Théoriquement, l’apporteur d’affaires est défini comme étant un intermédiaire, qui, en exécution d’une entente avec un commerçant, un industriel ou un groupe, prospecte un marché pour leur amener une nouvelle clientèle ou de nouveaux fournisseurs. En contrepartie, il reçoit une commission. «La formule est intéressante pour les deux parties car cette activité ne crée aucun risque. Si aucune relation n’aboutit, aucune commission n’est due. Cette formule permet à l’entreprise de faire l’économie de la prospection de clientèle et permet à l’apporteur de garder son indépendance et d’avoir plusieurs contrats avec plusieurs entreprises», explique l’avocat d’affaires Me Nasr-Eddine Lezzar. Ce statut existe-il en Algérie ? La profession y est-elle réglementée, protégée ? Dans cet entretien, notre interlocuteur met en lumière le grand contraste entre fiction et réalité dont se distingue la relation entreprise publique/apporteur d’affaires en Algérie.
- Est-ce que le contrat d’apporteur d’affaires existe en droit algérien ?
Le contrat d’apporteur d’affaires n’est prévu ni dans le code civil ni dans le code de commerce. Le règlement de la Fédération algérienne de football est, à ma connaissance, le seul texte en droit algérien qui définit et règlemente la mission, la fonction, ou le contrat d’intermédiaire qui, sans être totalement identique, est semblable et très proche du contrat d’apporteur d’affaires. En la matière, le droit sportif semble avoir devancé le code civil et le code de commerce.
- Voulez-vous dire que le contrat d’apporteur d’affaires n’est pas reconnu par le droit algérien ?
Il n’est pas ici question de reconnaissance ou de non reconnaissance d’un contrat par un droit déterminé. Il est plutôt question de l’existence d’une référence légale qui définit et prévoit les règles applicables à ce contrat. Dans les droits des contrats, on distingue les droits nommés et les droits innomés. Les contrats nommés ont leur régime précisé par la loi, notamment le code civil, comme le contrat de vente ou le contrat de bail. Les contrats innommés sont créés par la pratique en vertu du principe de la liberté contractuelle et n’ont pas de régime détaillé par une loi quelconque.
Les contrats innomés peuvent parallèlement être des contrats dits «sui generis» ne relevant d’aucun contrat nommé et qui seront uniquement soumis aux règles du droit commun des obligations, ou auquel on pourra étendre, par analogie, certaines règles applicables à des contrats qui s’en rapprochent.. Exemple : le contrat d’apporteur d’affaires pourrait se rapprocher du contrat de représentation, du contrat de franchise sans se confondre totalement avec eux.
Par contre, il ne faut pas confondre le contrat d’apporteur d’affaires avec le contrat d’agent commercial qui est un mandataire chargé, de façon permanente, de négocier et éventuellement conclure des contrats au nom et pour le compte de l’entreprise mandante. La mission de l’agent commercial est donc permanente et ne se limite donc pas à mettre en relation l’acheteur et le vendeur.
- Est-il possible, toujours en droit algérien, de passer un contrat d’apporteur d’affaires ?
Absolument, et ce, en vertu du principe de l’autonomie de la volonté qui induit le principe de liberté contractuelle. Toutes les personnes physiques et morales peuvent passer tous les contrats qui ne sont pas contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs.
S’il s’agit d’un contrat nommé, les parties doivent se conformer aux règles impératives du texte qui le définit et le régit. S’il s’agit d’un contrat innomé, les parties sont libres de prévoir toutes les clauses qui leur conviennent à condition qu’elles ne s’opposent pas à l’ordre public et aux bonnes mœurs. L’apporteur d’affaires est chargé de la recherche de clientèle, puis de la mise en relation.
Il peut bénéficier, selon les cas, d’une marge de manœuvre pour la négociation de la transaction commerciale finale, mais il ne peut, en aucun cas, agir au nom de l’entreprise donneuse d’ordre. L’agent, le courtier ou le VRP (Vendeur, Représentant et Placier) sont missionnés pour démarcher une clientèle, éventuellement assurer la promotion de l’entreprise et enfin négocier le contrat au nom et pour le compte de l’entreprise.
- Qui peut être «apporteur d’affaires». Y a-t-il des conditions d’exercice ?
La profession d’apporteur d’affaires n’est pas une activité réglementée, contrairement à celle de l’agent commercial ou du VRP qui, en droit français, est définit par le code du travail lorsque l’intéressé a un statut de travailleur salarié et par le code de commerce lorsqu’il travaille d’une manière indépendante. Pour différencier l’apporteur d’affaires des missions qui lui sont semblables, il faut observer l’étendue de la mission confiée à chacun.
En Algérie, «l’apporteur d’affaires» n’est pas une profession réglementée avec inscription au registre de commerce avec des règles d’installation et d’exercice prévues par la loi ou des règlements, et c’est à partir de là, que les choses deviennent dangereuses. Lorsqu’elle est exécrée informellement, ou sous un enregistrement factice, elle ouvre la voie à la fraude fiscale et à d’autres malversations. Les commissions de l’apporteur d’affaires ne sont, parfois, qu’un prête-nom à la corruption et au trafic d’influence.
En pratique ailleurs et probablement chez nous, les apporteurs d’affaires qui travaillent occasionnellement, à l’opportunité, le font le plus souvent sous le statut de consultants indépendants ou de micro-entrepreneur chargé de mettre en œuvre les moyens à sa disposition pour rechercher et démarcher la clientèle ciblée par l’entreprise donneuse d’ordre, en contrepartie d’une rémunération qui prendra la forme d’une commission.
- Il semble que l’Algérie a toujours été un pays hostile à cette pratique, ce genre d’activités…
En effet, à un moment donné, le recours aux intermédiaires a fait l’objet d’une interdiction par la Constitution. L’élévation de cette interdiction au niveau de la loi fondamentale du pays s’explique par des considérations politiques. Un pays socialiste ne pouvait s’accommoder des pratiques de pays capitalistes. Hormis cela, à mon avis, l’hostilité à la pratique des apporteurs d’affaires et des intermédiaires est justifiée.
- Pouvez-vous être plus explicite, car le recours aux apporteurs d’affaires est une pratique universellement consacrée dans le monde des affaires ?
Le jeu trouble des intermédiaires. Un exemple, le monde sportif. La présence d’intermédiaires dans un contrat est un élément douteux. Nous allons citer un exemple très près de notre actualité tiré des affaires judiciaires qui ont éclaboussé la Fédération algérienne de football. L’affaire concerne un contrat entre la FAF et Adidas, annoncée avec fierté en 2019 sous l’ère Zetchi. Les enquêtes menées révèlent une réalité inquiétante de prime abord : le contrat n’a pas été directement établi avec Adidas, mais plutôt avec deux intermédiaires, Madgrand et S2F.
L’inquiétude s’accentue lorsqu’on apprend que les activités de ces deux entreprises ne sont pas liées au secteur sportif mais cela ne les a pas empêchés de jouer un rôle central dans cette affaire, précise le media algérien qui rapporte l’information. Madgrand, une société spécialisée dans le matériel médical, s’est retrouvée impliquée dans un contrat pour fournir des équipements à l’équipe nationale algérienne.
La transhumance est plutôt cocasse. Les maillots livrés par cette entreprise n’étaient pas des produits authentiques d’Adidas, mais des contrefaçons de qualité inférieure. S2F, représentée par un individu identifié comme K.R, avait obtenu le droit exclusif de commercialiser les maillots de l’équipe nationale. Malgré cela, aucun paiement n’a été enregistré de sa part envers la FAF. De plus, les tentatives de contact avec K.R ont échoué, et il semblerait qu’il ait fui vers le Qatar pour échapper à d’éventuelles poursuites.
L’engagement des procédures judiciaires a été décidée suite à une tentative infructueuse d’envoyer une mise en demeure à une adresse qui s’est révélée être celle d’une boîte de nuit à Paris. Ce détail soulève des questions sur la légitimité des documents présentés lors de la signature du contrat. Le contrat stipulait que Madgrand devait fournir des maillots d’une valeur de deux millions de dollars à la FAF. Cependant, ces maillots n’étaient pas seulement de qualité douteuse, mais leur prix était également supérieurs à leur coût réel.
Les affirmations selon lesquelles la FAF avait signé un accord avec Adidas dans une salle prestigieuse se sont avérées fallacieuses ; cette salle n’avait été louée que pour donner une apparence de légitimité à la collaboration. Pour revenir à la question des intermédiaires et des apporteurs d’affaires, il est quand même paradoxal que la FAF, institution nationale, décide de signer avec des intermédiaires un contrat de ce niveau et de ce volume alors qu’Adidas est une entreprise connue qui peut signer elle-même. Pourquoi ne pas s’adresser directement au bon Dieu. La présence d’un intermédiaire est en elle-même une preuve manifeste d’une malversation quelque part.
Dans le monde de l’industrie, aussi, un exemple me revient : il y a quelques années, lorsque le gouvernement algérien avait décidé de décentraliser les opérations d’exportation et avait habilité les entreprises à procéder elles-mêmes aux opérations d’exportations alors qu’auparavant, elles étaient prises en charge par les structures centrales des ministères.
Une entreprise algérienne a été victime d’une grande escroquerie en signant un contrat de fournitures d’équipements industriels à un pays africain. Ce contrat a été signé avec une société de négoce -fictive - basée à Marseille dirigée par un ressortissant de ce pays. Il s’était présentée à l’entreprise algérienne avec des documents d’habilitation qui offraient toutes les apparences de fiabilité.
La société algérienne s’empressait de réaliser sa première exportation. Le contrat était important et promettait d’être une grande première. La machine a été exportée et récupérée ; au port de destination, par le faussaire qui a, aussitôt, disparu dans la nature. Le numéro de téléphone, auparavant fonctionnel, ne répondait plus. L’entreprise décida d’entamer des prospections et contacta la banque mentionnée comme détentrice des comptes de la société.
La réponse est cinglante. «L’entreprise est inconnue dans nos registres», répondit la banque. Il s’est avéré que les documents présentés avec toutes les apparences de l’authenticité étaient tout simplement des faux. On avait affaire à un faux intermédiaire. Adieu veaux vaches et pots aux laits. On avait rapidement conclu, à l’époque, qu’il devait y avoir une complicité des cadres de l’entreprise publique algérienne car il n’était pas concevable qu’on puisse se tromper à ce point.
D’une part, on n’avait pas procédé aux vérifications nécessaires avec l’entreprise, prétendument, mandante et on avait conclu un simple contrat de payement à terme, c’est-à-dire payement du prix après réception de la marchandise et non avec un crédit documentaire, procédure sécurisée conformé aux usages consacrés en la matière.
La suite des investigations a exclu une quelconque complicité algérienne. l s’est avéré que les exportations, qui étaient auparavant prises en charge par des cadres du ministère, avaient été dévolues, sans préparation ni formation aux cadres des entreprises. En raison de leur manque d’expérience, ils ne s’étaient pas assurés comme il se devait de l’authenticité des documents et de la qualité et fiabilité des interlocuteurs. Il faut toujours se méfier des jeux troubles des intermédiaires.
- Comment pourrait-on contrôler cette fonction pour qu’elle puisse s’exercer dans les règles ?
Il me semble qu’il n’est ni utile ni souhaitable de régulariser ou blanchir une fonction, une mission ou un contrat viciés dans leur essence même. Le ver est dans le fruit. Je suis personnellement contre les apporteurs d’affaires et je suis, par conséquent, pour la prohibition des intermédiaires dans les transactions commerciales.
- Les raisons, peut-on les connaître ?
Les apporteurs d’affaires sont des rentiers qui encaissent des dividendes sans valeur ajoutée. Ils augmentent les charges et gonflent la facture pour le client/ payeur final. Ils se soucient très peu de la qualité de la marchandise ou de la prestation car leur image de marque et leur fiabilité ne sont pas en jeu. La mission d’un apporteur d’affaires manque de transparence et de cohérence, elle se conclut dans la plupart des cas sous couvert d’un contrat de consultant.
Parfois et même souvent, ils perçoivent leurs commissions des deux parties : le vendeur et l’acheteur, le prestataire et le client, et se trouvent de façon flagrante dans des conflits d’intérêts. Cette mission et la façon dont elle est exercée manquent d’éthique. Les contrats d’apporteurs d’affaires sont souvent des prête-noms des opérations de corruption.