 ans, il consignait les actes de la vie quotidienne près de la poste de Souk Ahras, en qualité d’écrivain public «stagiaire» aux côtés de son grand-père qu’il épaulait. «C’était ainsi que j’ai fait mes premiers séjours en écriture», concède-t-il amusé.

C’est à Souk Ahras que va naître son amour pour le sport et de la course à pied. «Nous avions certes des jeux saisonniers comme tous les enfants du monde, mais aussi une organisation sportive spontanée que nous gérions nous-mêmes : des tournois de football de quartier, mais aussi une course particulière, ‘‘le tour de la prise d’eau’’, cinq kilomètres environ, avec un cerceau, pieds nus et en plein été, à l’heure où les adultes font la sieste. J’ai aussi appris à nager dans la Medjerda qui coulait non loin de Souk Ahras.»

Enfance à Souk Ahras

Adolescent, Si Mohamed est au lycée Saint-Augustin de Annaba, où il décroche son bac. «J’activais au sein de l’Union nationale des lycéens et collégiens algériens, dont l’un des responsables était athlète, coureur du 200 m : Krim Rachid, qui fut, par la suite, secrétaire général du Parti de la Révolution socialiste (PRS) et proche du président Boudiaf, qui l’avait accompagné, lorsque lui fut confiée la magistrature suprême. C’est Krim qui nous a introduits dans le monde du sport de compétition et de la militance politique. Parmi nous, il y avait Abderahim Kamel, Mostefa Benloucif, Chiheb Abdelkrim et bien d’autres frères.

Le 19 mai 1956, la grève générale a été observée par les étudiants algériens : les militaires à coups de crosse nous avaient parqués au stade du lycée, en plein soleil, durant toute une journée.» En 1958, Si Mohamed est à Alger, où il prépare une licence en lettres modernes, tout en occupant le poste de maître d’internat au lycée de Ben Aknoun. Il était membre de la section Ugema de la faculté d’Alger, qui eut ses prolongements en Wilaya III, Zone 1.

Surveillant général, puis censeur en 1964, au lycée El Mokrani, il assura les fonctions de proviseur, lorsque le défunt Mohamed Tahar Lazib fut appelé au ministère de l’Education nationale en qualité de directeur de la pédagogie. «Ce furent les années les plus fécondes de ma vie. Adepte des méthodes d’éducation active, je considérais que l’éducation ne devait pas être cantonnée à la simple transmission du savoir, mais permettre aux élèves de s’organiser, de donner leur point de vue en matière d’organisation et, surtout, de bénéficier d’une palette d’activités culturelles et sportives leur permettant de libérer leur énergie créatrice.

C’est ainsi qu’au lycée El Mokrani nous avions organisé toute une série de clubs : peinture, photos, cinéma sous forme de ciné-club et théâtre. Nous avions monté Spartacus, pièce de Roger Badia, qui enseignait l’histoire au lycée. Les enfants de l’Algérie libérée rendaient ainsi hommage à l’esclave qui libéra ses frères des chaînes imposées par Rome.» Champion d’Algérie du 800 m en juin 1967, sous les couleurs du MCA, et champion du 4x400 m, avec son frère Djamel, Delhoum Abderahmane et Louhala Mohamed. Si Mohamed n’oublie pas cette période et le coach Meghezi Tayeb, «un homme et un militant de grande valeur.

Un entraîneur qui a sorti une brochette de champions et s’occupait également de l’athlétisme féminin qui lui doit beaucoup. Il encadra, avec Mustapha Agoulmine, alors président de la FAA, la première sortie de l’équipe nationale d’athlétisme à Dakar en 1963. Dans cette équipe, se trouvait Brakchi Ali, recordman d’Algérie du saut en longueur, avec un bond de 7,91 m, il fut le premier directeur du CNEPS de Ben Aknoun». Au téléphone, sa chaleureuse courtoisie ne m’avait pas surpris.

Elle est toujours en harmonie avec l’image que j›ai toujours de lui. D’abord des rapports de respect. Il était notre surveillant général au lycée franco-musulman de Ben Aknoun, qui venait d’être baptisé au nom de Amara Rachid, ce valeureux résistant, étudiant lui-même, médersien assassiné par la soldatesque coloniale. Son patronyme est Si Mohamed Baghdadi, mais on l’appelait «Si Moh», un diminutif comme il sied à ceux qu›on apprécie par affection, même si on redoutait sa poigne de fer et son intransigeance.

C’était un grand champion sportif qui nous a fait aimer l’activité physique et sportive, le goût de l’effort et de l’abnégation, grâce aux mini-Jeux olympiques qu’il avait organisés avec brio au sein même de l’établissement, en donnant les noms des pays aux classes qui s’affrontaient dans une ambiance bon enfant. C’était juste à l’indépendance, et la liesse qui envahissait le pays tout entier était aussi vécue intra-muros par les potaches à travers ces jeux qui véhiculaient, au-delà de la compétition, les vertus d’amitié, d’entraide et de dépassement de soi.

Si l’histoire frétillait, la géographie n’était pas en reste, qu’on pénétrait davantage en nous familiarisant avec les pays, dont on défendait les couleurs dans ces mini-Jeux olympiques.

La majorité avait choisi les pays socialistes et peu de pays arabes. Abdelhamid Mehri, professeur d’arabe à Amara Rachid à l’époque, s’était interrogé : «Pourquoi tant de pays communistes ?» Je lui avais répondu : «Ce sont les élèves qui ont choisi en toute démocratie. Nous n’avons rien imposé. Le socialisme triomphant annoncé à l’époque était dans l’air du temps.

Mohamedi Saïd, qui avait assisté à la cérémonie d’ouverture, avait fait un discours qui restera dans les annales.» Expert sportif, champion, activiste politique, acteur de cinéma, puisqu’il a joué, avec talent, le rôle de Ben M’hidi dans La Bataille d’Alger de Gilo Pontecorvo. Il m’apprendra qu’à l’époque, il a aussi écrit et lu à Rome le commentaire d’un court métrage de 52’, Mains libres, œuvre du réalisateur Ennio Lorenzini.

Si Mohamed est aussi cofondateur d’El Manchar, le journal satirique dont il a trouvé le titre, en se référant au goût prononcé des Algériens pour la critique à bon ou mauvais escient.

Si Mohamed a exercé au ministère de l’Education, sous la direction de Taleb Ibrahimi, pour réaliser le premier reclassement des personnels administratifs, mais aussi au sein du MJS. Ce qui en fait l’homme idoine pour lancer des passerelles entre ces deux secteurs sensibles. Il en a fait pour l’un et l’autre, avec la même énergie, le même enthousiasme et la même réussite.

Qui ne se souvient du camp El Amal, à Aïn El Turck en 1971, où 500 jeunes des deux sexes étaient réunis, représentant 10 disciplines sportives, dans une ambiance qui allait augurer de la nouvelle conception de la commune éducative et sportive, où les ateliers touchaient à tout ce qui fait la vie des jeunes.

Mais c’est au MJS que Si Mohamed a pu faire valoir ses idées et son sens de l’organisation, avec notamment l’euphorie des Jeux méditerranéens d’Alger en 1975. «J’en étais le directeur général, sous la présidence de Abdallah Fadhel, qui a été l’un des meilleurs ministres du secteur. Il nous poussait à accomplir l’essentiel de nos projets, en allant au bout de nos capacités.» Si Mohamed ne tarit pas d’éloges sur le mandat du défunt Abdenour Bekka, à la tête de ce ministère où il s’est beaucoup impliqué.

En tant que directeur des sports à 28 ans, Si Mohamed avait proposé l’organisation de la commune éducative, en essaimant au niveau des quartiers, grâce à un programme pédagogique et sportif, l’objectif était de sensibiliser les jeunes, en entraînant tout le pays vers une révolution sportive et culturelle, au point où même le ministre de l’époque, Abdelkrim Benmahmoud, avait trouvé ce projet «démentiel» : «Vous nous proposez une révolution», s’était-il exclamé, «mais c’est la révolution de la promotion de l’homme», avais-je répondu. Il a tout de même accepté de soumettre le projet au feu de l’expérience. Le code du l’EPS, la première loi en Afrique, entièrement consacrée à l’éducation physique et sportive, parut en octobre 1976 et augurait d’un bel avenir. Mais la dynamique a été freinée par des résistances.

Un sportif accompli

«Le fondement du sport et de l’activité sportive c’est l’école. C’est au premier âge que l’enfant doit être éduqué physiquement, psychologiquement et socialement, car la psychomotricité, la maîtrise du corps, ce par quoi nous sommes présents aux autres et au monde, favorisent les résultats scolaires et des relations sociales équilibrées. Ce qui est désolant, c’est que l’école primaire algérienne n’a pas poursuivi le travail accompli dès 1970, grâce à l’action conjuguée des deux départements ministériels, au sein de la Commission mixte de conception.

Avec la fermeture voulue des cercles sportifs, véritables centres de regroupement et lieux de chute des supporters, les décideurs ont désocialisé le foot, l’enlevant à ses propres acteurs. Avec la baptisation des clubs, affublés de sigles ridicules on a déshumanisé le football en le coupant de sa cellule naturelle, le quartier ou la ville. «On ne peut enlever des sigles chargés d’histoire et les remplacer au pied levé sans crier gare et sans tenir compte de l’avis de ceux qui en avaient forgé les contours et l’histoire.»

Le regard de Si Mohamed sur l’environnement sportif actuel n’est pas très engageant. «Je trouve que l’argent a complètement pollué et gangrené le mouvement sportif. Je me souviens des paroles du président de la FAF, M. Benouniche qui me disait : ‘‘La place de l’argent dans le sport est devenue telle que je n’arrive plus à m’en sortir’’.» C’était en 1969. Que dire maintenant ? Si Mohamed, qui a géré la FAF en tant que président intérimaire et président du Comité olympique algérien, sait de quoi il parle et la situation actuelle ne l’enchante guère.
Pour monter une équipe nationale de football, on va pêcher dans les clubs français, délaissant les joueurs locaux et la formation des jeunes talents. Pourquoi ce gâchis ?», constate amèrement Si Mohamed.

Sur le professionnalisme ?

«Le salaire mensuel d’un joueur de football oscille entre 2 millions et 15 millions de dinars. Je suis resté ahuri. Et parmi tous ces joueurs, seuls un ou deux sont sélectionnés en équipe nationale. Trouvez l’erreur ! Connaissant bien Djaffar, je ne pouvais douter de ses conclusions.» Mais à la question de savoir si l’évolution du sport mondial n’est pas étrangère aux comportements négatifs constatés ici et là, Si Mohamed revient toujours à la place de l’argent, source de violence et de dopage. «Regardez la FIFA et ses scandales, la Fédération internationale d’athlétisme et bien d’autres.
De Samaranch à Nebiolo, le mal s’est étendu. C’est pénible pour ceux qui tiennent encore le sport pour un des derniers espaces d’éducation et de loyauté.» Il se réfère à cette position du baron de Coubertin qui étalait déjà ses craintes le 7 avril 1923. «… Le succès renferme en soi-même les germes de sa propre décadence et le sport n’échappe pas à cette loi.» La vie associative et politique du pays fut un riche champ d’investissement pour Si Mohamed. «J’ai été fortement interpellé par les événements du 5 Octobre 1988, et de la manière dont la révolte des jeunes a été jugulée.

Cet épisode m’a choqué et révolté. Après la promulgation d’une nouvelle Constitution et le lancement de réformes politiques et économiques, nous avons assisté à une floraison de partis et d’associations. Avec quelques militants de la cause des enfants et des jeunes, nous avons créé l’Association nationale de défense des droits de l’enfant, pensant toujours qu’il fallait commencer par le fondement des actions éducatives et citoyennes, l’enfance et la jeunesse. Avec bon nombre d’associations, nous nous sommes retrouvés au sein de l’Observatoire des droits de l’homme. Le parti unique disparu, il est revenu en revêtant de nouvelles formes.»

L’animation de la vie sociale et culturelle a également occupé une bonne partie du temps et des préoccupations de Si Mohamed. Au sein de l’Association des droits de l’enfant, il est organisé, annuellement, un Festival des enfants créateurs.

L’autre jour, Si Mohamed était là, assis en face de moi, amusé, conscient que devant lui, j’étais redevenu le gamin admiratif, mais qui ne manquait pas, lors de nos rencontres, de prendre en compte les conseils de son aîné. J’ai apprécié chez lui la sincérité. Il nous a appris l’ouverture affective, l’altruisme, la curiosité, le courage authentique, celui qui conduit à lutter constamment pour défendre le seul idéal qui le mérite : la liberté pour soi et pour les autres. 

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