Le recours aveugle des décideurs politiques, institutions, agences, organisations internationales, gouvernementales ou non gouvernementales, des universitaires ou des professionnels des médias à des données imparfaites, ne donnant pas la priorité à l’exactitude, à l’équité et à l’intégrité par rapport à la commodité ou à l’idéologie, risque de perpétuer les idées fausses et d’amplifier les préjugés.
Cette mise en garde du collectif Investigative Journalism Reportika, réseau d’une centaine d’experts issus de plus de 20 pays, intervenant à l’approche des Indices et classements mondiaux phares de l’an 2025, rappelle, une fois encore, que les conséquences découlant sur la gouvernance, les relations internationales et la confiance du public ainsi que l’impact démesuré sur le discours mondial ne sauraient être occultés.
«(...) Souvent criblés d’inexactitudes, de défauts méthodologiques, de limites de données et, dans certains cas, d’une propagande flagrante», ainsi sont jugés les rapports de classement mondiaux par Reportika, comme en atteste la première partie, publiée il y a quelques jours, en prélude à d’autres révélations attendues dans les quelques semaines à venir, d’une nouvelle étude intitulée «What’s Wrong with the Reports ?». Y ont, notamment, été passés au crible les principaux classements mondiaux qui, chaque année, notent les pays selon leur niveau de corruption, de liberté d’expression, de qualité de gouvernance ou encore de bonheur et de libertés religieuses.
Déterminants, ces classements le sont aussi, car aux yeux des auteurs de l’étude, le Corruption Perceptions Index de Transparency International, le World Press Freedom Index de Reporters sans Frontières, le Global Hunger Index (GHI), le World Happiness Report, le Global Corruption Barometer ou les rapports annuels de l’United States Commission on International Religious Freedom (USCIRF), pour ne citer que ces quelques exemples, s’utilisent comme références et «sont devenus des critères d’évaluation des nations sur des questions critiques. Les gouvernements, les décideurs et les organisations internationales utilisent souvent ces classements pour orienter les décisions, façonner les perceptions et influencer les stratégies géopolitiques. Les médias amplifient leurs conclusions, tandis que les partis d’opposition les poussent à critiquer les gouvernements au pouvoir».
Pendant plusieurs mois d’enquêtes minutieuses, le Collectif Reportika, s’appuyant sur des investigations sur le terrain, des examens approfondis des données et des informations provenant d’économistes de premier plan, d’analystes géopolitiques et de chercheurs chevronnés ainsi que sur plusieurs indices largement référencés, a disséqué le fonctionnement interne de ces rapports pour en révéler les lacunes. «Chaque découverte est étayée par une analyse rigoureuse, une compréhension contextuelle et un engagement à découvrir la vérité au-delà des chiffres», assurent-ils.
A les en croire, ce que ces rapports ont, en commun, est le fait qu’ils «souffrent tous de biais et de lacunes méthodologique ». Aussi, la plupart des classements, notamment le World Press Freedom Index, le Corruption Perceptions Index, ou encore le World Happiness Report, «reposent en grande partie sur des enquêtes d’opinion ou des perceptions subjectives et partielles, ce qui introduit des biais culturels, personnels ou médiatiques».
Il en est de même pour les notations qui se distinguent par le recours commun à des méthodologies universelles, occultant, de fait, «les contextes locaux, comme les différences culturelles, sociales, économiques ou politiques». Les résultats de l’enquête sur le World Press Freedom Index (WPFI), faisant ressortir nombre de problèmes clés avec sa méthodologie qui soulèvent des inquiétudes quant à son exactitude, le montrent à bien des égards. Alors que l’indice visant à classer les pays en fonction de la liberté de la presse, sa dépendance à l’égard des perceptions subjectives des experts et des journalistes «introduit un parti pris important».
Des questions telles que «la détresse émotionnelle à laquelle sont confrontés les journalistes, les vagues questions d’enquête et l’incapacité à faire la distinction entre les médias contrôlés par le gouvernement et les médias indépendants» conduisent à des incohérences dans le classement, estime le collectif Reportika. En outre, déplore-t-il, «l’indice ne tient pas compte de la diversité des paysages médiatiques et des différences régionales, ce qui se traduit par une évaluation incomplète et parfois trompeuse».
TRANSPARENCY INTERNATIONAL ET SON MANQUE DE TRANSPARENCE
Mettant, par ailleurs, en doute la fiabilité et l’équité du classement mondial des pays suivant l’Indice de Perception de la Corruption, Reportika reproche à Transparency International de se baser, dans sa méthodologie, sur des évaluations d’experts et des enquêtes menées auprès de leaders d’opinion. Ce qui se traduit par «des perceptions subjectives plutôt que des faits vérifiables. Les réponses sont ainsi influencées par la couverture médiatique ou à la réputation des pays, voire par des événements récents fortement médiatisés».
En effet, l’IPC, établi par Transparency International, classe les pays sur la base de la corruption perçue. Or, pour le collectif de journalistes d’investigation, «son recours aux évaluations d’experts et aux opinions des chefs d’entreprise conduit à des scores subjectifs influencés par les récits médiatiques et les biais individuels». Par exemple, «les pays dont la liberté des médias est limitée, comme la Chine, peuvent recevoir des scores de corruption plus faibles, tandis que ceux qui ont des pressions plus libres peuvent obtenir des résultats plus élevés malgré les problèmes de corruption en cours», argumentent-ils.
De quelle nature seraient les autres préoccupations qu’ils ont soulevées au sujet de l’IPC ? Plus d’une, les plus importantes étant «les incohérences dans les sources de données, en particulier dans les pays où les données sont limitées, et l’incapacité de l’IPC à saisir la corruption dans le secteur privé ou au sein des réseaux de la criminalité organisée». Pas que : y est également déploré «une standardisation des critères qui élude les spécificités culturelles, les systèmes juridiques différents ou les contextes sociaux».
Les données utilisées émanant souvent d’experts ou de chefs d’entreprise ignorant les expériences des citoyens ordinaires confrontés quotidiennement à la corruption, notamment dans les services publics. «L’indice simplifie également, à l’échelle complexe, la dynamique de la corruption en normalisant les scores entre les différents pays, avec des problèmes de gouvernance et de corruption uniques.»
Aussi, l’on estime que les mécanismes structurels permettant de lutter contre la corruption, tels que les réformes législatives ou les institutions anticorruption, ne sont pas évalués à leur juste portée et efficacité par l’IPC. «Cette approche simpliste peut donner l’impression que certains pays ne progressent pas, même lorsqu’ils mettent en œuvre des efforts significatifs », tient-on à souligner. Est, en somme, dénoncé le manque de transparence de Transparency International dans la manière dont les sources de données privées sont utilisées. S’agissant des libertés religieuses, les enquêtes de Reportika laissent comprendre que dans ses évaluations, la Commission des Etats-Unis sur la liberté religieuse internationale (USCIRF) n’est, semble-t-il, pas exempte de tout reproche.
Alors qu’ils sont au cœur de la défense de la liberté religieuse mondiale, ses rapports annuels «souffrent d’incohérences méthodologiques, de rapports sélectifs et de préjugés géopolitiques». Des pays comme la Chine, l’Iran et la Russie, souvent perçus comme des menaces pour les intérêts américains, «dominent la liste des ‘’pays particulièrement préoccupants’’ (CPC), au moment où des nations comme le Nigeria, en dépit des violations documentées, sont négligées».
Cette approche jugée sélective «sape la crédibilité des rapports, suggérant que la stratégie politique l’emporte sur les critères objectifs», considère Reportika pour qui «le racisme structurel et la discrimination ethno-religieuse dans les nations occidentales et les alliés des États-Unis sont souvent ignorés, reflétant davantage un récit biaisé».
S’attaquant de manière sélective aux violations tout en ignorant les questions structurelles plus larges, l’USCIRF, agence gouvernementale indépendante et bipartite composée de neuf citoyens privés nommés par le Président et la direction des deux Chambres du Congrès, «risque de perpétuer un récit qui s’aligne sur les intérêts stratégiques des Etats-Unis plutôt que de servir de norme mondiale équilibrée pour la défense de la liberté religieuse dans le monde», prévient-on.
D’où la nécessité urgente, à laquelle appelle Reportika, d’«évaluer de manière critique ces indices, d’exiger une plus grande transparence et de résister à la tentation de traiter ces classements comme des vérités définitives».