La chronique littéraire / Une certaine manière d’être algérien

01/06/2024 mis à jour: 18:07
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Quarante-six ans, ce 02 juin, depuis ton départ en 1978 ; tu n’aimais pas les chiffres mais tu les retenais, tu savais combien le temps qui passe comptais. Toi qui, finalement, n’a jamais calculé tout à tes mots simples et directs, qui ne laissaient que peu de place aux calculs des hérauts, car tu savais déjà, que les zéros tournaient en rond. Nous aimons la même ville, j’ose dire notre, comme nous aurions aimé la même femme. 

Nous la comprenons à demi-mot et nous l’habitons à plein mot, toi qui te reposes, comme tu l’as voulu écrire sur ta tombe et nous qui attendons de rejoindre la nôtre. Tu as finalement écrit l’essentiel, la Patrie, la grande, immense Algérie et l’intime, intense Constantine, la fraternité humaine, toujours de mise, la guerre cruelle et l’engagement qui nous a incombé, les langues qui nous ont faits et puis, surtout, une certaine manière d’être algérien que nous voudrions tant préserver pour mettre le malheur, à chaque fois, en danger. Constantine. Trois syllabes qui ressemblent à un roucoulement de colombe. Le nid de celle-ci est peut-être vide,  et les passants indifférents ne peuvent comprendre le langage du temps qui passe, comme un accent perdu et des mots déflorés. 

Sur les réseaux sociaux, on se targue que tu aies réglé son compte à cette française de langue, pourtant à bien y lire, aucun solde ne s’en dégage. Aujourd’hui, Malek Haddad «ne se présente pas, il se présente et l’on salue». On dit son œuvre, pourtant d’envergure, peu connue. On ne saura de ses sujets que ce qui n’était pas utile car précieux.

 De la force des mots, de la sensibilité de l’âme, de l’attachement aux êtres et de la relativité des idées qui, parfois, ne dissimulent qu’une idéologie, ce qui n’était pas son cas, tout de petit bourgeois qu’il fut traité. Car la diversité est notre meilleure richesse, elle permet ce que nous sommes, nous Algériens. Haddad a aimé ce que nous sommes et l’a partagé en chacun de ses livres, sous une forme propre, poétique, fluide et marquante, avec un sens du récit simple et condensé, qui n’obère pourtant nullement la richesse thématique et la profondeur des réflexions. 

La réflexion, autour des choses et des êtres, qui est la vertu cardinale de Malek Haddad, marque ses écrits et aura certainement été à l’origine de cette démonstration introspective qui le conduira à la position exprimée que l’on sait vis-à-vis de la langue d’écriture. En Haddad, il y a un style d’écriture que je dirai mauresque – lui dont la lignée remonte à Ighil Ali, mais n’est-ce pas, qu’il aurait pu s’appeler, lui aussi, Tarik Ibn Ziad - car il aura su cultiver une «délicatesse» perdue, à l’instar de ce qu’a pu dire Federico Garcia Lorca de la chute de Grenade, comme une Constantine, «c’était un moment terrible, même s’ils disent le contraire dans les écoles. 

Une civilisation admirable, une poésie, une architecture et une délicatesse uniques au monde ont été perdus». La civilité du ton, la délicatesse du style, la poésie des mots et l’architecture, toute en nuances, du récit font de l’œuvre de Haddad celle du sentiment et de la sensibilité. Et c’est à travers le sentiment et la sensibilité, parfois même de la gravité et de la mélancolie, que sont traités les thèmes abordés par ses livres, y compris celui, récurrent, de la guerre et de ce qu’il est convenu d’appeler l’autre. 

Une œuvre où l’altérité est omniprésente et où les personnages sont, le plus souvent, déchirés entre deux pôles. Malek Haddad est véritablement l’écrivain du questionnement personnel et de la confrontation aux choix. Des choix douloureux, mais qui ne sauraient être que conjoncturels aux yeux de l’auteur qui préjuge constamment de la fraternité des hommes, des peuples et des cultures, y compris entre la France et l’Algérie que l’un des personnages emblématiques de son œuvre, Khaled Ben Tobal, juge pouvoir devenir sœurs. Quant à l’algérianité, il est frappant et on ne l’aura pas assez souligné que Malek Haddad fut celui qui aura traduit celle-ci en dehors de toute considération constitutive.

 En effet, il écrira, toujours à propos de Khaled Ben Tobal, le personnage principal du «Quai aux fleurs ne répond plus» : «Il  était  algérien  parce  qu’il  se  savait  algérien.  Il  était  Algérien  parce  qu’il  était  Algérien». Il dépassera en cela tous les conflits qui, souvent et surtout aujourd’hui, perturbent les débats sur ce point. Profondément humaniste, il saura aussi insérer l’algérianité dans le concert des nations et des peuples, dans une universalité qui fonde l’identité partagée, poursuivant en cela la vision d’un prestigieux compatriote, en l’occurrence Sidi Adelkader El Djazairi. Et c’est là où vécu et mourut l’Emir, à Damas, que Malek confia son malaise linguistique, se désolant de ne pouvoir s’exprimer en arabe, lors d’une conférence en 1961, au point de faire écrire un poème de réconfort à son intention, par Souleiman El Issa : «J’écrirai de toi en arabe, j’écrirai pour toi Malek.»

 Un «drame» linguistique qui semble surtout être porté par les malentendus et les manipulations autour de l’identité, occasionnant culpabilité, besoin de justification et incompréhension. Au-delà de cette problématique linguistique, sur laquelle viennent se greffer, en fait, d’autres problématiques de différents ordres, il reste à retenir l’essentiel : l’œuvre de Malek Haddad, y compris des inédits, dont deux romans, recensés dans certains travaux universitaires. Une œuvre qui nous interpelle par sa valeur tant historique-rappelons que «La Dernière impression» fut le premier roman directement consacré à la guerre d’Algérie pendant celle-ci, il fut d’ailleurs, à ce titre, interdit par arrêté officiel des autorités coloniales que littéraire et humaniste. 

Une œuvre qui nous apprend que les combats les plus justes se conjuguent à l’humanisme, sans haine, ni rancune, que les combats sont d’abord des causes et que l’humain en est toujours le centre, au delà des identités et de l’histoire. Une œuvre de poète, de romancier, de journaliste et  d’homme sincère et engagé, qui a su si bien parler des autres hommes, de l’Algérie et, puis … de Constantine.
 

Par Ahmed Benzelikha
 

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