Par Ahmed Tessa, pédagogue et auteur
J’ai l’insigne honneur de vous transmettre cette lettre par voie de presse afin d’attirer votre attention sur certains dysfonctionnements de notre système scolaire.
Dans une de vos déclarations vous avez, Monsieur le ministre, mis l’accent – et à juste titre – sur «les outils obsolètes qui sont mis à la disposition de nos élèves». Cette formule est pertinente dans la mesure où elle résume la situation présente que vivent tous les acteurs du système scolaire. Situation qui date depuis plusieurs décennies, dénoncée, mais jamais prise en charge de façon rationnelle. Prenons le cas des élèves du cycle primaire – cycle de base qui conditionne la qualité des autres cycles.
Ces «outils» en question sont les savoirs et les connaissances transmis via les programmes, les méthodes, les contenus des manuels et la formation des enseignants. S’ils sont obsolètes, cela signifie qu’ils sont périmés. Permettez-moi, Monsieur le ministre, de tenter une analogie avec le domaine de la santé. Périmés, des médicaments prescrits pour guérir un malade aggraveront sa maladie. Pour éviter ces dégâts et par sécurité maximale, tout médicament mis sur le marché est soumis à un strict protocole d’évaluation des risques.
En matière d’éducation, les savoirs dispensés sont censés être bénéfiques au développement tant intellectuel que moral et physique de nos enfants. Leur obsolescence, ainsi que celle de leurs vecteurs transmetteurs constituent un grave danger pour le développement de leur personnalité.
Puisqu’ils sont obsolètes, le ministère a donc ignoré les mesures de sécurité en mettant de tels outils sans les avoir expérimentés. Qu’il s’agisse des mesures prises par votre prédécesseur ou celles liées à la réforme de 2002/2003, aucune n’a été sécurisée. Elles ont été prises dans la précipitation sans même qu’elles ne soient soumises ne serait-ce qu’à une évaluation d’impact pour connaître leur degré d’efficacité ou de nocivité.
Certes, treize ans après le lancement de la réforme en 2002/03, il y a eu la première Conférence nationale d’évaluation (de la réforme de l’école algérienne) organisée en juillet 2016 à Alger. Son constat et ses recommandations ont été collectés et traités dans un document référence intitulé «Horizon 2030 : le défi d’une école de qualité» : malheureusement ces conclusions sont restées lettre morte.
Monsieur le ministre, je vais aborder ici les raisons de ce que vous avez qualifié «d’obsolescence des outils mis à la disposition des élèves algériens». Il y a en premier lieu la méconnaissance des notions élémentaires en matière de conception des programmes et d’élaboration des contenus des manuels scolaires.
Dans ces deux cas, la pédagogie universelle exige de faire appel à des sciences en lien direct avec les apprentissages scolaires : la psychologie de l’enfant, la linguistique, la psycholinguistique, la chronobiologie, la docimologie et les neurosciences. Est-on sérieux quand on dispense à des enfants du primaire des notions et des concepts abstraits qui ne leur seront accessibles qu’à partir de 11/12 ans, voire même au lycée ? Au primaire, tous les livres se caractérisent par un lexique, des formules grammaticales et des situations qui, parfois, déroutent et mettent dans l’embarras l’enseignant ou l’enseignante.
Que dire alors de l’élève, impuissant et angoissé à l’idée de comprendre l’incompréhensible, pire, à le mémoriser. Trois exemples révélateurs : l’introduction de l’histoire en 3e AP, à un âge où l’enfant n’a aucune conscience du temps et de la profondeur historique. Il n’accédera à ce stade de la conscience du temps historique que vers 10 ans, timidement et de façon plus nette vers 11/12 ans. L’ignorance de cette donnée fondamentale de la psychologie se retrouve dans l’éducation civique et dans l’éducation islamique.
Les années de l’Hégire qui ont vu l’avènement du Saint Coran et la personnalité du Prophète de l’Islam sont des faits historiques inassimilables pour l’esprit d’un enfant de cinq, voire 9 ans. Que dire des sourates (et des hadiths) que l’enseignant doit expliquer alors qu’elles sont au cœur de débats contradictoires entre d’éminents islamologues et autres théologiens universitaires ?
A travers ces matières dites d’éveil, ne s’agit-il pas d’enraciner chez nos enfants et dans leurs comportements les valeurs humanistes et universelles véhiculées par le Saint Coran ? Il est clair, à la lecture des manuels, que notre école se contente d’enseigner le rite religieux comme dans une école coranique ou une zaouia – avec tout le respect qu’on a pour ces deux institutions. Notre école n’éduque pas ces valeurs cardinales. Quel argument avancer pour justifier la suppression de l’éducation civique et l’éducation scientifique en 1re et 2e AP ?
Dans les pays développés, elles sont introduites dès la maternelle à l’âge de 3 ans ; certes avec une approche ludique et éducative dite d’éveil. Si c’est pour alléger l’horaire journalier et hebdomadaire, il aurait fallu réfléchir à remettre sur la table le dossier – ô combien important et prioritaire – des rythmes scolaires et les adapter aux rythmes biologiques des différentes tranches d’âge. Mais aussi d’appliquer à la lettre les normes internationales, jusque-là malmenées, pour ne pas dire ignorées.
Elle est là la solution radicale aux problèmes de notre école : respecter ces normes, s’inspirer et adapter à notre contexte ce qui se fait de mieux ailleurs dans d’autres pays. Ouvrons les yeux sur le monde scolaire en évolution – dans ce qu’il a de bon et d’efficace. Pourquoi s’enfermer dans une attitude frileuse et isolationniste au risque d’employer des «outils obsolètes» dans l’éducation et l’instruction de nos enfants ?
A cette montagne de difficultés que doit affronter un écolier du primaire, il y a l’obésité des programmes et les ravages du triptyque bachotage par l’enseignant – hyper-mémorisation par l’élève – restitution fidèle en guise de semblant d’évaluation qui est confondue avec le contrôle et dont les modalités remontent aux siècles anciens. Il n’y a pas meilleure recette pour former des têtes surchargées et mal faites.
Ainsi, cette configuration pédagogique servira de carburant aux cours clandestins tout en pénalisant chez l’enfant et l’adolescent le développement de ses fonctions intellectuelles supérieures (sens de l’analyse, de la synthèse, esprit critique, créativité). Cette obésité des programmes a pour conséquence une inflation des matières enseignées, une multiplication de cahiers, de livres et de livrets : d’où un cartable à l’origine des cas de scoliose. Concernant ce dernier point, la solution préconisée de la tablette numérique est inappropriée et contreproductive, pour plusieurs raisons.
La preuve nous est fournie par la Suède, pays pionnier dans les tablettes scolaires et qui est retournée au manuel scolaire depuis septembre 2013. Que dire de nos enseignants qui souffrent d’un recrutement aléatoire et de l’absence de toute formation initiale. Jamais les journées de formation continue ou les stages pendant les vacances ne pourront combler les déficits nés de l’absence d’une formation initiale : du temps et de l’argent perdus. Les ENS peinent à satisfaire 10 à 15% des besoins du secteur.
Elles sont victimes du déficit originel qui remonte à leur création en France au début du XIXe siècle : elles dispensent des formations académiques et rarement des modules de pédagogie pratique et de psychopédagogie. Il n’y a pas plus grave dans un système scolaire que de lancer dans le bain de l’enseignement des jeunes et des moins jeunes (pour l’anglais au primaire) munis de leur seul diplôme universitaire. Entre les mains d’un enseignant non formé, les meilleures méthodes et les meilleurs programmes deviennent «obsolètes». C’est là une vérité amère que plusieurs générations d’élèves algériens – tous cycles confondus – ont expérimenté dans la douleur.
En abordant le volet des enseignants, il y a lieu de pointer l’index sur l’inflation des grades créés sur pression des syndicats en 2008. Il n’y a de grade formateur qui mérite de figurer dans la carrière d’un enseignant que celui de l’agrégation – pas plus. Pourquoi avoir abandonné le concours d’agrégation après une année d’application ? Il est difficile à décrocher, oui bien sûr. Mais n’est-ce pas là un gage de qualité ? Que dire de cette licence professionnelle proposée et non acceptée. Elle peut et doit servir à former des enseignants mieux outillés et plus performants.
Monsieur le ministre, l’école publique est une priorité et l’Etat algérien, les sommes considérables investies en sont la preuve : infrastructures et équipements, actions sociales, recrutements massifs… Toutefois, on ne peut ignorer l’école de statut privé. Et là, nous devons lever le voile sur le décret de création de ce type d’école. Assurément, il y a lieu de confier ce décret à l’analyse du Conseil constitutionnel : des articles du texte méritent une lecture à l’aune de la Constitution.
Cette dernière ne garantit-elle pas la gratuité de la scolarité de base (jusqu’à 16 ans) ?
Monsieur le ministre, ce ne sont là que quelques pistes que j’ai voulu vous soumettre en tant que modeste retraité d’un secteur que j’ai servi pendant de longues années à tous les échelons de sa hiérarchie. Il est évident que seule la mise à plat de son logiciel pédagogique, de son organisation et de son fonctionnement budgétivore pourra sauver l’école algérienne.
Des solutions existent, elles sont simples à mettre en place et permettront des économies d’argent et des gains en qualité de vie scolaire dans toutes ses manifestations, au grand bénéfice de nos enfants. L’Algérie nouvelle avec les moyens considérables déployés par l’Etat ne mérite-t-elle pas une école de qualité, qui véhicule aussi bien l’algérianité, matrice identitaire, que la modernité, tremplin vers la réalisation du rêve de nos valeureux chouhada ? En éducation scolaire, demain, c’est aujourd’hui. Je vous prie, Monsieur le ministre, d’accepter l’expression de mon profond respect.