«Je ne suis pas (entièrement) d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire.» Voltaire
Tout le monde encensait le chroniqueur du «Quotidien d’Oran» quand sa plume était au service du peuple, quand il peignait avec verve et audace, lui comme tant d’autres, les maux qui rongeaient la société et les institutions algériennes (gabegie, népotisme, pouvoir politique liberticide, inégalités et tares sociales, intégrisme religieux…). Combien était-il aisé et enthousiasmant de le porter aux nues quand il était le pourfendeur de toutes les aberrations qu’il fustigeait avec une témérité et un talent littéraires inouïs, et combien nous est-il devenu étrange de jeter aujourd’hui l’opprobre sur sa personne, ses convictions, et d’avoir complaisamment laisser une certaine mouvance intégriste et marginale émettre des «fatwas» insensées à son encontre.
Qu’est-ce qui a changé en nous ou en lui ? Quelle est la cause de ce divorce brutal et violent ? N’est-il pas l’incarnation des déchirures qu’il attribue à son peuple et dont il est lui-même victime et responsable par les malentendus, les surenchères, les sournoises récupérations que ses écrits entretiennent, ainsi que ses délires obsessionnels au sujet de la femme et de son orgasme, de l’Islam qui est, selon lui, le creuset de tous nos refoulements désastreux à l’origine de nos déviances, de notre rapport à la femme, au sexe, à l’Occident. N’est-il pas qu’un mortel parmi les mortels exposé aux chants des sirènes.
Ne s’est-il pas fourvoyé maintes fois en croyant asséner des vérités indiscutables alors que sans doute il ne jouait que son nouveau rôle qui consistait à s’aligner sur des lignes éditoriales omnipuissantes qui flattaient son ego. Commenter les évènements de Cologne (Allemagne) (1) en 2016 était une bourde que l’auteur aurait pu éviter. Il ne pouvait se retenir de surfer sur un scoop surmédiatisé qui était hélas truffé de désinformations et d’arrière-pensées politiciennes.
C’était une aubaine pour Kamel Daoud, car les événements en question constituaient son sujet de prédilection (Islam-femmes-sexe-violence-étrangers). Le chroniqueur Brice Couturier (France Culture) dira à l’époque : «Ce que ces femmes ont subi dans la nuit du 31 décembre dans plusieurs villes d’Europe n’est hélas que trop bien connu des femmes arabes.
Cette forme de harcèlement sexuel en meute porte un nom – le Taharrush gamea… Mais comment pourrions-nous accepter que des étrangers viennent nous imposer des mœurs en totale contradiction avec l’aboutissement de plusieurs siècles d’émancipation féminine ?» (2)
Le journaliste Kamel Daoud ne sera pas non plus clément dans son jugement. «L’autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir (…) Le sexe est la plus grande misère du monde d’Allah.» (3) Il essayera de brosser le tableau de ce migrant bizarre «L’autre, l’étranger, le migrant, le survivant, culturellement inadapté et psychologiquement déviant, malade dont il faut guérir l’âme…» autant de vocables méprisants. Ses propos deviennent inquiétants quand il dira : «Le sexe est la plus grande misère dans le ‘monde d’Allah.’»
A tel point qu’il a donné naissance à ce porno-islamisme dont font discours les prêcheurs islamistes pour recruter leurs «fidèles» : descriptions d’un paradis plus proche du bordel que de la récompense pour gens pieux, fantasme des vierges pour les kamikazes, chasse aux corps dans les espaces publics, puritanisme des dictatures, voile et burqa. (4) Personnellement, je ne connais absolument aucune personne dans mon entourage, dans mon pays, qui espère aller au paradis pour y trouver un bordel. On rêve de retrouver le Prophète, ses ancêtres, sa famille, ses enfants. Mais assurément pas un bordel.
Ebloui par son aura internationale naissante, il publiera dans le New York Times un article plus incendiaire : «Le grand public occidental découvre, dans la peur et l’agitation, que dans le monde musulman, le sexe est malade et que cette maladie est en train de gagner ses propres terres». (5)
L’auteur s’en défendra quand on l’accusera d’utiliser ces mêmes clichés et stéréotypes dont se servaient les orientalistes. Il s’étonne de la colère que suscitera ce vocabulaire que Frantz Fanon décrivait et condamnait (dans un autre contexte évidemment). «Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. […] Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère au bestiaire.» (6)
Les historiens français Nicolas Bancel et Pascal Blanchard ont abondamment travaillé sur ce sujet. «Le vocabulaire de stigmatisation de la sauvagerie — bestialité, goût du sang, fétichisme obscurantiste, bêtise atavique — est renforcé par une production iconographique d’une violence inouïe, accréditant l’idée d’une sous-humanité stagnante, humanité des confins coloniaux, à la frontière de l’humanité et de l’animalité.» (7)
Ces recherches qui s’inscrivent dans le courant des Postcolonial studies nous offrent continuellement la possibilité de comprendre ou d’expliquer beaucoup de choses. Les séquelles de ces rapports entre Occident/Orient, colonisateur/colonisé, France/Algérie sont toujours visibles pour expliquer en partie «ce passé qui ne passe pas» et notre malaise avec le post-colonial que Kamel Daoud déchiffrera à sa manière.
Dans le cadre de cette affaire de Cologne, Kamel Daoud propose aux pays d’accueil «d’aider les migrants à s’adapter à un nouvel espace où les femmes ne sont pas déconsidérées comme elles le sont dans le monde arabo-musulman. Car Cologne est le triste rappel du fait que la femme y est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée». (8)
Son «ami étranger», l’essayiste et journaliste américain Adam Shatz, sidéré par la radicalité des propos de Kamel Daoud, ne manquera pas de lui prodiguer des conseils forts sages et judicieux : «Pour moi, c’est très difficile d’imaginer que tu pourrais vraiment croire ce que tu as écrit. Ce n’était pas le Kamel Daoud que je connais.» L’ami étranger américain mettra en garde son ami le journaliste algérien contre «ces pièges étranges et peut-être dangereux» qui guettent notre journaliste. «Tu l’as fait de plus dans des publications lues par des lecteurs occidentaux qui peuvent trouver dans ce que tu écris la confirmation de préjugés et d’idées fixes.» (9)
Il lui conseillera de mettre son talent au profit d’une activité littéraire. Au cours de cet entretien, Kamel Daoud avouera : «J’ai longtemps écrit avec le même esprit qui ne s’encombre pas des avis d’autrui quand ils sont dominants. Cela m’a donné une liberté de ton, un style peut-être mais aussi une liberté qui était insolence et irresponsabilité ou audace.» (10)
Pour beaucoup, il s’agira davantage d’irresponsabilité que de liberté, d’insolence et d’audace. Kamel Daoud annoncera : «Je vais donc m’occuper de littérature. J’arrête le journalisme sous peu. Je vais aller écouter des arbres ou des cœurs. Lire. Restaurer en moi la confiance et la quiétude. Explorer. Non pas abdiquer, mais aller plus loin que le jeu de vagues et des médias. Je me résous à creuser et non déclamer.» (11)
Il faut dire que son dernier livre «Houris» ne plaide pas en faveur de toutes ces belles promesses. Il n’en tiendra pas compte des conseils de son ami. Mieux encore, il mettra sa plume au service de l’un des journaux les plus islamophobes qui n’a jamais porté l’Algérie dans son cœur. Il s’estimera investi d’une mission sacrée, tel le Zarathoustra de Nietzsche, démystificateur , thaumaturge , destructeur d’idoles et de Dieu , disposé à renseigner l’Arabe et le musulman sur l’origine inconsciente des maux qui les façonnent et les empêchent d’atteindre le stade de l’adaptabilité avec les normes universelles, comme il s’attellera à mettre en garde l’Occident contre les dangers qui le guettent vis-à-vis de toutes ces créatures inadaptées.
Dans sa guerre permanente, Kamel Daoud pense livrer bataille quasiment contre tout un monde (hormis sa nouvelle communauté) envieux affreux, sale et méchant qui lui en veut pour sa réussite. Journalisme ou/et littérature, abordant les mêmes sujets fortement polémiques et en usant de la même rhétorique pour le grand plaisir de ses nouveaux maîtres, car sous les feux des projecteurs et au sommet de la gloire, les objectifs se confondent et les repères deviennent flous ; on sert davantage ses intérêts personnels et ceux de sa nouvelle confrérie que la vérité et encore moins cette volonté d’apaiser, de réconcilier, de maintenir ces passerelles si fragiles entre nos civilisations respectives.
Il y a beaucoup de vérités dans ses réflexions mais qu’il aurait dû s’exprimer avec un langage moins offensant et moins blasphématoire. Il avouera avoir «taquiné les radicalités», mais il a toujours opéré avec un style plus radical et contre-productif même s’il estimait inévitable ou salutaire d’exprimer sa pensée et son analyse sur un aspect que l’on ne peut cacher sous prétexte de «charité culturelle». On n’a pas attendu l’auteur pour venir nous révéler les ravages causés par certaines interprétations erronées du texte coranique arbitrairement combiné au corpus du hadith pour en faire quasiment une nouvelle religion au service de mouvances théologico-politiques.
Toutefois, la résistance face à ce dévoiement de l’Islam originel s’est organisée dès les premiers siècles de l’Islam et perdure jusqu’à nos jours par le biais de recherches, de confrontations et d’études académiques historico-critiques partout à travers les grandes universités arabes, y compris celle d’Al Azhar. On n’a pas attendu notre journaliste pour nous parler de toutes les confiscations (histoire, révolution, pouvoir) que l’Algérie subira.
La réconciliation nationale était un impératif, tourner la page n’est pas une lâcheté ou une volonté de cacher des mystères compromettants.
La Charte pour la paix et la réconciliation nationale n’interdit pas aux historiens, aux chercheurs, sociologues ou anthropologues de faire des recherches dans le cadre de leurs travaux universitaires. Elle interdit l’instrumentalisation des blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire et fragiliser l’Etat.
Le génocide/populicide/mémoricide franco-français (guerres civiles de Vendée - 1793-1800) fera 200 000 morts et sera totalement nié et occulté par l’histoire officielle. Il faudra attendre plus de deux siècles pour que cette tragédie puisse faire l’objet de publications et de débats entre historiens. Ses attaques caricaturales au sujet de l’Islam, de la femme, du sexe témoignent hélas d’une âme en souffrance, mais qui ne doivent en aucun cas nous pousser à réfuter l’ensemble de ses réflexions sur notre religiosité problématique et souvent antinomique avec la parole de Dieu.
Faut-il ne parler que de l’Islam, de la femme et de son orgasme ou du pouvoir algérien pour attirer l’attention de ceux qui distribuent des prix, des légions d’honneur et des privilèges.
Réduire l’Islam à une histoire de croquemitaines qui menacent le monde civilisé, incurables libidineux, geôliers de la femme qui est à la fois la cause de leurs tourments, de leur décadence, leur priorité sacrée ici-bas et leur récompense dans l’au-delà. Si cette fantasmagorie a perturbé les esprits de certaines personnes (les désaxés et leurs accusateurs), la majorité des musulmans sensés, c’est-à-dire nos parents et nos grands-parents, ne cadre pas avec ce paradigme séculaire qui semble avec le temps laisser entrevoir, confirmer cet «essentialisme» éculé qui alimente sans cesse la fameuse ou fumeuse thèse du «choc des civilisations», un «essentialisme» qui justifie ce climat permanent de défiance, de mépris, de suspicion et de préparation à toutes les ripostes préventives et préemptives. (A suivre)
Par Mohamed Mazouzi , Universitaire
Notes :
(1)_ Événements liés à des agressions sexuelles commises durant les célébrations du Nouvel An le 31 décembre 2015, dont les auteurs seraient des migrants arabes, des Nord-Africains.
(2)_ Radio-France/Culture du 20 Janvier 2016.
(3)_ Kamel Daoud : «Cologne, lieu de fantasmes», Le Monde du 05 Février 2016
(4)_ Ibid.
(5)_ Kamel Daoud «La misère sexuelle du monde arabe», New York Times, 14 février 2016.
(6)_ Fanon Frantz, Les damnés de la terre (1961), Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p. 456-457.
(7)_ Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Laurent Gervereau, Images et colonies, Achac-BDIC, Paris, 1993.
(8)_ Kamel Daoud, Op.cit.
(9)_ Kamel Daoud et les «fantasmes» de Cologne, «Retour sur une polémique», Le Monde du 19 février 2016.
(10)_ Ibid.
(11)_ Kamel Daoud, «Lettre à un ami étranger»,
Le Quotidien d’Oran du 15 février 2016.