Notre confrère Mohammed Kali, journaliste, auteur et critique de théâtre, vient tout juste de publier aux éditions Chiheb son dernier-né intitulé Raï, oh ! ma déraison.
Une histoire algérienne. Dans cet entretien, il nous parle des raisons qui l’ont poussé à écrire son ouvrage et de son processus d’écriture. Il nous dit tout sur le raï. Dans le cadre de la tenue du 27e SILA, Mohammed Kali sera présent, aujourd’hui, samedi 9 novembre 2024, au stand des éditions Chiheb pour une séance de vente-dédicace.
Propos recueillis par Nacima Chabani
Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre projet d’écriture de votre ouvrage ?
Il se trouve que j’habite une ville, Aïn Témouchent, située sur l’axe passant par elle, depuis Oran, en direction de Sidi Bel Abbès jusqu’à Saïda, un axe sur lequel est né et s’est développé le raï originel, le raï trab, celui de la gasba et du galal, selon que l’atteste le CNRPH dans le dossier de demande de reconnaissance présenté à l’Unesco. Il se trouve que cette ville est celle d’une des mama du raï, Cheikha El Ouachma, de celui qui est considéré comme le père du raï moderne, Messaoud Bellemou, et de l’autre grand ténor du raï qui résidait à quatre petits kilomètres de là, Boutaïba Seghir.
Il existe bien entendu d’autres figures. Il se trouve également que je suis journaliste, ayant professionnellement un penchant marqué pour les arts et la culture, j’ai eu souvent à écrire sur, ce qui a trait au patrimoine culturel immatériel et même à faire des communications sur ces questions, comme lors du Festival national du raï. En outre, parce que le raï a été victime d’une déplorable querelle de clocher sur sa paternité par telle ou telle ville, qu’il y a eu tellement d’énormités soutenues, dont l’amalgame entre le raï trab et le bedoui au point qu’il a été asserté que cheikh Hamada est un artiste de raï, je me suis impliqué un peu plus en commettant cet ouvrage sachant par ailleurs que L’aventure du raï : musique et société, l’unique ouvrage consacré à ce genre, œuvre de Miliani Hadj et Bouziane Daoudi, commence à dater.
Comment s’est fait le choix du titre de votre livre ?
Il a d’abord été en hommage à Cheikha Remetti, la reine du raï, dont le premier disque gravé en 1955 a pour titre Raï, Erraï que j’ai traduit par Raï, oh ! ma déraison, tant il est vrai qu’il est davantage question de déraison que de raison, mais encore moins de opinion ou idée par lesquels ce terme a été traduit. Quant au sous-titre soutenant que le raï relève d’une histoire algérienne, d’aucuns font le rapprochement avec l’éhontée revendication du makhzen sur ce patrimoine. C’est en fait pour affirmer qu’il n’est d’aucune ville en particulier, mais d’Algérie puisqu’à sa naissance c’est un chant féminin d’une part, que d’autre part ses cheikhate sont issues de douars de l’Algérie profonde, à l’instar de Remetti née à Tessala, entre Témouchent et Sidi Bel Abbès et Jennia à Marhoum entre Sidi Bel Abbès et Saïda et qu’en ce sens il est né dans le monde rural, d’où le qualificatif de trab. Et si, c’est en Oranie qu’il est apparu, les artistes qui l’ont étrenné depuis sa modernisation sont presque de toutes les régions du pays au point qu’il existe un raï algérois.
A quand remonte au juste la naissance du raï, sachant qu’il existe différentes datations ?
Sachant que le raï a été d’abord un chant féminin, un hawfi rural, et ce qu’il a attendu que ses pionnières se soient extraites de la pression sociale ambiante dans leurs lieux de vie habituels pour enfin oser des paroles de rupture avec le conformisme social et devenir paillard, il a fallu qu’apparaissent des conditions suite à une formidable contingence de l’histoire. Or, il se trouve qu’au début du XXe siècle la grande colonisation a éprouvé le besoin pressant d’un renfort en main-d’œuvre féminine, celle masculine étant devenue insuffisante, suite à l’introduction de la viniculture, elle gloutonne en matière de travailleurs saisonniers, sachant que l’hectare de vigne de cuve procure 80 journées de travail par an contre sept seulement pour les céréales, les deuxièmes grandes cultures du pays. On ne peut accessoirement pas s’empêcher de remarquer que c’est le même type de modernité subie à laquelle ont goûté les femmes au lendemain de la Première Guerre mondiale dans les grands pays industrialisés quand elles ont remplacé les hommes dans les usines comme en d’autres domaines. Il convient de préciser que c’est en Oranie que la viniculture s’est le plus implantée, constituant la moitié de la superficie vinicole totale de l’Algérie. En effet, cette spéculation ayant été considérée comme la seule rentable dans cette région sans irrigation sous un climat sec, chaud et subaride. C’est ainsi, à l’instar de la naissance du bleues sur les champs de coton du sud des États-Unis, que le raï a surgi lors des soirées de bivouacs à la belle étoile lors des vendanges.
Les assertions à propos de la modernisation du raï ont été légion …
Effectivement. Mes enquêtes de terrain m’ont révélé qu’il s’est effectué sur la durée une accumulation, en plusieurs phases pour y aboutir. Tout d’abord, avec l’indépendance, le regain de vie après l’interminable nuit coloniale s’est traduit entre autres sur le plan du chant et de la musique par le besoin de nouvelles sonorités musicales à travers, entre autres, un renouvellement du raï trab ayant pénétré en force les espaces urbains avec les cohortes de ruraux y débarquant pour une vie meilleure après leur massive désertion par les pieds-noirs. C’est le moment d’un raï à mi-chemin entre le raï trab et le raï moderne qui naît et que j’ai qualifié de raï pré-moderne. C’est essentiellement un remplacement de la gasba et du galal par d’autres instruments utilisés par le asri wahrani, le violon remplaçant par exemple la gasba, mais sans qu’interviennent des changements structurels dans les mélodies. Il s’agit en fait d’une simple transposition, explique le musicologue Lechlech Boumediène. Aussi, la modernisation ne s’est manifestée qu’avec l’introduction de la trompette, non pas en raison de ses sonorités cuivrées mais parce qu’elle n’est pas un instrument transpositeur de la gasba. D’autres générations de raïmen/women vont apporter leur écot à une modernisation plus poussée du genre
Dans votre recherche assez documentée, vous avez relevé les amalgames entre le raï et le bédoui...
En effet, cela était essentiel au regard de ce qu’ils continuent d’engendrer comme incompréhension et dérives. Est-il concevable que des spécialistes autoproclamés continuent à soutenir qu’il existe un raï sage et un autre paillard, le premier étant le bedoui et le second le raï trab sur la seule base qu’ils utilisent les mêmes instruments, la gasba et le galal, à telle enseigne que Cheikh Hamada passe dans leurs écrits pour un chanteur de raï !
Le raï souffre aujourd’hui de la dévastation de l’industrie algérienne du disque et du piratage…
Absolument ! Mais en fait, ce sont tous les genres musicaux qui en pâtissent. Cette situation est imputable d’une part à l’avènement des nouvelles technologies dans la création et la reproduction d’enregistrements pour un coût modeste et d’autre part à la démocratisation de l’internet ainsi qu’à la mise à disposition par les utilisateurs mêmes de fichiers musicaux protégés. La parade d’endiguement par la saisie des produits contrefaits n’a rien résolu puisqu’elle n’a pu contenir le piratage, les dispositions législatives organisant la protection des œuvres étaient devenues obsolètes.
Selon l’ONDA, la piraterie a fini par ramener, en 2017, à une douzaine, le nombre des 75 éditeurs qui activaient dans les années 2000 à l’Ouest. Or, le mode de consommation de la musique a été modifié de par le monde du fait de la dématérialisation du disque. On écoute la musique en flux direct et de façon illimitée par le biais de plateformes de musique en ligne, mais sans téléchargement, le plus souvent sur son smartphone, sa tablette, son ordinateur ou sa télé smart, à partir d’un service proposé sur le même principe que pour les plateformes de streaming payantes pour les films et séries. Nous, en Algérie et dans les pays de la rive sud, n’avons droit qu’à un streaming bancal proposé par Youtube.
D’autres projets d’écriture ?
Oui, un dixième. C’est un récit qui s’inspire de la forme du «non fiction novel» inauguré par Truman Capote, sachant que ce genre puise sa substance de faits réels mais traités par le biais des ressources du roman pour en rendre la lecture digeste. Pour ma part, je prends appui sur des faits documentés, puisés d’archives coloniales, afin de croquer la chronique d’un village depuis sa fondation vers la fin du XIXe siècle jusqu’à l’arrachement de l’indépendance nationale. De la sorte, l’agglomération et ses alentours constituent le décor de vie de ses personnages que sont ses habitants, algériens et pieds-noirs, acteurs ou victimes d’événements obéissant à la logique du contexte historique dans son continuum. Cela me permet de restituer la grande histoire du pays à travers la petite, celle des individus particuliers, et d’en rendre toute l’âpreté et la complexité.