Le marché parallèle des changes en Algérie : L’incontournable unification pour soutenir la croissance économique

25/02/2024 mis à jour: 08:52
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Les transactions légitimes au titre du compte courant de la balance des paiements devraient se faire au moyen d’un taux de change unique en Algérie afin de relancer l’économie sur des bases solides. 

Depuis des décades, le marché des changes en Algérie opère dans le contexte d’une dualité de taux : un taux officiel fixé règlementairement et un second taux de change parallèle «flottant» déterminé par la loi de l’offre et de la demande. Cette dualité de taux, résultat de déséquilibres macroéconomiques et de rigidités structurelles diverses, est source de distorsions multiples qui contraignent fortement le fonctionnement de l’économie nationale et bloquent son potentiel de croissance. 

De ce fait, le retour rapide à une unification des taux (article 145 de la nouvelle loi monétaire et bancaire du 21 juin 2023) et le passage à un taux d’équilibre du marché est incontournable pour éliminer les distorsions et les inefficacités imposées à l’économie par un taux officiel qui ne correspond pas à la réalité économique. 

Une telle unification est un processus complexe qui implique une démarche rigoureuse et la mise en place de nouvelles politiques macroéconomiques et des réformes structurelles pour créer les conditions idoines pour la détermination d’un taux d’équilibre du marché. Toutes ces réformes doivent alors s’articuler dans le contexte de la refondation d’un nouveau modèle économique et social. Discutons de ces points. 

Un marché informel de la devise qui a acquis une dimension structurelle et de la profondeur au fil des décades. En six décennies, le marché parallèle a coexisté avec le marché officiel, augmentant régulièrement en taille et en profondeur. 

Une telle longévité et vigueur ont été entretenues par : 

(1) l’imposition des mesures de contrôle de change dans les années 1960s et 1970s ; (2) les faiblesses du modèle de planification des investissements publics mis en place entre 1970 - 1990 ainsi que le choc pétrolier de 1986 qui ont causé des déséquilibres importants et engendré des pénuries diverses, et donné un boost au marché informel des devises vers lequel se sont tournés en masse les agents économiques en quête de devises étrangères ; (3) la crise des changes de 1993 qui a plongé le pays dans un état de cessation de paiement et renforcé le commerce informel des moyens de paiements extérieurs. Elle a en outre conduit les autorités de l’époque à conclure avec le FMI un accord de confirmation d’une durée de 12 mois (avril 1994) suivi d’un autre accord au titre de la facilité de financement élargi de trois ans (mai 1995), d’un achat dans le cadre du mécanisme de financement compensatoire de 250 millions de DTS (mai 1995) et d’accords de rééchelonnements avec les Club de Paris et du Club de Londres en juin 1996. Les réformes entreprises dans ce contexte avaient permis à l’Algérie de : (i) rendre le dinar algérien convertible en acceptant les obligations énoncées à l’article VIII, sections 2, 3 et 4 des statuts du FMI (levée des restrictions au titre des paiements et des transferts pour les transactions internationales courantes) ; et (ii) d’accepter l’ouverture de bureaux de change. 

Ces mesures ont permis de réduire l’écart entre le taux officiel et le taux parallèle d’un ratio de 5 en 1993 à 1 en 1998. Toutefois, la demande des autorités aux services du FMI d’une dérogation pour limiter les accès aux devises pour les ménages en raison des faibles réserves de change du pays en 1998 ont fait rebondir le marché parallèle dont le volume de transactions a bondi d’environ $1-1,5 milliards ; (4) la remise en cause de la plupart des réformes des années 1990s suite au boom pétrolier (2000-2014) qui a pourtant permis aux autorités d’engranger $800 milliards au titre de recettes d’exportation du pétrole et d’accumuler des réserves de change significatives qui ont atteint $198 milliards en 2014 (5 ans d’importations de biens et services). Le maintien – inexpliqué et inexplicable- de certaines restrictions frappant certains agents économiques a insufflé un certain dynamisme au marché parallèle alors que son existence ne se justifiait plus. Si la prime avait enregistré une baisse marquée pour se situer entre 20-25%, a contrario le volume était sensiblement en hause pour se situer de façon estimée à environ $5 milliards ; et (5) les chocs pétroliers de 2014 et de 2020, la pandémie de la Covid-19 et les rebonds du prix du pétrole en 2021 et 2022 ont permis au marché parallèle de reprendre du souffle avec un volume de transactions en hausse (environ $8 milliards) et une prime qui vient d’atteindre 61% en ce début de février 2024. 

Un marché parallèle des changes dont les moteurs sont divers. Au titre de ces derniers, citons : (1) l’inadéquation et l’incohérence des politiques macroéconomiques et structurelles ; (2) une diversification économique en panne (avec un score de classement international très faible de 0,45) ; (3) une balance des paiements structurellement vulnérable, en raison de la prépondérance des exportations de pétrole et des flux de capitaux quasi inexistants ; (4) un manque de flexibilité et une ouverture économique limitée: notamment depuis le choc pétrolier de 2014 qui a vu la remise en place de barrières non tarifaires (certificat d’origine, certificats de conformité et de qualité d’un tiers indépendant, relevés de notes rédigées en arabe et indiquant clairement l’origine des produits), de restrictions commerciales (interdiction temporaire de 851 produits annoncée le 1er janvier 2018) et de barrières tarifaires (adoption de multiples tarifs entre 30 et 200% sur plus de 1000 produits) ; (5) un processus d’insertion internationale incertain et non rentable ; (6) un régime de change rigide et affaibli par des distorsions multiples au niveau de la détermination de la valeur externe du dinar algérien et du ciblage de la politique de change ;  (7) un secteur financier réprimé et découplé par rapport au système financier international ; et (8) une gouvernance économique faible qui a favorisé la corruption et une fraude fiscale importante qui vient alimenter le marché parallèle.

Le marché parallèle des changes impose des coûts énormes à l’économie du pays. Le marché informel de la devise entraîne de fortes distorsions pour tous les acteurs du marché qui induisent une multiplicité de coûts économiques, y compris une hausse de l’inflation, une baisse de la compétitivité de l’économie, une réduction des recettes fiscales, une entrave au développement du secteur privé, un blocage des investissements étrangers, un frein à l’approfondissement du marché interbancaire, un encouragement à la thésaurisation des devises, un affaiblissement de la croissance économique et des pertes d’emploi. A contrario, certains acteurs économiques en tirent profit en accédant à des devises étrangères à un taux subventionné, payé par tous les autres segments de la population. De plus, le marché parallèle favorise la corruption, absorbe les produits de l’évasion fiscale et de fuite des capitaux. 

Une dynamique de l’offre et de la demande qui a transformé la nature du marché parallèle. Ce dernier n’est plus un segment de marché saisonnier mû par des simples demandes et offre ponctuelles. Bien au contraire, ce marché répond désormais à une demande d’épargne et de protection contre la faiblesse de la monnaie nationale et l’inflation et est assis sur une offre diverse. 

Pour ce qui est de cette dernière, le marché est alimenté par plusieurs sources : (i) les pensions des anciens travailleurs émigrés algériens, notamment ceux de France ; (ii) les envois de fonds et les transactions locales de la diaspora dont la taille s’est considérablement accrue au cours de ces dernières décennies; (iii) la surfacturation des importations ; (iv) la sous- facturation des exportations hors pétrole ; (v) le rapatriement de fonds des entreprises créées à l’extérieur par certains hommes d’affaires algériens pour capter une partie des paiements de leurs importations ;  (vi) les revenus de la location des biens immobiliers au bénéfice de certaines chancelleries et entreprises étrangères ; et (vii) les revenus du tourisme qui a repris ces deux dernières années. Ces fonds ne transitent pas par le système bancaire qui demeure obsolète. 

Pour la demande, elle est le fait de : (i) ménages en quête de ressources pour financer des voyages, des études et/ou des soins médicaux ; (ii) d’agents économiques souhaitant acquérir des biens d’importations soumis à des restrictions particulières ; (iii) de citoyens conduisant des transactions illégales ; (iv) des agents économiques disposant de ressources locales générées par la fraude fiscale et souhaitant acquérir des devises pour acheter des actifs à l’étranger et /ou se constituer une réserve de valeur; (v) des spéculateurs qui parient sur les fluctuations attendues des taux de change officiel et parallèle ; et (vi) des résidents qui souhaitent se prémunir contre l’érosion du dinar algérien à travers une demande de précaution.
 

La réunification des marchés de change est un objectif incontournable conforme à la loi monétaire et bancaire de juin 2023. Etant donné les coûts significatifs liés à l’existence d’un marché des changes parallèle, l’unification des taux de change s’impose comme objectif stratégique. 

Toutefois, conduire le DA vers sa valeur d’équilibre est un processus complexe technique et long. La feuille de route s’articule autour de cinq volets :  
 

1. Un volet diversification économique. Cette dernière devrait mettre en place un modèle de production reposant sur une variété de secteurs d’activité devant améliorer les perspectives de croissance à long terme, Ce nouveau modèle devra, en outre, tenir compte des défis climatiques et des changements importants au niveau de l’emploi. La mise en place de ce modèle implique des politiques macroéconomiques crédibles, des institutions gouvernementales efficaces, un environnement des affaires et un climat d’investissement favorables et des réformes favorisant l’ouverture commerciale, la diversification des exportations et l’élimination à terme de la dualité des marchés de change. 
 

2. Un volet macroéconomique : pour soutenir la compétitivité extérieure et éviter les fluctuations du taux de change réel et la surévaluation réelle, le mix comprendra : (i) un assainissement budgétaire progressif et soutenu (mesures pour augmenter les recettes, rationaliser les dépenses et diversifier les sources de financement budgétaire) ; (ii) une politique monétaire ciblant la réduction des tensions inflationnistes, dans un contexte du renforcement de l’indépendance de la Banque d’Algérie (BA) et de la supervision bancaire, de la mise en œuvre d’un cadre de gestion de crise et de l’amélioration de la gouvernance des banques publiques ; et (iii) une plus grande flexibilité du taux de change pour soutenir les efforts de stabilisation, ce qui devra impliquer le maintien par la BA de sa politique de ciblage du taux de change effectif réel en ligne avec son niveau d’équilibre ; et la poursuite de la dépréciation nominale du dinar de façon progressive pour corriger la surévaluation tout en contenant les pressions inflationnistes à court terme.
 

3. Un volet ouverture commerciale : impliquant : (i) l’élimination des restrictions et barrières tarifaires et non tarifaires pour engranger des gains de productivité et faciliter la diversification ; (ii) une discussion avec l’UE pour réaménager l’AAUE (après avoir adopté une stratégie de baisse progressive des barrières tarifaires et non tarifaires) ; (iii) la mise en place d’incitations à l’investissement plus neutres pour encourager la diversification des exportations ; (iv) l’accélération des discussions pour une adhésion à l’OMC ; et (5) des mesures diverses pour attirer des investissements directs étrangers. 
 

4. Un volet diversification des exportations : passant par : (i) le renforcement de la qualité du capital humain ; (ii) l’ouverture commerciale pour s’exposer à la concurrence et acquérir un savoir-faire ; (iii) l’amélioration de  la qualité des institutions ; (iv) la disponibilité d’infrastructures de qualité (transports, téléphonie et pénétration internet); (v) la préparation des conditions pour ouvrir le compte capital de la balance des paiements à terme pour mobiliser l’épargne étrangère ; (vi) le développement du secteur financier ; et (vii) la mise en place d’instruments directs et indirects d’intervention pour renforcer la compétitivité des entreprises à l’exportation et placer l’économie du pays sur le marché mondial (y compris la participation à des chaînes de valeur régionales). 
 

5. Un dernier volet unification des marchés de change : articulé autour de 4 axes : (i) identifier et évaluer les impacts d’une dépréciation sur les canaux (commerce international et secteur financier) par lesquels l’unification des taux de change (essentiellement une dépréciation du taux officiel) vont se répercuter sur les divers segments de l’économie ; (ii) déterminer un taux de change d’équilibre pour l’économie qui serait compatible avec la stabilité macroéconomique et extérieure à moyen terme ; (iii) déterminer un horizon temporel pour entamer la transition vers ce taux d’équilibre soit par le biais d’une approche qui unifie le taux de change instantanément ou une approche progressive s’étendant sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois ; et (iv) une politique de communication pour offrir la visibilité sur la démarche des autorités et rassurer les différents agents économiques. 

 

Par Abdelrahmi Bessaha , Expert international

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