Par Amir Nour (*)
Droit international ou « ordre international fondé sur des règles» ?
Le 8 mars 1992, le New York Times a publié des extraits du projet de Guide de planification de la défense du Pentagone pour les années fiscales 1994-1999. Cet important document d’archives aborde la «situation fondamentalement nouvelle qui a été créée par l’effondrement de l’Union soviétique, la désintégration de l’empire intérieur et extérieur, et le discrédit du communisme en tant qu’idéologie aux prétentions et à l’influence mondiales». Cet environnement, y est-il expliqué, a «également été façonné par la victoire des Etats-Unis et de leurs alliés de la coalition sur l’agression irakienne – le premier conflit de l’après-Guerre froide et un événement déterminant dans le leadership mondial des Etats-Unis».
Les rédacteurs de ces «orientations» ont déclaré que le premier objectif des Etats-Unis devrait être d’empêcher la réémergence d’un nouveau rival, que ce soit sur le territoire de l’ex-Union soviétique ou ailleurs, qui constitue une menace similaire à celle posée auparavant par l’Union soviétique. Il faudrait donc que «nous nous efforcions d’empêcher toute puissance hostile de dominer une région dont les ressources, sous un contrôle consolidé, seraient suffisantes pour générer une puissance mondiale». Ces régions comprennent l’Europe occidentale, l’Asie de l’Est, le territoire de l’ex-Union soviétique et l’Asie du Sud-Ouest.
Le deuxième objectif est de «s’attaquer aux sources de conflit et d’instabilité régionales de manière à promouvoir un respect accru du droit international à limiter la violence internationale et à encourager la propagation de formes démocratiques de gouvernement et de systèmes économiques ouverts». Ils ont aussi reconnu que si les Etats-Unis ne peuvent pas devenir le «gendarme» du monde, en assumant la responsabilité de redresser chaque tort, ils «conserveront la responsabilité prééminente de s’attaquer de manière sélective aux torts qui menacent, non seulement nos intérêts, mais aussi ceux de nos alliés ou amis, ou qui pourraient gravement perturber les relations internationales».
Ils ont en outre déterminé les différents types d’intérêts américains impliqués dans de tels cas, à savoir : l’accès aux matières premières vitales, principalement le pétrole du Golfe persique ; la prolifération des armes de destruction massive et des missiles balistiques ; les menaces pour les citoyens américains découlant du terrorisme ou de conflits régionaux ou locaux et les menaces liées au trafic de stupéfiants.
En réalité, pendant toute la décennie 1990, alors que le tumultueux XXe siècle frémissait vers sa fin, le paysage géopolitique mondial a été outrageusement dominé par un débat interne américain houleux sur une question centrale : l’Amérique s’efforcera-t-elle de dominer le monde ou de le diriger ?
Ce sujet a fait l’objet d’un livre marquant écrit par Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale sous le président Jimmy Carter. Dans ce livre, il rappelait aux Américains que leur puissance ne devait pas être confondue avec l’omnipotence, et que leur bien-être et celui du monde étaient liés. Il a expliqué que la préoccupation alarmiste liée à «la sécurité américaine solitaire, une focalisation obsessionnellement étroite sur le terrorisme, et l’indifférence aux préoccupations d’une humanité politiquement agitée ne renforcent pas la sécurité américaine ni ne correspondent au besoin réel du monde pour un leadership américain».
La conclusion assez logique qu’il a ensuite tirée était que «à moins qu’elle ne puisse harmoniser sa puissance écrasante avec son attrait social séduisant mais aussi troublant, l’Amérique pourrait se retrouver seule et attaquée dans un contexte de chaos mondial qui s’intensifie».
Une telle conclusion était d’autant plus précise et opportune que l’Amérique – et le monde avec elle – se trouvait, au tournant du nouveau millénaire, dans un état de désarroi sans précédent à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Ceux-ci ont conduit, entre autres, aux gaffes stratégiques monumentales des invasions de l’Afghanistan et de l’Irak en 2001 et 2003, dont le monde continue à ce jour de subir les conséquences néfastes.
Il est tout aussi utile de rappeler que lorsque G. W. Bush a pris ses fonctions de Président en 2000, il a amené avec lui le vice-Président Dick Cheney, le Secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et le secrétaire-adjoint à la Défense Paul Wolfowitz, lesquels avaient tous servi, ensemble, dans les administrations de Ronald Reagan et de G. H. Bush. En 1992, alors qu’il était au ministère de la Défense, Wolfowitz – longtemps reconnu comme la force intellectuelle derrière une frange néoconservatrice radicale du Parti républicain – a été invité à rédiger la première mouture d’une nouvelle stratégie de sécurité nationale, un document intitulé The Defense Planning Guidance.
Les éléments les plus controversés de cette stratégie étaient que les Etats-Unis : devraient augmenter considérablement leurs dépenses de défense ; être prêts à prendre des mesures militaires préventives ; et être prêts à utiliser la force militaire unilatéralement, avec ou sans alliés. Hors du pouvoir sous l’administration Clinton, Wolfowitz et ses collègues ont présidé à la création, en 1997, du groupe de réflexion néoconservateur dénommé «Project for a New American Century» (PNAC).
Celui-ci a été placé sous la présidence de William Kristol, le «parrain» du néoconservatisme américain. Et dès qu’elle a été ramenée au pouvoir au sein de l’Administration de G. W. Bush en 2000, l’équipe de Wolfowitz s’est impliquée dans l’élaboration de la politique étrangère néoconservatrice des Etats-Unis, dont les grands principes ont été énoncés dans un document intitulé Reconstruire les défenses de l’Amérique : stratégie, forces et ressources pour un nouveau siècle. Ce document de 90 pages a été écrit en septembre 2000, un an, quasiment jour pour jour, avant les attentats du 11 septembre.
Il est à noter que, dans sa section V intitulée «Créer la force dominante de demain», le document énonce que «le processus de transformation, même s’il apporte un changement révolutionnaire, risque d’être long, en l’absence d’un événement catastrophique et catalyseur – comme un nouveau Pearl Harbor». Un an plus tard, cet événement s’est effectivement produit, et deux décennies après, la question lancinante «que s’est-il vraiment passé le 11 septembre 2001 ?» reste toujours sans réponse.
Etait-ce le résultat d’une conspiration nécessaire pour exécuter un plan prémédité ? Ou était-ce une simple coïncidence exploitée par les adeptes des théories du complot ? Seul le temps tranchera la question. Par contre, ce que l’histoire a déjà enregistré avec certitude, c’est que cet événement dramatique a eu des conséquences catastrophiques, à la fois intentionnelles et involontaires, pour l’Amérique elle-même, pour le monde arabo-musulman et pour la planète tout entière.
Rétrospectivement, l’on peut considérer que l’évaluation et les attentes de Brzezinski en 2004 représentaient une sorte de virage inattendu à 180 degrés par rapport à son attitude et à ses écrits idéologiques et géostratégiques habituels.
En effet, seulement sept ans auparavant, il avait écrit un livre qui a fait date et autorité, dans lequel il esquissait une stratégie entièrement basée sur la phrase souvent citée de Sir Halford J. Mackinder, qui est généralement considéré comme le père fondateur de la géopolitique : «Qui gouverne l’Europe de l’Est gouverne le cœur continental ; qui gouverne le cœur continental gouverne l’île-monde ; qui gouverne l’île-monde gouverne le monde».
Brzezinski a fait valoir que la dernière décennie du XXe siècle a été témoin d’un changement tectonique dans les affaires mondiales. Pour la première fois, dit-il, «une puissance non eurasienne s’est hissée non seulement à la position d’arbitre clé des relations entre les Etats d’Eurasie, mais aussi à la position de puissance mondiale dominante.
La défaite et la chute de l’Union soviétique ont parachevé l’ascension rapide d’une puissance de l’hémisphère nord, les Etats-Unis, en tant que seule et, en fait, première puissance véritablement mondiale. L’Eurasie, cependant, conserve son importance géopolitique.
Non seulement sa périphérie occidentale – l’Europe – détient encore une grande partie de la puissance politique et économique du monde, mais sa région orientale – l’Asie – est récemment devenue un centre de croissance économique vital et d’influence politique croissante». Cela dit, la capacité des Etats-Unis à exercer efficacement et durablement la primauté mondiale dépendra entièrement de la façon dont ils gèrent leurs relations complexes avec les puissances de cette région, et en particulier de l’impératif absolu de «prévenir l’émergence d’une puissance eurasienne dominante et antagoniste».
Dans un langage qui rappelle fortement celui du «Prince» de Nicolas Machiavel, Brzezinski précise d’abord que dans la terminologie brutale des empires passés, les trois grands impératifs géostratégiques se résumeraient ainsi : «Eviter la collusion avec les vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance justifiée par leur sécurité ; cultiver la docilité des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des alliances offensives».
Il prône ensuite, sur cette base, une stratégie de domination unilatérale, qui avait été préconisée avant lui par des idéologues néoconservateurs et qui sera plus tard adoptée comme ligne de conduite pendant les mandats de George W. Bush. Le point essentiel à garder à l’esprit, dit Brzezinski – donnant ainsi sens aux événements actuels en Ukraine – est que «la Russie ne peut pas être en Europe sans que l’Ukraine n’y soit également, alors que l’Ukraine peut être en Europe sans que la Russie y soit (...).
L’Ukraine, un nouvel espace important sur l’échiquier eurasien, est un pivot géopolitique car son existence même en tant que pays indépendant contribue à transformer la Russie. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire eurasien. La Russie sans l’Ukraine peut toujours aspirer à un statut impérial, mais elle deviendrait alors un État impérial à prédominance asiatique».
En définitive, et contrairement aux souhaits et aux prédictions «actualisés» de Brzezinski, l’Amérique n’a réussi à être ni le garant de sa propre sécurité et de celle du monde ni le promoteur du bien commun mondial. Ce que les Etats-Unis ont effectivement fait, c’est ce que tous les Etats font normalement, comme affirmé autrefois par Lord Palmerston – en pensant très probablement aux Etats-Unis précisément – c’est-à-dire défendre leurs propres intérêts.
Et tandis que Brzezinski semblait faire amende honorable à cet égard, de nombreux autres penseurs et idéologues plaidaient en faveur d’un empire américain. L’économiste de renom Deepak Lal, par exemple, a écrit en 2004 un livre controversé dans lequel il a présenté un examen historique et intercivilisationnel du rôle que les empires ont joué pour fournir l’ordre nécessaire à la paix et à la prospérité, et expliqué comment ce rôle impérial «en est venu à être imposé aux Etats-Unis».
Exprimant le souhait de voir se réaliser pour l’Amérique exactement le même espoir que Virgile nourrissait pour Rome, Lal a fait valoir que «si le public américain ne reconnaît pas le fardeau impérial que l’histoire lui a imposé, ou n’est pas disposé à le porter, le monde continuera à se débrouiller comme il l’a fait au cours du siècle dernier – avec des avancées hésitantes, ponctuées de diverses alarmes et de périodes de recul dans les processus entièrement bénéfiques de la mondialisation.
Peut-être que si les Etats-Unis ne sont pas disposés à assumer le fardeau impérial du maintien de la paix mondiale, devrons-nous nous attendre à ce que l’un ou l’autre des Etats impériaux émergents – la Chine et l’Inde – le fasse à l’avenir. D’ici là, a-t-il conclu, nous pourrions être destinés à vivre avec la vieille malédiction chinoise : «Puissiez-vous vivre à une époque intéressante».
Assurément, depuis leur fondation, les Etats-Unis ont toujours poursuivi une grande stratégie axée sur l’acquisition et le maintien d’une puissance prééminente sur divers rivaux, d’abord sur le continent nord-américain, puis dans l’hémisphère occidental et enfin à l’échelle mondiale.
C’est exactement ce qu’indiquait un rapport du Conseil des Affaires étrangères (CFR) en 2015. Mais à l’inverse des «orientations» de mars 1992 qui ne mentionnaient guère la Chine comme un ennemi, ce rapport affirme que «de toutes les nations, et dans la plupart des scénarii imaginables, la Chine est et restera le concurrent le plus important des États-Unis pour les décennies à venir».
L’omission de la Chine dans la littérature similaire antérieure y est expliquée par le fait que «l’effort américain pour intégrer la Chine dans l’ordre international libéral a maintenant généré de nouvelles menaces pour la primauté des Etats-Unis en Asie et pourrait éventuellement entraîner un défi conséquent à la puissance américaine dans le monde».
En vérité, derrière ces craintes et ces critiques ouvertement exprimées se cache une menace non avouée qui prime peut-être sur toutes les autres. C’est le fait que les politiques intérieures de Pékin qui ont réussi à transformer la Chine d’une nation pauvre en une superpuissance mondiale, dans un laps de temps relativement court – plus précisément grâce aux réformes menées par Deng Xiaoping depuis 1978, après la mort de Mao Zedong en 1976 – ont été mises en œuvre selon un paradigme qui ne s’identifie pas entièrement avec les valeurs et les recettes libérales conventionnelles de l’Occident.
Ces politiques ont contribué à un «miracle économique» caractérisé par une multiplication par huit du produit national brut en deux décennies. Cela a incité Joshua Cooper Ramo en 2004 à inventer l’expression «Consensus de Pékin», un concept qui fait un clin d’œil au «Consensus de Washington» dont les prescriptions de développement politique et économique ont gravement affecté la situation socio-économique de tant de pays en développement, en particulier en Amérique latine à la fin des années 1980.
Par conséquent, l’argument principal de la menace idéologique de la Chine pour l’Occident en général et les Etats-Unis en particulier est que la croissance prodigieuse et rapide de la Chine fournit un modèle de développement alternatif attrayant pour le Sud Global, constituant ainsi un défi au «soft power» américain.
Face à cette situation, Washington aurait donc besoin d’une «nouvelle grande stratégie qui se concentre sur l’impératif de contrebalancer la montée de la puissance chinoise plutôt que de continuer à l’aider à prendre son ascendant».
Cette stratégie, poursuit le rapport, ne peut pas être construite sur un socle d’endiguement, comme l’ont été les efforts antérieurs pour limiter la puissance soviétique, et ce, en raison des réalités actuelles de la mondialisation. Car à moins d’un «effondrement fondamental de l’État chinois (qui) libérerait Washington de l’obligation de contrebalancer systématiquement Pékin», même un «modeste trébuchement chinois n’éliminerait pas les dangers qui se présentent aux Etats-Unis en Asie et au-delà», et constituerait une menace sérieuse pour l’ordre international dominé par les Etats-Unis.
Le «défi chinois» continue imperturbablement de hanter l’establishment de la sécurité américaine – qui est largement autonome et opère sous un voile de secret – conférant une crédibilité supplémentaire et une grande pertinence contemporaine aux vues prémonitoires avancées par le Français Alain Peyreffitte dans son essai de 1973.
En effet, en 2021, l’Atlantic Council a publié un document intitulé Global Strategy 2021 : An Allied Strategy for China, préparé en collaboration avec des responsables de la planification politique et des experts en stratégie issus de dix «grandes démocraties». Sa partie introductive a été écrite par nul autre que Joseph S. Nye, qui a inventé le concept de «soft power» qui sera par la suite largement utilisé consécutivement à la publication d’un article en 1990 dans la revue Foreign Policy.
La stratégie stipule que «la Chine est la principale menace géopolitique pour le système international fondé sur des règles depuis la fin de la Guerre froide, et le retour de la rivalité entre grandes puissances façonnera probablement l’ordre mondial pour les décennies à venir.
Les alliés et partenaires partageant les mêmes idées doivent prendre des mesures délibérées et coordonnées pour se renforcer et contrer la menace que représente la Chine, même s’ils recherchent une coopération à plus long terme avec Pékin». Le monde libre, peut-on lire dans les remarques finales, a «un bilan impressionnant de réalisations concernant les défis posés par des grandes puissances autocratiques rivales et de construction d’un système fondé sur des règles», et en poursuivant une telle stratégie «avec suffisamment de volonté politique, de résilience et de solidarité», il peut «une fois de plus survivre à un concurrent autocratique et fournir au monde la paix, la prospérité et la liberté futures».
Il importe de relever que dans cette stratégie une phrase est répétée à maintes reprises, à savoir «le système fondé sur des règles» (SFR). Cette expression est devenue l’alpha et l’oméga des responsables, des universitaires et des experts américains et britanniques en particulier. A titre d’exemple, comme le rapporte John Dugard dans une étude particulièrement pertinente, le Président Biden a publié un éditorial dans le New York Times dans lequel il a déclaré que l’action de la Russie en Ukraine «pourrait marquer la fin de l’ordre international fondé sur des règles et ouvrir la porte à une agression ailleurs, avec des conséquences catastrophiques dans le monde entier».
Il n’y est pas fait mention du droit international. Plus tard, lors d’une conférence de presse à l’issue du Sommet de l’OTAN de juin 2022 à Madrid, Biden a averti la Russie et la Chine que les démocraties du monde défendraient l’ordre fondé sur des règles. Encore une fois, il n’y est pas fait mention du droit international. Et le 12 octobre 2022, le même Président a publié une stratégie de sécurité nationale faisant référence à plusieurs reprises au SFR en tant que «fondement de la paix et de la prospérité mondiales», avec seulement une référence passagère au droit international.
Mais qu’est-ce donc que ce SFR que les dirigeants politiques américains ont de plus en plus invoqué depuis la fin de la Guerre froide au lieu du droit international ? S’agit-il d’un synonyme inoffensif de droit international, comme le suggèrent les dirigeants européens ? Ou est-ce quelque chose d’autre, un système destiné à remplacer le droit international qui a régi le comportement des États pendant plus de 500 ans ? Le SFR peut être considéré comme l’alternative des Etats-Unis au droit international, un ordre qui englobe le droit international tel qu’interprété par les Etats-Unis comme étant conforme à leurs intérêts nationaux, «une chimère, c’est-à-dire tout ce que les États-Unis et leurs partisans veulent qu’il signifie à un moment donné».
Fondé sur «la volonté des Etats-Unis d’ignorer, d’éluder ou de réécrire les règles chaque fois qu’elles semblent inopportunes», le SFR est perçu comme large, ouvert à la manipulation politique et à la politique des deux poids, deux mesures, et «semble autoriser des règles spéciales dans des cas spéciaux, sui generis».
Selon Dugard et de nombreux autres spécialistes ayant étudié ce sujet, la raison pour laquelle Washington fait référence au SFR plutôt qu’au droit international est que les Etats-Unis ne sont pas partie à un certain nombre de traités multilatéraux et d’autres instruments juridiques importants qui constituent l’épine dorsale du droit international tel qu’il est communément connu, y compris certains instruments régissant le droit international humanitaire.
Et en ce qui concerne la guerre contre Ghaza, la raison en est que les Etats-Unis ne sont pas disposés à tenir certains Etats – comme Israël – responsables de certaines violations du droit international. Cet exceptionnalisme à l’égard d’Israël a été solennellement rappelé dans leur déclaration conjointe avec Israël à l’occasion de la visite du Président Biden en Israël en juillet 2022, laquelle réaffirme «les liens indissolubles entre nos deux pays et l’engagement durable des Etats-Unis envers la sécurité d’Israël» et la détermination des deux Etats « à combattre tous les efforts de boycott ou de délégitimation d’Israël, de nier son droit à la légitime défense, ou de le cibler dans quelque forum que ce soit, y compris aux Nations unies ou à la Cour pénale internationale».
Et, bien sûr, il y a le refus des Etats-Unis de reconnaître l’existence de l’arsenal nucléaire d’Israël ou de permettre toute discussion à ce sujet dans le contexte de la prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Le SFR a été régulièrement critiqué par la Russie et la Chine. Ainsi, en 2020, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a déclaré que l’Occident préconisait un «ordre fondé sur des règles centré sur l’Occident comme alternative au droit international dans le but de remplacer le droit international par des méthodes non consensuelles de résolution des différends internationaux en contournant le droit international».
Il l’a répété, le 25 mai 2022, à l’occasion de la Journée de l’Afrique, en lisant une déclaration du Président Poutine dans laquelle il a déclaré, dans le contexte de l’action de la Russie en Ukraine, que «le principal problème est qu’un petit groupe de pays occidentaux dirigés par les Etats-Unis continue d’essayer d’imposer à la communauté internationale le concept d’un ordre mondial fondé sur des règles. Ils utilisent cette bannière pour promouvoir, sans aucune hésitation, un modèle unipolaire de l’ordre mondial où il y a des pays exceptionnels et tous les autres qui doivent obéir au club des élus’».
Quant à la Chine, son ministre des Affaires étrangères Wang Yi a déclaré en 2021, lors d’un débat virtuel du Conseil de sécurité de l’ONU sur le thème du multilatéralisme, que «les règles internationales doivent être fondées sur le droit international et doivent être écrites par tous. Elles ne sont pas un brevet ou un privilège de quelques-uns. Elles doivent s’appliquer à tous les pays et il ne devrait pas y avoir de place pour l’exceptionnalisme ou les deux poids, deux mesures».
Le «Sud Global» : de la position d’attentiste à celle d’arbitre
L’ordre mondial actuel est à un point d’inflexion ; et les temps à venir seront probablement radicalement différents de ceux que nous avons connus de notre vivant et détermineront le cours des décennies à venir. Les dernières circonstances historiques similaires dans l’histoire récente se sont produites entre 1930 et 1945 et entre 1999 et 2008. Au cours de ces deux périodes, une confluence de conditions politiques, économiques, sociales et culturelles particulières a conduit à des changements substantiels dans l’ordre mondialn et dans les deux cas, de telles conditions ont ouvert la voie au leadership américain, ou plus exactement, à la primauté mondiale.
Dans un environnement géostratégique en pleine mutation, la désapprobation et l’opposition au SFR ne sont pas exclusives à une Russie résurgente et à une Chine en plein essor. Elles ont également été, et sont toujours, exprimées par un nombre croissant de pays émergents d’un Sud Global plus confiant et plus déterminé que jamais à jouer le rôle légitime qui est le sien et à avoir son mot à dire dans la gouvernance des affaires du monde.
De plus, le soutien de l’Occident – et en particulier des Etats-Unis – au génocide d’Israël à Ghaza, en violation flagrante du droit international et du droit humanitaire, combiné à la condamnation et à l’imposition de sanctions immédiates et sans précédent contre la Russie à la suite de son invasion de l’Ukraine, prouve que le discours du SFR est de la pure hypocrisie, compliquant ainsi énormément la position de l’Occident dans la bataille des récits et de l’influence mondiale qu’il engage avec la Russie et la Chine.
Comme je l’ai mentionné plus tôt, le narratif essentiel de l’Occident est intégré dans la stratégie de sécurité nationale des Etats-Unis, dont l’idée centrale est que la Chine et la Russie sont des ennemis implacables qui «tentent d’éroder la sécurité et la prospérité américaines» et sont déterminés à «rendre les économies moins libres et moins justes», et à «contrôler l’information et les données pour réprimer leurs sociétés et étendre leur influence».
L’ironie, comme l’a fait remarquer Jeffrey Sachs est que «dDepuis 1980, les Etats-Unis ont été impliqués dans au moins 15 guerres à l’étranger (Afghanistan, Irak, Libye, Panama, Serbie, Syrie et Yémen, pour n’en citer que quelques-unes), tandis que la Chine n’en a participé à aucune et la Russie dans une seule (la Syrie) en dehors de l’ancienne Union soviétique. Les Etats-Unis ont des bases militaires dans 85 pays, la Chine dans 3 et la Russie dans 1 seul (Syrie) au-delà de l’ex-Union soviétique». La même ironie se manifeste également dans le mantra peu convaincant de l’Occident selon lequel il s’oppose aux dictatures et défend la liberté, les droits de l’homme et la démocratie dans le monde.
Il n’est donc pas étonnant que les pays du Sud Global voient de l’hypocrisie dans la formulation par les Etats-Unis de leur hostilité envers des pays tels que la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord – régulièrement pointés du doigt dans les stratégies de sécurité nationale successives et regroupés dans un « axe de l’agitation» – comme une bataille entre la démocratie et l’autocratie.
En effet, comment expliquer autrement le fait que Washington continue de soutenir de nombreux régimes et gouvernements «non démocratiques» et même «dictatoriaux», en leur fournissant sélectivement une aide et une assistance multiformes ?
Selon Freedom House, depuis l’année fiscale 2015, le gouvernement américain a fourni une assistance militaire à 36 des 49 nations que l’ONG considère comme des «dictatures», un pourcentage de 73% ! En 2021, cette proportion n’avait pas évolué puisque 35 sur 50 continuaient de recevoir de telles aides.
Pis encore, Freedom House a informé qu’au cours de la même période, alors que la Covid-19 se propageait, les gouvernements de tout le spectre démocratique ont eu recours à plusieurs reprises à une surveillance excessive, à des restrictions discriminatoires des libertés telles que la liberté de circulation et la liberté de réunion et à l’application arbitraire ou violente de ces restrictions par la police et des acteurs non étatiques.
De plus, et inévitablement, l’état déplorable de la démocratie américaine n’est pas passé inaperçu ; il s’est fait remarquer dans les premiers jours de l’année 2021 lorsqu’une foule insurrectionnelle, encouragée par les paroles du Président sortant Donald Trump et son refus d’admettre sa défaite aux élections de novembre, a pris d’assaut le Capitole, cœur symbolique de la démocratie américaine.
Les Etats-Unis, a conseillé l’ONG, devront «travailler vigoureusement pour renforcer leurs garanties institutionnelles, restaurer leurs normes civiques et tenir la promesse de leurs principes fondamentaux pour tous les segments de la société s’ils veulent protéger leur vénérable démocratie et retrouver leur crédibilité internationale».
Tous ces coups cinglants ont marqué le 15e déclin annuel consécutif de la liberté dans le monde, a encore déploré l’ONG. Une réponse convaincante à cette grande et troublante question des relations des Etats-Unis avec les pays autoritaires a été donnée dans une étude exhaustive publiée par Carnegie Endowment for international Peace en 2023. Le document est parvenu à trois conclusions générales :
Premièrement, la politique de Biden à l’égard des pays autoritaires représente, dans l’ensemble, plus de continuité que de changement par rapport à la plupart des présidents américains précédents, reflétant des structures d’intérêt profondes qui ont façonné les relations des Etats-Unis avec ces pays pendant des décennies.
Deuxièmement, les questions de sécurité sont le principal moteur des relations des Etats-Unis avec les pays autoritaires. Les intérêts économiques – tels que les investissements énergétiques, les minéraux essentiels, les ventes d’armes ou la garantie de l’accès au marché américain – jouent également un rôle dans l’établissement de telles relations, mais dans l’ensemble, ils sont beaucoup moins importants que les préoccupations en matière de sécurité. De ce fait, lorsque les Etats-Unis ont un intérêt évident en matière de sécurité à maintenir des relations amicales avec un pays autoritaire, les préoccupations concernant la démocratie sont généralement mises en veilleuse, voire totalement absentes.
Troisièmement, les tendances pour l’avenir semblent mitigées. Ainsi, «les Etats-Unis auront davantage de raisons de mettre de côté leurs préoccupations concernant la démocratie et les droits de l’homme dans certains pays autoritaires étant donné qu’ils tentent de les convaincre de se rapprocher de leur camp. Les Etats-Unis seront également motivés à faire preuve de froideur face à d’autres pays qui s’alignent sur leurs rivaux.
Les auteurs de l’étude concluent en disant que la politique de Washington «produit des accusations justifiables d’hypocrisie parmi les observateurs du monde entier qui voient une administration américaine appliquer le principe et livrer de généreuses doses de rhétorique moralisatrice dans un pays, et ensuite ignorer complètement les questions de démocratie et de droits dans un autre».
En ce qui concerne la guerre en Ukraine, le métarécit de l’Occident est qu’il s’agit d’une attaque brutale et non provoquée de Vladimir Poutine dans sa quête pour recréer l’empire russe. Pourtant, la véritable histoire de ce qui a causé la crise est la promesse occidentale au Président réformiste Mikhaïl Gorbatchev que l’OTAN ne s’élargirait pas à l’est. «Pas un pouce vers l’est » était l’assurance donnée par le Secrétaire d’Etat américain James Baker à Gorbatchev le 9 février 1990.
Ce qui s’en est suivi, toutefois, c’est une vague d’élargissements qui a concerné d’anciens membres du défunt Pacte de Varsovie et deux nations scandinaves en dernier lieu : trois en 1999, sept en 2004, deux en 2009, un en 2017 et 2020, et un en 2023 (Finlande) et 2024 (Suède), en plus de l’engagement de 2008 d’incorporer la Géorgie et l’Ukraine – deux pays situés dans le voisinage immédiat de la Russie.
Depuis sa création en 1949, le nombre de membres de l’Alliance est passé des 12 membres fondateurs à 32 aujourd’hui, et ce, malgré les avertissements précoces émanant de diplomates américains chevronnés. De fait, le 5 février 1997, le diplomate et historien George Kennan n’a pas mâché ses mots en affirmant que «l’élargissement de l’OTAN serait l’erreur la plus fatale de la politique américaine dans toute l’ère de l’après-Guerre froide.
Une telle décision pourrait pousser la politique étrangère russe dans des directions qui ne seront certainement pas à notre goût». Et un an plus tard, le 1er février, William Burns – alors ambassadeur des Etats-Unis à Moscou et présentement directeur de la CIA – a envoyé un message confidentiel à Washington intitulé «Non signifie Non : Les lignes rouges de la Russie à l’égard des élargissements».
La partie principale de ce message se lisait comme suit : «Les aspirations de l’Ukraine et de la Géorgie envers l’OTAN ne touchent pas seulement une corde sensible en Russie ; elles suscitent de sérieuses inquiétudes quant aux conséquences pour la stabilité dans la région. Non seulement la Russie perçoit l’encerclement et les efforts visant à saper son influence dans la région, mais elle craint également des conséquences imprévisibles et incontrôlées qui affecteraient gravement les intérêts de sécurité russes.
Les experts nous disent que la Russie est particulièrement préoccupée par le fait que les forts clivages en Ukraine concernant l’adhésion à l’OTAN, avec une grande partie de la communauté ethnique russe contre l’adhésion, pourraient conduire à une scission majeure, impliquant la violence ou, au pire, une guerre civile. Dans cette éventualité, la Russie devrait décider d’intervenir ou non ; une décision à laquelle la Russie ne veut pas être confrontée».
Le Président Poutine a lui aussi envoyé des messages forts à l’Occident, au moins à trois reprises : dans son discours à la Conférence de Munich sur la sécurité en 2007 où il avait dénoncé l’ordre unipolaire dirigé par les Etats-Unis ; par sa guerre contre la Géorgie à l’issue de laquelle Tbilissi a perdu l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en 2008 ; et avec l’annexion de la Crimée en 2014. Avec du recul, l’on peut déduire que ces messages ont été mal compris, à dire le moins.
En 2022, John Mearsheimer a déclaré à cet égard que : «Mon argument est que l’Occident, en particulier les Etats-Unis, est le principal responsable de ce désastre. Mais aucun décideur politique américain ne reconnaîtra cette ligne d’argumentation.
Alors ils diront que les Russes sont responsables». Pour toutes ces raisons et d’autres, Jeffrey Sachs avait parfaitement raison de conclure que : «L’Europe devrait réfléchir au fait que le non-élargissement de l’OTAN et la mise en œuvre des accords de Minsk II auraient permis d’éviter cette terrible guerre en Ukraine», et qu’«il est plus que temps que les Etats-Unis reconnaissent les véritables sources de la sécurité : la cohésion sociale interne et la coopération responsable avec le reste du monde, plutôt que l’illusion de l’hégémonie».
Avec une telle politique étrangère révisée, a-t-il ajouté, les Etats-Unis et leurs alliés éviteraient la guerre avec la Chine et la Russie, et permettraient au monde de faire face à sa myriade de crises environnementales, énergétiques, alimentaires et sociales.
Les conseils avisés de Sachs sont précisément ce que la Chine en particulier préconise et applique à travers une série d’initiatives captivantes visant à accroître sa puissance et à renforcer son influence diplomatique et son prestige mondial pour réaliser la vision du «rêve chinois» du président Xi Jinping, tout en contrecarrant l’hégémonie occidentale.
C’est pourquoi Pékin a lancé l’initiative de la «Nouvelle route de la soie» (BRI) en 2013, la «Communauté pour l’avenir partagé de l’humanité» en 2015, l’«Initiative de développement mondial» (GDI) en 2021 et l’«Initiative de sécurité mondiale» (GSI) en 2022. De plus, à la lumière du discours du Président Biden «Démocratie contre autoritarisme» et avant le deuxième Sommet pour la démocratie, le Président Xi Jinping a annoncé l’«Initiative pour une civilisation mondiale » (GCI).
En raison de cette bataille acharnée des récits, le Sud Global est aujourd’hui courtisé par les deux camps, se retrouvant ainsi dans une situation historiquement favorable pour mieux défendre ses intérêts qui ont, pendant trop longtemps, été cyniquement ignorés par des grandes puissances mondiales trop souvent condescendantes à son endroit. Et la réponse à la question importante de savoir dans quelle direction pencheront la majorité des pays du Sud et l’opinion publique semble résider dans le fait convaincant que des actions et des initiatives audacieuses conjointes sont entreprises avec la Chine et la Russie et non pas avec l’Occident.
Ainsi, parmi les entreprises communes importantes signalant une nouvelle ère dans les relations internationales et projetant le monde dans un ordre planétaire multipolaire, citons la création du groupe des BRICS en 2009 et du «Groupe des amis pour la défense de la Charte des Nations unies» en 2021.
Baptisé du nom de ses cinq membres fondateurs (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), le groupe des BRICS est un collectif d’économies émergentes désireuses de soutenir et d’améliorer leur trajectoire économique. Les quatre valeurs et principes fondamentaux qui sous-tendent ce groupe non occidental sont : le développement économique, le multilatéralisme, la réforme de la gouvernance mondiale et la solidarité.
L’inclusion de l’Egypte, de l’Ethiopie, de l’Iran et des Emirats arabes unis dans le 16e Sommet des BRICS à Kazan, en Russie, en octobre 2024, a officiellement marqué son expansion. Au cours de ce Sommet organisé sous le thème «Renforcer le multilatéralisme pour un développement et une sécurité mondiaux justes», un dialogue appelé «Sensibilisation/BRICS Plus» a été organisé avec la participation de pays en développement émergents d’Afrique, d’Asie, d’Europe, d’Amérique latine et du Moyen-Orient, sous le slogan : «BRICS et Sud Global : construire ensemble un monde meilleur».
Près d’une trentaine d’autres pays – dont la Turquie, membre de l’OTAN, la Thaïlande et le Mexique, deux pays proches des Etats-Unis et l’Indonésie, le plus grand pays musulman du monde – ont demandé à rejoindre les BRICS+. Aujourd’hui, le groupe des BRICS éclipse le G7 occidental, tant sur le plan démographique (46% de la population mondiale, contre 8,8 % pour le G7) qu’économique (35% du PIB mondial, contre 30% pour le G7). Il a également le potentiel de «servir de catalyseur pour une refonte de la gouvernance mondiale attendue depuis longtemps afin qu’elle reflète mieux les réalités du XXIe siècle».
Quant au «Groupe des amis de la Charte des Nations unies» (GdA), composé à ce jour de 18 Etats membres, dont l’Algérie, il est d’avis que «l’un des éléments clés pour assurer la réalisation des trois piliers de l’Organisation des Nations unies et des aspirations de ses peuples, ainsi que d’un monde pacifique et prospère et d’un ordre mondial juste et équitable, est précisément d’assurer le respect et la stricte adhésion aux buts et principes énoncés dans la Charte, car c’est la consolidation des relations et de la coopération entre les Etats qui assurera la paix, la sécurité, la stabilité et le développement à l’ensemble de la communauté internationale».
Les membres du GdA rejettent également la tentative d’établir un SFR. Ainsi, à l’occasion de la première réunion des coordinateurs nationaux du GdA qui s’est tenue à Téhéran le 5 novembre 2022, les participants ont réitéré leur «grave préoccupation» face aux tentatives continues visant à remplacer les principes inscrits dans la Charte des Nations unies, qui ont été convenus par l’ensemble de la communauté internationale pour la conduite de leurs relations internationales, par un «ordre dit fondé sur des règles qui demeure flou», qui «n’a pas été discuté ou accepté par l’ensemble des membres» et a le «potentiel, entre autres, de saper l’état de droit au niveau international.
En outre, ils ont appelé à redoubler d’efforts en faveur de la «démocratisation des relations internationales» et du «renforcement du multilatéralisme et d’un système multipolaire», tout en exprimant leur «rejet catégorique de toutes les mesures coercitives unilatérales, y compris celles utilisées comme instruments de pression politique, économique et financière contre tout pays, en particulier contre les pays en développement».
En 2023, quelques mois seulement avant le naufrage du droit international et du droit humanitaire sur les champs de massacres à Ghaza, les dirigeants de la revue Foreign Affairs ont eu la bonne idée de consacrer une grande partie du numéro de mai/juin au thème de l’état de l’ordre mondial. A cette occasion, plusieurs décideurs politiques et universitaires d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie du Sud et du Sud-Est ont été invités à explorer les dangers ainsi que les nouvelles opportunités que la guerre en Ukraine et plus généralement le retour des conflits entre grandes puissances présentent pour leurs pays et régions respectifs.
La conclusion générale des différents contributeurs est que la guerre de la Russie en Ukraine a permis aux alliés occidentaux de resserrer leurs rangs, mais n’a pas unifié les démocraties du monde de la manière dont le président américain Joe Biden aurait pu l’espérer au début de la guerre. Au lieu de cela, les événements qui se sont produits ont mis en évidence à quel point une grande partie du reste du monde voit différemment non seulement la guerre, mais aussi le paysage mondial plus largement.
Exprimant le point de vue des Africains, le professeur sud-africain Tim Murithi a souligné que de nombreux pays africains ont refusé d’adopter une position ferme contre Moscou, et que de plus en plus de nations sur le continent et ailleurs dans le Sud Global refusent de s’aligner sur l’Occident ou l’Orient, tout en «refusant à la fois de défendre le soi-disant ordre libéral et de chercher à le renverser comme l’ont fait la Russie et la Chine».
La raison en est, selon Murithi, que l’ordre international fondé sur des règles n’a pas servi les intérêts africains. Au contraire, il a préservé un statu quo dans lequel les grandes puissances mondiales, qu’elles soient occidentales ou orientales, ont maintenu leur position de domination sur le Sud Global, relégué les gouvernements africains à «guère plus que des spectateurs par rapport à leurs propres affaires» et ignoré leurs appels de longue date pour que le Conseil de sécurité de l’ONU soit réformé et que le système international dans son ensemble soit reconfiguré dans des conditions plus équitables. Si l’Occident veut que l’Afrique défende l’ordre international, dit-il, «il doit permettre que cet ordre soit refait afin qu’il soit basé sur quelque chose de plus que l’idée que la force fait le droit».
Pour le professeur brésilien Matias Spektor, les pays en développement cherchent de plus en plus à éviter des enchevêtrements coûteux avec les grandes puissances, en essayant de garder toutes leurs options ouvertes pour un maximum de flexibilité ; ils poursuivent une stratégie de hedging (couverture du risque) parce qu’ils considèrent la répartition future du pouvoir mondial comme incertaine et souhaitent éviter des engagements qui seront difficiles à honorer.
Si les Etats-Unis veulent rester la première puissance dans un monde multipolaire, conclut le professeur Spektor, « ls doivent harmoniser leurs intérêts avec ceux des pays du Sud».
Pour sa part, Nirupama Rao, ministre indienne des Affaires étrangères de 2009 à 2011 et précédemment ambassadeure en Chine et aux Etats-Unis, estime que l’Inde a «une patience limitée vis-à-vis des récits américains et européens qui sont à la fois myopes et hypocrites».
Et bien que l’Europe et Washington aient peut-être raison de dire que la Russie viole les droits de l’homme en Ukraine, poursuit-elle, «les puissances occidentales ont mené des interventions violentes, injustes et antidémocratiques similaires – du Vietnam à l’Irak». L’Inde n’est donc pas intéressée par les appels occidentaux à l’isolement de la Russie ; elle «veut s’assurer que les voix de ces États les plus pauvres soient entendues dans les débats internationaux» et se positionne comme «un centre du Sud Global – une présence stabilisatrice qui défend le multilatéralisme».
Enfin, dans un article équilibré qu’il a écrit dans le même numéro de la revue, l’ancien Secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères et au Commonwealth, David Miliband, a souscrit aux points de vue et aux exigences légitimes des pays du Sud Global jusqu’ici cantonné dans une position d’attentiste.
Il est à espérer que les concitoyens occidentaux de Miliband prêteront une oreille attentive à son message et, plus important encore, qu’ils suivront ses sages conseils, car comme il l’a fort justement souligné dans le sous-titre de sa contribution, ce qui est également en jeu dans la conjoncture historique actuelle n’est rien de moins que «la survie de l’Occident».
(*) Chercheur algérien en relations internationales et chercheur associé au Centre canadien de recherche sur la mondialisation (CRG). Il est l’auteur notamment des livres L’Orient et l’Occident à l’heure d’un nouveau Sykes-Picot et L’Islam et l’ordre du monde, parus respectivement en 2014 et 2021 aux éditions Alem El Afkar, Alger. La présente analyse est la traduction française d’un article publié en anglais, en deux parties, sur le site canadien globalresearch.ca : https://www.globalresearch.ca/war-gaza-new-global-order/5874173 et The War on Gaza: A New Global Order in the Making? Part XIII-B - Global ResearchGlobal Research - Centre for Research on Globalization.