Elle était toujours heureuse de venir à Constantine, sa ville natale, pour se ressourcer, ressentir l’air de Souika, entendre le bruit du Rhumel et admirer le Vieux Rocher.
Ce bonheur, elle le vivait à chaque fois qu’elle foulait cette terre où elle avait passé son enfance et sa jeunesse. Thouraya, dont le prénom en arabe veut dire étoile, en référence à la constellation des pléiades, très connue en astronomie, est l’exemple de la femme qui avait surmonté les épreuves de la vie pour réaliser son rêve de toujours, celui de chanter. Ses yeux exprimaient cette joie d’être parmi les siens qui se dessinait dans un large sourire immortalisé dans une photo qui lui a été prise, le 8 juin 2015, quand nous l'avions rencontrée à la salle Ahmed Bey (Zénith) de Constantine lors de la soirée-hommage organisée à la mémoire de la regrettée Warda El Djazaïria. C’était à l’occasion de la manifestation «Constantine, capitale de la culture arabe». Thouraya était ce jour-là affable et d'une grande modestie.
Des qualités qui ont fait sa personnalité durant toute sa carrière artistique. «Vous m'avez malheureusement oubliée», nous avait-elle lancé en guise de reproche adressé à la presse, mais aussi à la population de Constantine. Des regrets pour cette grande dame qui était l'une des invitées d'honneur de cet événement inédit. Malheureusement pour elle, après une très longue absence, elle était passée complètement inaperçue.
Un constat amer, car après des années passées en Tunisie et en Egypte, elle avait beaucoup souffert de cet éloignement durant des décennies. Bien que les générations des années 1960 et 1970, notamment la gent féminine, se rappellent de ses célèbres chansons passées à la radio et à la télévision à l'époque du noir et blanc, où il n'y avait pas encore d'invasion dans les années 1990, des chaînes étrangères à travers les antennes paraboliques, elle demeure inconnue par les jeunes.
Mis à part les émissions d'antan qui s'intéressaient aux chanteuses de sa génération nées dans les années 1930-1940, comme Seloua, Nora, Warda El Djazaïria et d'autres, un travail de mémoire pour la valorisation de la culture algérienne faisait énormément défaut à la télévision algérienne durant deux décennies. A rappeler que Thouraya était à son époque et demeure à ce jour l'une des rares chanteuses algériennes à avoir touché à plusieurs genres musicaux, dont l'oriental, le moderne, le malouf, le religieux et le chant patriotique.
En fait, et malgré une carrière riche, Thouraya n'a pas eu droit à un hommage digne de ce qu'elle avait donné à la culture algérienne durant près de 50 ans, même si elle avait été accueillie avec les honneurs en 2009 à Constantine lors du Festival international du malouf. Un hommage lui a été rendu en 2018 par le ministère de la Culture et l'association culturelle El Hachemi Guerouabi, présidée par Chahira Guerouabi, à l'occasion du festival Djawhara des femmes créatrices. Très peu pour une grande dame qui a marqué son époque depuis ses débuts dans les années 1950 jusqu'à l'apogée de son parcours artistique dans les années 1970-1980. C'est la Télévision algérienne qui lui a finalement consacré une émission spéciale présentée par Assia Talbi, dans laquelle elle est revenue sur sa vie et son parcours depuis sa ville natale, Constantine.
Une grande passion pour la chanson
De son vrai nom Thouraya Bendriss, elle est née le 15 janvier 1931 dans une maison à la vieille ville de Constantine, située à la rue Baba Hnini, dans le quartier de Souika, à l'entrée du côté droit de la rue principale Mellah Slimane, juste à proximité du pont Sidi Rached. Elle avait grandi avec sa sœur et son frère dans une famille conservatrice, et avait été élevée dans la pure tradition constantinoise. Après avoir fréquenté l'école coranique de la zaouia Taïbia, dans le quartier de Sidi Bouannaba, où elle passait la journée chez sa tante, elle avait suivi les cours de l'école de l'association Essalem jusqu'à l'âge de 10 ans, quand son père décide de mettre fin à sa scolarité.
«Comme les jeunes filles de l'époque, j'adorais faire de la broderie avec ma mère, une tradition bien ancrée au sein des familles constantinoises, mais la chose qui me passionnait le plus était de chanter ; j'écoutais beaucoup les chansons orientales, mais j'aimais beaucoup celles d'Oum Keltoum et d'Asmahane que je reprenais toujours à la maison», confiait-elle lors de cette émission télévisée. Tous ceux qui l'ont connue dans sa jeunesse témoignaient qu'elle avait une belle voix. Toujours avide d'apprendre, elle avait rejoint en 1944, alors qu'elle avait à peine 13 ans, l'association Toulouaâ El Fedjr (Lever de l'aurore), fondée en 1937 par Mohamed Derdour (1909-1979). La même association comptait dans ses rangs le défunt maître du malouf, cheikh Mohamed Tahar Fergani.
Thouraya était tellement ambitieuse qu'elle tenta sa chance en se produisant pour la première fois en 1947 à la radio à Constantine, en interprétant la célèbre chanson Ala baladi El Mahboub, de Mohamed Abdelwahab. Cette passion pour la chanson n'était pas du goût d'un père conservateur très attaché aux traditions, qui lui avait interdit toute activité artistique. Elle ne voulait pas abandonner, préférant un dur sacrifice pour poursuivre sa carrière. La mort dans l'âme, elle avait quitté le domicile familial pour rejoindre sa sœur en Tunisie en 1951. C'était dans ce pays qu'elle avait trouvé les conditions favorables pour développer son talent prometteur qui lui ouvrira les portes de la célébrité.
Le début d'une longue carrière
Durant une année passée à la célèbre association Errachidia, dirigée par Khemais Ternane, Thouraya avait côtoyé les grands noms de la chanson en Tunisie, à l'instar de Salah El Mahdi, Redha El Kolai, Oulaya, Saliha, Naâma et autres. Dans ces conditions favorables, elle avait décroché un contrat avec une troupe tunisienne pour une tournée artistique à Paris et Marseille. Cet événement sera salutaire dans sa vie artistique. Elle réalisera son rêve en enregistrant grâce à Mohamed El Djamoussi son premier album 78 tours en juillet 1952 à Paris chez Barclay. Elle avait à peine 21 ans. Ce sera le début d'une riche carrière. Les succès suivront avec sa célèbre chanson Ya lalla goulou loummi, œuvre d’Abdelkrim Lahbib interprétée le première fois en 1953. Sa rencontre à Paris en 1959 avec le talentueux et brillant compositeur Amraoui Missoum marquera un tournant décisif dans sa carrière, avec de nombreuses chansons qui feront sa célébrité.
La même année, elle avait fait un pas important dans l'histoire en rejoignant à Tunis la troupe artistique du FLN dirigée par le défunt Mustapha Kateb. «Je garde des souvenirs inoubliables de notre tournée à Moscou où le drapeau algérien avait flotté dans le ciel de cette ville ; c'était une grande fierté pour moi d'être parmi les membres de la troupe du FLN, avec de grands artistes comme Ahmed Wahby», avait-elle révélé. Thouraya connaîtra l'apogée de son art après l'indépendance. Elle sera la vedette des tournées effectuées dans plusieurs pays, dont la France, l'Italie, la Suède, la Hollande, l'Egypte, le Maroc et la Tunisie. Elle chantera pour Mustapha Sahnoune Ouyouni ma chafet, alors que Lahbib Hachelaf lui composera en 1963 sa célèbre chanson Mdinet Qcentina. Elle travaillera également avec Mahboub Bati, Cherif Kortebi et Tayssir Aqla. Elle chantera entre autres Ma andi zella, Ya chari dala, Ala ould el khala, Aleche ya nari, Ala khadou chama, Yalli guelbek, Ma nekder nesber, Ana aleti fi guelbi et des dizaines d’autres titres, mais son plus grand succès demeure sans conteste sa chanson Narek ya bounarayne, qui a dépassé les frontières, quand Thouraya l'interprétera au Caire avec le célèbre orchestre égyptien El Massia. Thouraya tenait toujours à porter la gandoura constantinoise dans ses différents concerts sur scène et à la télévision.
Une belle histoire avec le Malouf
La belle histoire de Thouraya avec le Malouf avait commencé dans les années 1970. «En raison de mes origines constantinoises, on me demandait souvent pourquoi je ne chantais pas le malouf ; c'est ainsi que j'ai décidé de vivre cette belle aventure qui avait connu le succès grâce à des maîtres incontestés du malouf qui m'ont beaucoup appris, je citerai cheikh Kaddour Darsouni, cheikh Abdelkader Toumi, cheikh Brahim Amouchi, sans oublier cheikh Mohamed-Tahar Fergani qui m'avait beaucoup soutenue», avait-elle témoigné en signe de reconnaissance. Elle fera ses meilleures prestations avec Ya bahi El jamal, Acheq memhoune, Ghouzali waynou, Kayfa el aamel, Farakouni, Djadaka el ghaïtou et beaucoup d'autres titres célèbres puisés de ce patrimoine musical et qui resteront comme des perles dans son riche répertoire. Thouraya avait également montré de vrais talents de comédienne, même si elle avait fait son unique apparition dans le film El Ihmal (La négligence), réalisé en 1972 par Mohamed Houidek, dans lequel elle avait joué aux côtés de la défunte Fatiha Berber. Durant sa longue carrière, elle a vécu de nombreuses expériences, en chantant aussi bien en arabe classique dans des titres patriotiques comme Nachid essadaka, Chaâbou El Djazaïr, 5 Juillet, ou en dialectes tunisien dans Hlili ouay, et égyptien dans Rah minek, Bardou fikra et Sabrine sabrine. Elle avait même chanté le chaâbi en interprétant le titre Ghab alia hbib qalbi du regretté Dahmene El Harrachi.
Depuis les années 1980, Thouraya avait choisi de se retirer de la scène artistique bien qu'elle pouvait donner encore plus à la chanson algérienne, malgré son âge. Elle sera victime d'une amnésie qu'elle sentira durement durant des années, bien qu’elle garde une place de choix dans les cœurs de tous ceux qui l’écoutaient durant une certaine époque et appréciaient ses chansons. Une grande partie de ces dernières est disponible aujourd’hui sur Youtube pour les jeunes qui veulent la découvrir. Un hommage lui a été rendu au mois de décembre dernier lors du Festival international du malouf à Constantine, où elle a adressé un message de remerciements au public et aux organisateurs de cet événement depuis la ville de Paris où elle vit parmi ses enfants.
Du haut de ses 94 ans qu’elle bouclera le 15 janvier, la doyenne des chanteuses algériennes, qui avait été l’ambassadrice de la culture algérienne, mérite toujours les honneurs dignes d'une grande dame qui fut l'étoile d'une belle époque.
Par S.Arslan