Il est paru récemment en France un Dictionnaire de la guerre d’Algérie, sa version numérique est largement partagée en Algérie, voilà pourquoi il est important d’en faire une récession critique pour les lecteurs algériens.
A l’occasion du soixantième anniversaire « des accords d’Evian» (sic) les éditions françaises Bouquins (Paris) ont publié le Dictionnaire de la guerre d’Algérie (mars 2023), codirigé par les historiens français Tramor Quemeneur et Sylvie Thenault et l’Algérienne, Ouanassa Siari Tengour. Le dictionnaire couvre les années 1954-1962 avec pour certains sujets un élargissement de la temporalité de l’histoire de la guerre à la période coloniale.
Evénements, institutions, dates, thèmes, personnalités les entrées couvrent des champs aussi variés que complexes et comporte 696 entrées. Y sont incluses les mémoires pour certains sujets, «champ de plus en plus travaillé par la recherche depuis une trentaine d’années en France». Par exemple, on trouve les «appelés» et leur mémoire, les «harkis» et leur mémoire, les «pieds noirs» et leur mémoire, etc.
L’ordre de classement est alphabétique et les notices sont complétées par une courte bibliographie. En annexe, le dictionnaire comprend des cartes, une chronologie qui débute le 1er mai 1945 et s’achève avec le voyage du président Macron en Algérie le 26 août 2022. Elle comprend pour la période post-indépendance les lois, les faits et les actes de réconciliation mémorielle et de réparation. Enfin, une bibliographie succincte des ouvrages de synthèse et collectifs et des ouvrages de recherche clôture l’ouvrage.
Quelque 58 contributeurs de différentes spécialités ont été sollicités pour traiter d’un ou de plusieurs sujets. On retrouve dans la liste les trois membres de la commission d’historiens nommés par Macron : outre Tramor Quemeneur, il y a Benjamin Stora et Jacques Frémeaux, mais aucun des cinq nommés par le président Tebboune.
Parmi les 19 contributeurs algériens, 5 seulement exercent en Algérie, au Crasc (Oran). La présence de trois historiens non francophones ne diminue en rien au fait que la quasi-majorité des contributeurs sont issus ou exercent dans les universités hexagonales.
Cette absence d’ouverture au-delà du champ francophone prive le dictionnaire d’auteurs remarquables, comme les Todd Shepard, James McDougall, Patricia Lorcin ou Susan Slyomovics pour ne citer que ceux-là, dont les travaux proposent des visions stimulantes de l’histoire de la guerre.
Que dire encore de l’absence de jeunes historiens algériens (parfaitement bilingues), comme Alloua Amara, bon connaisseur de la Wilaya II, Mustapha Sedaoui, spécialiste de la Wilaya III, ou encore le brillant Noureddine Amara et tant d’autres. Voilà pourquoi le dictionnaire donne l’impression d’être le fruit d’une coterie historienne.
Ce choix des contributeurs n’est ni fortuit ni technique, il trouve en partie son explication dans l’introduction de Quemeneur, pour qui l’histoire de la guerre d’Algérie «est une histoire franco-algérienne», mais «qui ne saurait être un face-à-face opposant “une vision française et une vision algérienne”».
Donc, aux visions décrétées non opposables des contributeurs, on a ajouté les désavantages de la méthode d’entrée alphabétique qui n’autorise ni la contextualisation des termes ni leur hiérarchisation selon l’importance et les liens dynamiques entre eux.
Le lecteur n’a donc pas en vue la chronologie, les interactions et la complexité qui sont en jeu dans cette histoire. Tout est égalisé, nivelé, mêlé. Ainsi, on passe de «Meriem Bouattoura» à «bordel militaire», de «torture» à «travail et chômage» ou encore de « anciens moudjahidine» à «animaux».
D’un intérêt inégal, le dictionnaire souffre des raisons mêmes qui ont présidé à sa confection : profiter du soixantième anniversaire de 1962 pour sortir une œuvre qui répond à la conjoncture marquée par la création de la commission algéro-française sur l’histoire. Y aurait-il derrière cette initiative la volonté de la partie française de tracer un cadre aux futurs échanges entre historiens ? Peut-être. En tous les cas, par son orientation générale et sa vision de l’histoire, le dictionnaire colle bien au rapport de Benjamin Stora.
L’espace imparti à cette contribution ne permettant pas d’en analyser le contenu, je m’en tiendrais donc à trois questions : 1. L’histoire de la guerre peut-elle être une affaire algéro-française ? Le dictionnaire est-il sans parti pris ? Comment la pensée révisionniste empuantit certaines notices ?
1. L’histoire de la guerre est-elle une affaire algéro-française
Le constat s’impose de lui-même. La France officielle n’arrive pas encore à se faire à l’idée que l’Algérie a cessé d’être une colonie. Sinon, de quel droit ceux qui, 132 ans durant, ont bafoué, falsifié, piétiné son histoire, devraient-ils aujourd’hui se considérer comme ses co-tuteurs ?
Si l’histoire de l’Algérie n’appartient pas exclusivement aux Algériens, elle l’est moins encore aux Français. La manière dont la guerre de Libération s’est nourrie d’autres expériences historiques et la manière dont elle a impacté le mouvement mondial de libération des peuples lui ont donné un caractère international.
En outre, la colonisation de l’Algérie ne saurait être isolée de la dynamique globale des colonisations impériales depuis le XVe siècle. Son histoire doit donc nécessairement être inscrite dans cette perspective et éclairée par les savoirs produits sous d’autres hémisphères. Nous enfermer dans un tête-à-tête franco-algérien, c’est nous condamner à partager nos indigences réciproques.
De plus, l’ostracisme de l’université française est suffisamment connu pour tenir éloignés les savoirs venus d’autres horizons et comment par une sorte de réaction d’autodéfense il défend son pré-carré refusant obstinément de s’ouvrir par exemple aux Settler Colonial Studies ou aux stimulantes perspectives ouvertes par les érudits latino-américains des colonialité /modernité/décolonialité.
En outre, la bibliographie de l’Algérie s’est considérablement diversifiée et internationalisée et ne pas en prendre acte, c’est encourager l’hégémonie du francocentrisme ou ce que Achille Mbembé appelle le «nationalisme ethnoracial» de la France.
Enfin, comment peut-on ignorer que l’histoire d’Algérie doit s’écrire dans les langues de son peuple et par conséquent, si effort il y a, il devra aller vers une relocalisation des dynamiques de recherche en prenant en compte la nécessité de s’ouvrir sur ses environnements immédiats et régionaux. En tant que Maghrébins et Africains, nous avons aussi besoin de nous ressourcer en ces zones d’influences réciproques.
2. Le dictionnaire est-il sans parti pris ?
Je répondrai à cette question par des chiffres. Pour l’armée française, ses services, ses centres, ses corps, son personnel, ses troupes : 59 entrées. Cela va de l’argot de l’armée aux corps d’armée, aux plans Challe (8 entrées), aux harkis et supplétifs (14 entrées). Même les bordels militaires n’ont pas été oubliés. Du côté algérien n’existent ni le MALG ni les services des maquis en matière de ravitaillement, de renseignement, d’information, de services sociaux, etc.
Ne cherchez surtout pas Taleb Abderrahmane, l’artificier de la Zone autonome d’Alger, l’écrivain martyr Redha Houhou, le fondateur de l’UGTA, Aïssat Idir, Lamine Khene, cofondateur de l’Ugema, Redha Malek, négociateur d’Evian ! Et comble de l’oubli, le comité des 6 n’existe pas, ni l’organe du FLN, El Moudjahid ni celui du CRUA, le Patriote. Oublis d’autant plus inacceptables qu’ils font pendant à des dizaines d’entrées d’un intérêt dérisoire comme Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Association de harki.
3. Comment la pensée révisionniste empuantit certaines notices ?
Attachons-nous à la notice sur le racisme colonial et post-colonial, une question essentielle, s’il en est ? L’auteur explique que le racisme anti-arabe et l’islamophobie ne sont pas nés avec la guerre d’Algérie ni durant la colonisation, mais ont une origine bien plus lointaine dans l’histoire.
Leur apparition dans la culture française est liée aux affrontements entre l’Europe chrétienne et le monde arabo-musulman, les Sarrazins, la bataille de Poitiers (732), les croisades (XIe-XIIIe siècles), etc. Les événements violents de la conquête coloniale de l’Algérie n’auraient fait qu’accentuer cette hostilité, et «toutes les générations de Français, avant 1954, ont reçu des échos de ces affrontements avec le monde arabo-musulman.
D’où cette image solidement ancrée dans l’imaginaire collectif : “ces gens-là” sont à craindre».
Une «peur de l’Arabe» réputé violent, qui, selon l’auteur, a été ensuite popularisée par la presse et a été nourrie par les atrocités de la guerre d’indépendance et son extension à la métropole, ce qui va engendrer un «sentiment (spontané ?) d’hostilité aux Arabes et aux musulmans, un “syndrome nord-africain”». Le racisme anti-arabe que vit la société française actuelle aurait donc pour origine cette longue histoire.
Ainsi donc, si les Algériens ont été victimes d’une haine inexpugnable durant 132 années de colonisation et subi bien après des ratonnades en France, la ségrégation et la haine antimusulmanes, y compris dans le sport, c’est la faute aux Sarrazins. La guerre de 1954 y a ajouté son piment, nous dit-on, mais la faute revient en définitive à l’attaque de Poitiers par Abderrahmane.
Comment un historien, anticolonialiste de surcroît, peut-il à ce point faire fi de l’exigence éthique et écrire des choses aussi ahurissantes, tournant le dos à l’état des savoirs et de la documentation sur la question ? Comment peut-il, à ce point, banaliser l’histoire de ce qui fut le syndrome de la colonisation, son cancer et sa culture ?
Or, sur le plan académique, des travaux sérieux ont largement documenté cette question. Avec Patricia Lorcin, Jennifer Sessions et Mohamad Amer Meziane, pour ne citer que ceux-là, on sait comment la France a mobilisé ses savants, ses «expéditions scientifiques» pour produire un savoir de rabaissement de l’être musulman et de sa religion.
Concomitamment, la violence coloniale, la dépossession de la terre, le travail forcé, l’impôt extractif, et les règles d’exception en matière de droit politique ont créé les conditions matérielles de l’infériorisation économique et sociale de l’Algérien et donc aussi de sa racialisation ethnoreligieuse.
Ces conditions matérielles ont dans un processus dialectique engendré l’homme raciste européen et l’indigène racisé. Deux peuples inconciliables et que tout divise. Laissons le mot de la fin à Ferhat Abbes qu’on ne peut accuser d’extrémisme :
«Que dire encore des vexations journalières que subit l’indigène sur sa terre natale, dans la rue, dans les cafés, dans les moindres manifestations de la vie courante ? C’est le coiffeur qui lui ferme la porte au nez, c’est l’hôtel qui lui refuse la chambre… On ne loue pas à un “bicot”… Nous sommes les “bicots”, les “ratons” et que sais-je encore ?...
Un raton, c’est cet animal sournois qui “visite” le poulailler lorsque le gardien fidèle est absent ou attaché. Mais qui joue ce rôle en Algérie ? Est-ce nous, la noble victime, terrassée dans un combat loyal soutenu avec des forces inégales, ou ceux qui, au bruit de notre défaite, lorsque la colonisation nous eut lié les mains, se sont rués sur notre cadavre comme un vol de charognards». (1930).
C’est cette souffrance que l’auteur de la notice ignore. Or, pour ses victimes, elle est absolument essentielle, leur rappelant combien la colonisation est un monstre et son racisme un cancer qui ronge encore les sociétés, les savoirs, les rapports de pouvoir postcoloniaux.
Dans cette perspective et pour toutes les raisons invoquées plus haut, je considère que le dictionnaire n’est pas une œuvre de rupture avec ce terrible passé, il s’en dégage au contraire le relent de ses miasmes. Augure-t-il de la manière dont les commissaires français entendent contribuer à l’écriture de l’«histoire commune» ?
Kitouni Hosni