La question de la répartition du revenu national dans le monde et en Algérie

06/02/2024 mis à jour: 15:33
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La croissance économique, la répartition équitable du revenu national et l’inclusion économique sont devenues les défis de l’heure du fait du creusement des inégalités de revenus au cours des trois dernières décennies, et plus récemment depuis le choc sanitaire de 2020-2022. 
 

Des inégalités excessives sont source d’exclusion de segments de la population, d’érosion de la cohésion sociale, de polarisation politique (Brexit, montée du populisme et des extrêmes droites), d’instabilité macroéconomique et de ralentissement de la croissance économique. 
 

Cet article analyse cette question au niveau mondial ainsi que le cas de l’Algérie, où les chocs pétroliers de 2014 et la pandémie de 2020-2022 ont ralenti les progrès marquants en termes de réduction des inégalités de revenus et mis en avant l’urgence de mettre en œuvre des mesures fortes articulées dans le cadre d’une stratégie globale de refondation du modèle économique et social du pays pour davantage favoriser une croissance inclusive et réduire les inégalités de revenu.

Dans le sillage de la croissance économique (et de la richesse produite), se posent alors les questions-clés de la répartition équitable du revenu national et de l’inclusion économique.  Non sans surprise, ces deux questions économiques sont les plus débattues de notre époque. En effet, au cours des trois dernières décennies, et plus récemment depuis le choc sanitaire de 2020-2022, les inégalités de revenus se sont creusées entre pays et davantage au sein des pays, atteignant parfois des niveaux jamais vus depuis des décennies. Les facteurs explicatifs sont endogènes et exogènes. 

Des inégalités excessives sont source d’exclusion de segments de la population, d’érosion de la cohésion sociale, de polarisation politique (Brexit, montée du populisme et des extrêmes droites), d’instabilité macroéconomique et de ralentissement de la croissance économique. Face à ces défis, les Etats doivent mettre en œuvre des politiques intérieures qui maintiennent une croissance durable et une stabilité macroéconomique et encouragent la productivité afin de transformer une forte croissance en prospérité pour tous. 

Pour ce qui est de l’Algérie, les chocs pétroliers de 2014 et la pandémie de 2020-2022 ont ralenti les progrès marquants en termes de réduction des inégalités de revenus et mis en avant l’urgence de mettre en œuvre des mesures fortes articulées dans le cadre d’une stratégie globale de refondation du modèle économique et social du pays pour davantage favoriser une croissance inclusive et réduire les inégalités de revenu. Discutons de ces questions importantes. 

Le cadre conceptuel et technique d’analyse de la répartition du revenu national : 

Point 1 : Le concept de référence : utilisé dans cette analyse est celui de l’inégalité des revenus (par opposition à ceux d’inégalité au cours de la vie et d’inégalité de richesse) qui reflète une déviation par rapport à une répartition uniforme de ces derniers au sein d’une population. 

Point 2 : Le coefficient de Gini comme instrument de mesure de l’inégalité des revenus. Cet outil tire son nom de son inventeur en 1922 (le statisticien italien Corrado Gini). Le coefficient varie entre 0 (0%) et 1 (100%), 0 représentant une égalité parfaite et 1 une inégalité parfaite. 

L’inégalité des revenus selon Gini fait référence au revenu disponible ou à la consommation et reflète donc déjà toute redistribution par le biais des impôts et des transferts. Si cet outil a des limites (disponibilité de données fiables sur le PIB et les revenus, existence d’activités souterraines et informelles, complément d’analyse sur des bases démographiques), il n’en demeure pas moins une des mesures-clés qui permet d’articuler des politiques appropriées pour lutter contre les inégalités de revenu et l’exclusion. 
 

Les inégalités dans la répartition des revenus entre pays. Au niveau mondial, la répartition du revenu national est passée par : 

(1) une phase de creusement des inégalités de revenu entre pays du XIXe siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec une hausse des revenus par habitant des pays avancés par rapport au reste du monde, hausse favorisée par le décollage des économies industrielles ; (2) une phase de stabilisation des écarts de revenus et de relative convergence dans certaines régions du monde (années 1940s - années 1980s) ; (3) une phase de diminution des inégalités (trente dernières années, y compris la décennie 1990) en raison de l’accélération du commerce mondial depuis le milieu du XXe siècle (hausse du volume de 4500% entre 1950 et 2022), qui a favorisé ainsi l’accélération des taux de croissance du PIB par habitant dans les pays moins développés, notamment en Asie et extrait de la pauvreté des millions de ménages (sauf en Afrique subsaharienne) ;  et (4) la phase récente de recreusement des écarts et des inégalités de revenus entre pays et régions, y compris l’annulation des progrès réalisés dans les années 1990s et début 2000s en raison de la pandémie de la Covid-19 et des dispositifs d’appuis budgétaires et monétaires déployés par les pays avancés (8-15% du PIB) dans le cadre de la lutte contre les effets négatifs de la pandémie. 
 

L’inégalité des revenus au sein des pays. Alors que les écarts de revenus entre les pays rétrécissaient avant la pandémie, ils continuaient au contraire à se creuser au sein des pays, en particulier pour près de 90% dans les économies avancées (et dans certains cas une augmentation supérieure à deux points de leur coefficient de Gini). 
Les facteurs explicatifs sont : 

(1) endogènes : (i) nature du développement économique ; (ii) stabilité économique ; (iii) qualité des politiques nationales qui conduisent à ignorer le travail et favoriser le capital (réduction du pouvoir de négociation des travailleurs, forte concentration des entreprises, impôts régressifs et affaiblissement de la protection sociale) ; (iv) intégration financière ; (v) libéralisation et déréglementation des marchés du travail et des produits ; (vi) progrès technologiques favorisant ceux qui disposent de compétences techniques ; et (vii) le  commerce international, tout en restant un moteur essentiel de la croissance et de la réduction de la pauvreté, a entraîné en conjugaison avec les technologies des économies de main-d’œuvre, l’externalisation des pertes d’emplois et des relocalisations ; et (2) exogènes (mondialisation, cycles des prix des matières premières, dérèglement climatique et tensions géostratégiques). La pandémie de la Covid-19 a pesé lourdement sur la répartition du revenu national au niveau de tous les pays, notamment les pays émergents et en développement. Elle a même inversé en partie le déclin des deux décennies précédentes avec un accroissement du coefficient de Gini de 0,3 points pour ce qui concerne 34 pays (FMI). 

L’augmentation des inégalités reflète des pertes d’emploi et de revenus significatifs frappant les segments les plus vulnérables de la société, notamment les travailleurs peu qualifiés, les ménages à faible revenu, les travailleurs informels et les femmes. Les perspectives à moyen terme restent défavorables et il ne faut pas exclure un plus grand creusement des écarts de revenus au sein de nombreux pays émergents et en développement. 

En effet, l’affaiblissement des systèmes éducatifs causé par la pandémie et le poids considérable que cette dernière a imposé aux ménages à faible revenu pourraient aggraver la mobilité intergénérationnelle. Une inflation élevée et une hausse des niveaux de dette publique pour certains pays peuvent de plus entraver la capacité de ces derniers à soutenir les groupes vulnérables et faciliter la reprise et une croissance durable.
Algérie : Bilan et stratégie de de prévention et de lutte contre les inégalités de revenus et d’appui à la croissance et l’inclusion économique.
 

Point 1 : L’inégalité des revenus a fortement reculé entre 2000 et 2019. Deux indicateurs de la World Inequality Database (WID) sont significatifs : (1) le coefficient de Gini : il est passé de 0,53 en 2000 à 0,49 en 2019 (il était de 0,61 en 1980 et 0,59 en 1990) ; et (2) le coefficient de concentration du revenu national :  il indique que 9,9% de la population concentre 1% du revenu national (11,3% en 2000). Ces progrès sont le résultat direct d’une politique de redistribution appuyée par la rente pétrolière qui a favorisé des progrès sociaux significatifs (en matière de santé, d’éducation et de protection sociale) et maintenu une certaine croissance économique (quoique faible).
 

Point 2 : Les dépenses sociales au sens large constituent une part importante des dépenses publiques. Pour les besoins de cette analyse, nous faisons référence aux dépenses publiques courantes et en capital inscrites au budget national pour financer l’éducation, la santé et la protection sociale au sens large, y compris les subventions et transferts. Entre 2000 et 2014 (choc pétrolier), l’Algérie consacrait en moyenne 21,7% de son PIB aux dépenses publiques sociales, dont 9% du PIB pour des subventions et transferts. Pour la période 2014 et 2019, par contre, en raison des effets du choc pétrolier de 2014, les dépenses sociales ont baissé (mais restent élevées) pour se situer à 20,7% du PIB, reflétant en particulier une chute des dépenses de santé (à environ 1,9% du PIB), de l’éducation (à environ 5,7 % du PIB) et une stagnation en termes réels du niveau des subventions et transferts.
 

Point 3 : Les indicateurs de performance socioéconomique sont en forte progression sur le plan quantitatif. A fin 2019 (année précédant la pandémie), notons un accès à l’enseignement primaire de 100% (97% pour les filles) et à l’enseignement secondaire de 99% (98,4% pour les filles), un ratio élève/enseignant de 17,2% et un taux d’achèvement du 1er cycle de 82,9 %. L’amélioration de ces indicateurs est le signe d’une généralisation réussie de l’enseignement, tandis qu’une scolarisation plus élevée des filles dans le secondaire ouvre la voie à une plus grande participation des femmes au marché du travail, des taux de fécondité plus faibles, une meilleure alphabétisation des femmes et une mortalité infantile plus faible. Pour la santé, le taux de mortalité infantile a baissé considérablement pour passer à 20 pour 1000, l’espérance de vie à la naissance est de 76,7 ans (pour les hommes elle est passée de 50 ans à 75,5 ans, alors que pour les femmes elle a évolué de 52 ans à 77,9 ans). Le capital humain est de 0,53 (0,70-0,80 pour les pays avancés). Enfin, selon la Banque mondiale, le taux de pauvreté multidimensionnelle en Algérie était de 1,4%.
 

Point 4 : La pandémie a toutefois aggravé la situation économique et sociale et a ralenti le trend baissier de l’inégalité des revenus, illustré par un coefficient de Gini resté plus ou moins stable à 0,49 (0,46 en Allemagne et France et 0,63 aux Etats-Unis). La pandémie (et le choc pétrolier initial d’avril 2020) ont fait monter le chômage, creusé les inégalités sociales et augmenté la pauvreté pour trois raisons : (1) la faiblesse du stimulus budgétaire qui est estimé à un niveau cumulé de 3,5 % du PIB ; (2) la difficulté de cibler les bénéficiaires des mesures d’appui budgétaire et monétaire ; et (3) la faiblesse de la capacité administrative et technique à mouvementer avec efficacité les appuis financiers décidés par les autorités.
 

Point 5 : Trois défis majeurs à relever : (1) la qualité des services sociaux qui a commencé à poser problème dans les années 1990s s’est davantage détériorée dans l’éducation (taux d’abandon de 10% au moins et doublons), la santé (montée des maladies infectieuses et chroniques coûteuses à traiter) et la protection sociale (ciblage défaillant, impasse sur les familles démunies du secteur informel et celles en dehors du marché de l’emploi, capacité technique locale chargée de la mise en œuvre des programmes insuffisante et mauvaise coordination entre les départements ministériels concernés) ; (2) le financement des dépenses sociales est insoutenable : vu le contexte contraignant, dont une faible croissance économique, des déséquilibres budgétaires considérables, l’incertitude sur le plan international, la transition épidémiologique, la forte demande pour l’éducation et la santé qui ont pris une place importante dans l’échelle des priorités des populations, une aspiration à une plus grande inclusion sociale et surtout la nécessité de dépenser au moins 5,3 points de pourcentage du PIB par an d’ici 2030 pour atteindre cinq ODD critiques couvrant le capital humain, social et physique (FMI) ; et (3) la poursuite du recul des inégalités de revenu. 
La feuille de route possible :  Une stratégie articulant des politiques macroéconomiques et structurelles bien conçues pour améliorer la croissance économique et in fine réduire davantage les inégalités et favoriser l’inclusion économique. 
 

Dans un contexte de préservation des grands équilibres, la politique budgétaire est un instrument puissant de redistribution et de réduction des inégalités. Cela implique un recouvrement optimal des recettes fiscales et un ciblage approprié des dépenses avec le souci de trouver un juste équilibre entre efficacité et équité. 

Sur le plan des recettes, la stratégie doit cibler des impôts progressifs sur le revenu bien conçus, ainsi que certains impôts sur la fortune, qui peuvent contribuer à réduire les inégalités sans sacrifier la croissance. Il convient également d’envisager un revenu de base universel susceptible de réduire la pauvreté et les inégalités (ceci suppose toutefois une capacité administrative et technique permettant de mieux cibler les dépenses sociales). 

En matière de dépenses, un ciblage des transferts et des dispositifs sociaux publics (tels que ceux couvrant les retraites et les prestations familiales) devrait également contribuer à une réduction des inégalités de revenus. L’ampleur de la redistribution fiscale est encore plus grande si la stratégie inclut des dépenses encourageant l’éducation, la santé, les infrastructures, l’approfondissement de l’inclusion financière pour atteindre les plus vulnérables, l’incitation à une participation accrue des femmes au marché du travail et l’égalité du genre. 

Les politiques structurelles devront en complément viser à améliorer la productivité, renforcer le climat de l’investissement et favoriser l’ouverture commerciale et financière de façon encadrée. Stratégie possible vu le volume du PIB potentiel qui est d’environ $400 milliards. 

  

Par Abdelrahmi Bessaha , Expert international

 

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