Le Sahara occidental, nouvelle porte de l’Eurafrique pour la France

09/11/2024 mis à jour: 12:23
1994
Photo : D. R.

Abdelkader Abderrahmane
Consultant indépendant, spécialiste de l’Afrique du nord et du Sahel (*)

Si la décision de Macron de reconnaître la souveraineté de Rabat sur le territoire occupé du Sahara occidental s’apparente à un cadeau de la France fait à un pays ami et allié de longue date, c’est aussi et surtout un moyen pour Paris de se repositionner sur l’échiquier du continent africain.

Macron et le Maroc

Le mois dernier, le président français, Emmanuel Macron, accompagné d’une très large délégation d’hommes d’affaires, était accueilli en fanfare par le souverain marocain, Mohammed VI. Lors de cette visite de trois jours, de nombreux contrats à hauteur de plusieurs milliards d’euros, étaient signés, célébrant ainsi un rapprochement entre Paris et Rabat, après une période diplomatique de trois ans, plus ou moins tumultueuse. 
Quelques semaines auparavant, Macron reconnaissait aussi (ouvertement) la souveraineté du Maroc sur le territoire occupé du Sahara occidental, épousant ainsi les thèses colonialistes de Rabat.

Afin de comprendre la raison qui a poussé Macron à prendre une telle décision, il est primordial d’élargir le champ d’analyse historico-politique et géographique et revenir aux premières années suivant la Seconde Guerre mondiale. En effet, en analysant le projet Eurafrique élaboré dans les années 1950, cela nous permet d’identifier de vieilles ambitions européennes en Afrique qui demeurent d’actualité.

A l’aune de ce projet, il ne fait aucun doute que le cadeau Sahrawi de Macron à Mohammed VI est surtout et avant tout une opportunité conjoncturelle servant en premier lieu les intérêts géostratégiques de la France - et plus largement, de l’Union européenne - lui permettant de se repositionner sur l’échiquier du continent africain après sa déconvenue sahélienne.

La construction de l’Union européenne et l’Eurafrique

Le transport du pétrole par la Méditerranée suffirait à lui seul à donner à ce «lac intérieur» de l’Eurafrique une importance vitale. Anton Zischka

Le format de ce texte ne me permet pas de souligner tous les détails afférents à la conception de l’Eurafrique. Toutefois, il est indéniable que ce projet fût mûri de manière méthodique, tenant compte du temps, de la géographie et des opportunités temporelles. En somme, le projet Eurafrique a été conceptualisé pour une très longue période et en ce sens n’est toujours pas achevé. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une France affaiblie cherchait un moyen de maintenir sa position de puissance mondiale. Aussi, les stratèges parisiens concluaient que les territoires africains de la France pouvaient jouer un rôle clé dans les ambitions internationales de celle-ci.

Selon eux, l’industrialisation de la France dépendait d’une perspective eurafricaine, étroitement liée au domaine géostratégique et militaire. La terre, l’énergie et les matières premières de l’Afrique permettraient ainsi à la France de maintenir son rang d’acteur politique et économique mondial majeur. Un aspect essentiel de ce projet Eurafrique est qu’il serait aussi pour la France et les Européens, de manière générale, un moyen de faire contrepoids aux positions anticolonialistes des Etats-Unis et de l’ex-URSS et à leur influence croissante dans le monde.

Afin que la France et l’Europe, dans son ensemble, puissent exploiter toutes les opportunités africaines, il était toutefois primordial de renforcer dans un premier temps le continent européen. En effet, selon Zischka, la France et la Belgique ne pouvaient exploiter seules les ressources naturelles du Congo qui contribueraient à construire le projet Eurafrique. La première étape consistait donc à unir et à développer d’autres nations européennes, telles que l’Espagne et l’Italie.

De la même manière, il fallait d’abord intensifier le trafic commercial (européen) entre l’ouest, le centre et le sud de l’Europe. La réunification de l’Allemagne ferait également partie du processus stratégique de l’Eurafrique.
En ce sens, le Plan Schuman (1951) et la construction de l’Union européenne fait effectivement partie du projet plus vaste de l’Eurafrique.

L’Eurafrique, la chute de Kadhafi et le Sahel

«L’Eurafrique est le fruit du génie colonialiste» Malek Bennabi

Il est difficile, pour ne pas dire, impossible, de ne pas lier le projet de l’Eurafrique à la chute de Kadhafi en 2011. Car si les théoriciens de l’Eurafrique ne pouvaient nullement prédire ce scénario, il n’en demeure pas moins que la position géostratégique de la Libye était bel et bien mentionnée dans ce projet.

En 1952, Zischka soutenait déjà qu’il était important pour les Européens de se concentrer sur les pays des rives nord et sud de la Méditerranée. Pour Zischka, «la Libye, qui pose un problème d’intérêt européen, voire mondial, est un ‘test’ pour l’ensemble du continent africain». Et de continuer ainsi : «Heureusement, on travaille dans les possessions françaises d’Afrique du nord, surtout au Maroc et sur le Niger».

A cet égard, la planification stratégique de l’Eurafrique, impliquant patience et réajustement est éloquente. Lisons : «Il faut parler de l’Eurafrique et même en parler beaucoup. C’est que le contenu de ce vocable, qui recèle bien des possibilités, est encore indéterminé et ne se précisera qu’au cours d’une lente élaboration où viendront se confronter les diverses tendances. Cette absence actuelle de visage n’est pas un mal, puisqu’elle va permettre de le modeler en tenant compte de l’évolution des idées et des faits». 

Notons dans cette déclaration les termes «lente élaboration, modeler et évolution», qui soulignent la nécessité d’une planification stratégique et d’une flexibilité en fonction de l’évolution de l’histoire sur le terrain.

En 1999, cinquante ans après l’élaboration du concept d’Eurafrique, Louis Michel, l’ancien Premier ministre belge faisait quand à lui le constat suivant: «Dans l’achèvement de l’Europe en tant que réalité politique, le rapport à l’Afrique n’est pas quelque chose de banal. A terme, un partenariat privilégié avec l’Afrique est un passage obligé pour assurer l’indépendance géopolitique et géostratégique de l’Europe».

Compte tenu de la stratégie mise en place par les Européens en fonction des événements, on ne peut  que lier la chute de Kadhafi à la construction toujours en cours de l’Eurafrique. La Libye nous rappelle l’importance de la géographie dans notre analyse. Selon Kaplan et Spykman, la géographie est «révélatrice des intentions à long terme d’un gouvernement et demeure le facteur le plus fondamental de la politique étrangère des Etats, parce qu’il est le plus permanent».

Concernant la Libye, les autorités françaises affirmaient en 2019 que «nous soutenons tout ce qui sert la sécurité des Français et des pays amis de la France», notamment Haftar et son armée nationale libyenne. Ce que la France se garde de dire, c’est que Haftar est un allié précieux pour son projet géostratégique de resserrer son emprise sur toute la région, englobant l’Afrique du nord et le Sahel.

En 2008, un Livre blanc français sur la défense et la sécurité nationale soulignait déjà que la «zone de priorité stratégique» de la France s’étendait de l’Atlantique à l’océan Indien en passant par la Méditerranée, la mer Rouge et comprenait également la zone sahélo-saharienne. Comme l’écrivait Malek Bennabi, le colonialisme trouvera toujours quelqu’un pour lui remettre les clés de la citadelle en échange de quelques compensations financières pour corrompre sa conscience…

Il est important ici de rappeler que Kadhafi était une réelle épine pour Paris vis-à-vis de ses anciennes colonies africaines. En versant ses pétrodollars au sein de la Communauté des Etats sahélo-sahariens (CEN-SAD) créée par lui-même, l’ancien leader libyen avait essayé de diminuer l’influence de la France sur ces Etats.

Suite à la chute du leader libyen, le Maroc avait tenté de prendre la direction de cette même CEN-SAD, allant même jusqu’à organiser à Rabat, une réunion des ministres des affaires étrangères de ce groupe des états sahéliens. Ce fût l’occasion pour le Maroc de réitérer son ambition de piloter la CEN-SAD  qui pourrait éventuellement lui procurer un plus grand support dans son ambition de prendre le leadership de toute la région saharo-sahélienne. Peu importe si Rabat avait pris seule cette initiative ou en concertation avec ses alliés occidentaux.

L’équation demeure la même. Avec le Maroc - allié par excellence de la France dans la région - à la tête de la CEN-SAD, Paris aurait encore plus d’influence sur le groupe sahélien. Cette stratégie serait d’autant plus renforcée par la participation d’Israël, de plus ent plus présent dans la région, et allié indéfectible de Rabat. Par conséquent, étant un allié de la France et d’Israël – ainsi que d’autres puissances occidentales – on ne peut que conclure que la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental par la France, fasse partie de la stratégie actuelle plus large de l’Eurafrique. 

A cet égard, analysant le colonialisme, Bennabi explique : 

«On ne trace pas la voie d’une civilisation au hasard. Le colonialisme conçoit ses plans militaires et retransmet des instructions à la lumière d’une connaissance approfondie de la psychologie des pays colonisés. Ce qui lui permet de définir l’action idoine qu’il applique pour violer les consciences dans ces pays, au gré des niveaux et des classes sociales. Il se sert d’une carte psychologique du monde colonisé, carte qui subit quotidiennement des mises à jour appropriées et des changements nécessaires opérés par les spécialistes chargés de la surveillance et du contrôle des idées. Le colonialisme utilise ainsi le langage de l’idée exprimée, facilement corruptibles au sein de la classe intellectuelle».

Pour Bennabi, la stratégie du colonialisme dans la lutte idéologique consiste à empêcher le contact entre la pensée et l’action politique afin de laisser la pensée stérile et rendre la politique aveugle. Il poursuit sa tâche, renouvelle et adapte ses plans selon les circonstances, exploitant l’ignorance des masses, tout en ayant recours à l’arme de l’argent. 

Si le colonialisme n’est presque plus d’actualité en Afrique, l’emprise néocoloniale y demeure bel et bien ancrée. Et à l’aune des écrits de Bennabi, on ne peut que lier le projet de l’Eurafrique à ces différents évènements susmentionnés.

Le Sahel et le décrochage politico-économique de l’Europe

En outre, depuis le concept d’Eurafrique, d’autres protagonistes tels que la Chine, la Russie, les Etats-Unis, la Turquie ont lentement fait leur entrée dans la cour du Sahel. Cette présence croissante de ces puissances extérieures en Afrique du Nord et au Sahel est perçue comme une menace pour la stabilité régionale et, surtout, pour les intérêts et l’influence géopolitique de la France. Par ailleurs, le projet d’Eurafrique demeure plus pertinent encore, à l’aune du décrochage politico-économique de la France et de l’UE, confrontées à de multiples défis politiques et économiques provenant des économies émergentes, telles que la Chine et les BRICS ainsi que des Etats-Unis.

Dans son récent rapport, Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne alerte du décrochage européen par rapport aux Etats-Unis et la Chine. Pour Draghi, l’UE est aujourd’hui confrontée à un défi existentiel, condamnée à «une lente agonie» si elle ne change pas.

Le Sahara occidental, nouvelle porte de l’Eurafrique pour la France et l’Europe

Comme susmentionné, le projet d’Eurafrique a été conceptualisé dans une perspective de très long terme, nécessitant une lente élaboration afin d’être réajusté en fonction des événements conjoncturels et de l’évolution des idées et des faits. De plus, ce projet n’a pas été élaboré pour utiliser l’Afrique immédiatement. Il était plutôt destiné à lui donner des fondements sérieux, et à les classer dans un ordre rationnel, afin de savoir lesquels seraient réalisés en premier (Zischka). En ce sens: «La création de l’Eurafrique est une entreprise concrète, simple, contrôlable, une tâche d’ingénieurs qui n’ont que faire de congrès mondiaux de la paix ni de slogans publicitaires. L’Eurafrique sera l’œuvre de techniciens, élaborée avec sang-froid, sur des données concrètes». Nul doute que patience, stratégie, adaptation et sang-froid sont depuis sa genèse les maîtres mots des concepteurs du projet Eurafrique. 

C’est donc à travers le prisme des ambitions géostratégiques françaises au Sahel dans le cadre plus large du projet Eurafrique que l’on doit analyser la décision de Paris de reconnaitre la souveraineté de Rabat sur le territoire du Sahara occidental, bafouant par la même, le droit international. 

Malmenée et expulsée par la porte du Sahel, la France, qui ne s’est jamais résignée à demeurer présente dans la région, entend bien y retourner à travers le Sahara occidental, en empruntant la fenêtre marocaine. A cet égard, l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, expliquait qu’une «réorganisation intelligente consiste à diminuer nos effectifs militaires (au Sahel) tout en augmentant notre présence».Tenant compte de la redistribution des cartes géopolitiques au Sahel, Paris réajuste son logiciel géostratégique, déplaçant le curseur vers Rabat.

En reconnaissant la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental occupé, Paris se repositionne afin de maintenir sa présence et ses intérêts géostratégiques dans la région du Sahel. L’Elysée ne s’en cache d’ailleurs pas, pour qui, lors de sa visite au Maroc, Macron et Mohammed VI solennisaient avec éclat un «nouveau chapitre» bilatéral, une «nouvelle ambition pour les trente ans à venir» aux amples visées stratégiques (…) afin d’inscrire cette relation franco-marocaine rénovée, à la charnière de l’Europe et de l’Afrique, à l’heure de la transformation rapide de la scène internationale.

Cette nouvelle équation démontre aussi, et surtout, que si pour le commun des mortels, le projet d’Eurafrique semblait être oublié dans un carton archivé, il demeure bel et bien en activité pour les penseurs géostratégiques de l’ombre. Comme nous le rappelle l’ancien ambassadeur au Mali, Nourredine Ayadi, «les puissances ont une mémoire et des capacités d’adaptation de leurs objectifs stratégiques». Last but not least, à travers le Sahara occidental, ce que souligne aussi cette nouvelle offensive diplomatique française, c’est que l’Afrique dans sa globalité demeure le théâtre des grandes puissances.

Selon Achille Mbembe, l’Afrique a été et reste le laboratoire d’une mondialisation impitoyable. L’incapacité ou le refus de comprendre cela de la part de nombreux dirigeants africains, leur absence de planification et de vision stratégique à long terme facilite l’ancrage de puissances étrangères – militairement, politiquement, économiquement, culturellement –à travers l’Afrique, mettant en danger la nature même de l’existence des Africains. 
A cet égard, il est important de noter que si les pays africains ont conquis leur indépendance politique, ils n’ont pas encore gagné la bataille des idées.

Et tant que leurs dirigeants n’auront pas reconnu que comprendre les causes de leur échec est plus important que combattre les symptômes, il n’y aura point de salut pour les Africains. Comme le disait le très regretté Malek Bennabi, «une société qui vit une double crise éthique et intellectuelle à l’échelle de ses dirigeants ne peut garantir les conditions d’immunité et d’efficacité aux idées. Pis encore, elles deviennent vulnérables aux pénétrations pernicieuses en raison d’un déficit éthique relevé dans leur milieu ou d’un déficit intellectuel qui les trahies».

En ce sens, ces nombreux leaders africains qui voient en Rabat un allié continental, feignent d’ignorer que le Maroc n’est au mieux, qu’une passerelle, au pire, le cheval de Troie servant les intérêts des Français et des Européens sur le continent africain, au détriment des pays africains et de leurs populations respectives.  Ainsi, à travers le Maroc, le Sahara occidental occupé devient surtout la porte de l’Eurafrique pour la France et l’Europe dans son ensemble. Nul doute, qu’après avoir diminué sa présence militaire, Paris entend bien augmenter sa présence en Afrique, comptant sur l’étroite coopération de Rabat et Tel Aviv - tout en misant sur Haftar ou son successeur - chacun se partageant un rôle bien défini. 

D’Est en Ouest, la boucle est ainsi bouclée. Et si le Maroc et la France peuvent se targuer d’avoir signé de nombreux juteux contrats, au détriment des Sahraouis, il n’en demeure pas moins que tout cela ne peut être qu’une victoire à la Pyrrhus pour Rabat et par ricochet, pour ses alliés africains. Le réveil n’en sera que plus douloureux !

Bibliographie indicative

Ayadi Nourredine, Kidal vaut bien une guerre. L’Algérie et la France au Mali et au Sahel. Influence vs Puissance.’ El Qobia, Alger, 2024
Bennabi Malek, La lutte idéologique, El Borhane (Ed.), Alger, 2014
Bennabi Malek, L’Afro-Asiatisme, SEC (Ed.), Alger, 1992
CAOM, ‘L’union française et l’Europe’, Affaires politiques, carton 3255, dossier 3, Institut des hautes études de la Défense nationale, 24 décembre 1954, Paris
Dramé Papa, Saul Samir, ‘Le projet d’Eurafrique en France (1946-1960): quête de puissance ou atavisme colonial?’, Guerres mondiales et conflits contemporains  2004/4 (no. 216)
De Lattre Jean-Michel, ‘Le Sahara, clé de voûte de l’ensemble eurafricain français’, Politique étrangère, n°4, 1957
Kaplan Robert D., The Revenge of Geography, Random House Trade paperback (Ed.), New York, 2013   
Mallet Jean-Claude, ‘Le livre Blanc’, June, Défense et Sécurité Nationale, Odile Jacob, 2008
Michel Louis, Le Soir, Bruxelles, 4-5 septembre 1999
Spykman Nicholas J., America’s Strategy in World Politics: The United States and the Balance of Powers, Routledge (Ed.), New York, 2007
XXXX, Propos sur l’Eurafrique, Revue politique et parlementaire, Paris, t.ccxiii, avril-mai 1957 
Zischka Anton, Afrique, complément de l’Europe, Robert Laffont (Ed.), 1952, Paris

(*) Auteur de Morocco’s Intelligence Services and the Makhzen Surveillance System (Routledge, 2025).

 

 

 

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