C’est Eschyle qui disait que «l’énigme se révèle à qui sait réserver le silence au sein de la parole», c’est pourquoi la littérature est aussi une source de silence. La littérature qui est, souvent, l’héritière des vieux mystères, jusqu’à ce rocher parlant, dans son mutisme, auquel se confondra, selon le mythe, Prométhée.
Mythe parfaitement repris par Kafka, dans son récit, aussi court qu’étrange, intitulé «Prométhée» et où, seul, le roc demeure inexpliqué, après que tous les protagonistes du mythe furent voués à l’oubli. Un roc, comme le rocher de Sisyphe et la pierre parallélépipédique du film de Stanley Kubrick «2001 L’Odyssée de l’espace», ne cessera de faire l’objet de questions mais aussi de réponses, en chaque œuvre littéraire mais aussi en chaque fait à expliquer et en chaque problématique à aborder. En cela la capacité signifiante du roc, malgré son apparence hermétique, demeure intacte, y compris dans sa portée herméneutique.
Peut-être que dans la littérature algérienne, deux «silences» pourraient être évoqués, celui de Malek Haddad, qui est celui de la langue française certes, mais aussi celui, par opposition, de l’absence de l’«autre» langue, un silence voulu par l’auteur du «Quai aux fleurs ne répond plus» qui, comme le héros de ce roman, Khaled Ben Tobal, s’en ira silencieusement vers un «vieux mystère», pour reprendre ses mots. Un autre «silence» pourrait être celui de Kateb Yacine, quand, délaissant l’écriture romanesque en français, celui-ci s’en ira, sur des tréteaux itinérants, s’adresser, par le théâtre, au peuple dans la langue dialectale du peuple.
Deux «silences», aussi signifiants qu’expressifs, pour nos deux écrivains et pour les problématiques qu’ils soulevèrent et qui demeurent toujours soulevées. Malek Haddad écrira des romans, qu’il n’édita pas et Kateb Yacine publiera ses pièces de théâtre en langue française. Le silence peut aussi être source de réflexion, pour peu qu’on sache l’entendre, car souvent la compréhension passe par le silence. L’ellipse et la parabole, dont usent volontiers les textes sacrés et les œuvres littéraires, sont, à cet égard, une parfaite illustration de notre propos. Mais revenons à la pierre «inexpliquée», n’est-elle pas aussi, dans son mystère et son potentiel significatif, une sorte de pierre philosophale, hiératique, dont la littérature constituerait la fameuse «table d’émeraude» dont l’influence va de Jâbir ibn Hayyân jusqu’au surréalisme d’André Breton.
La littérature serait, en cela, le livre des possibles, de la transformation et de la jouvence. Mais l’est-elle vraiment ? Entre le silence et le roc, la littérature va devoir inventer, c’est le cas de l’écrire, des mots et des textes, pour dire et ne pas dire mais toujours chercher à comprendre, souvent au-delà du fracas. Car le propre de l’homme, comme sa littérature, c’est de comprendre ou du moins de chercher à le faire.
C’est pourquoi Dieu, dans Son infinie sagesse, a appris les mots au premier homme et l’a laissé comprendre ce que le silence litanique du monde dit. C’est pourquoi, aussi, il a épargné l’adversaire de l’homme, Satan, qu’Il pouvait, tout aussi bien réduire au silence. C’est pourquoi la littérature parle, même dans ses silences, divine ou diabolique, elle interroge le roc, elle tourne autour de celui sacré ou lapide celui, faux, qui représente la station maléfique. Abou El Kacem El Chabbi, Mohamed Chbaïki et Paul Eluard ont démontré, par des mots qui demeurent, que la littérature chante le meilleur, la liberté. Un meilleur toujours à faire et à construire, avec toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté, où qu’ils soient, en cherchant les meilleures voies pour y parvenir sans jeter la première pierre, mais, plutôt, en la posant, pour édifier, avec la raison et la hauteur de vue qui s’imposent. Nous aurons, alors, «saisi une anse, à l’abri de toute brisure». Cette anse pourrait être celle d’un pot en argile, matière créationniste par excellence, où tous les humains trouveraient leur origine première et peut-être, aussi, le roc inexpliqué.
Or, en revenant au court récit de Kafka, nous découvrons que, selon un passage de Gustaw Harling, l’écrivain polonais, il existerait une cinquième légende, que l’auteur de «La Métamorphose» ne connaissait pas et que nous citons, ci-après, in extenso : «Prométhée était un agent provocateur. En concertation avec les dieux, il aurait révélé aux humains de faux secrets. Puis, on mit en scène un simulacre de punition : Prométhée fut cloué au rocher dans le Caucase, des aigles picoraient son foie qui inlassablement repoussait. Tout cela pour détourner les hommes de leur quête de vrais secrets.
S’ils devaient un jour comprendre qu’on les avait trompés, que le rêve prométhéen de voler leur puissance aux dieux n’était qu’un leurre, il sera trop tard. Ils ne pourront plus presser Prométhée contre son rocher pour qu’enfin il leur livre la vérité, car la comédie savamment orchestrée prévoyait qu’il devait se fondre en lui quand son rôle sera terminé. Il aura trompé les hommes et servi les dieux. On ne peut exclure que le monde des humains sera alors tel que les dieux eux-mêmes regretteront leur complot. Mais il sera trop tard, y compris pour eux.» Quelle légende croire, pour quelle réalité ? La littérature n’a pas de réponse pour les choses qui la dépassent, mais elle fait confiance à l’homme et aux hommes, qui se doivent toujours de ménager la compréhension et de méditer tous les silences.
Par Ahmed Benzelikha
linguiste spécialiste en communication, économiste et journaliste