Samira Negrouche : Poétesse, essayiste et traductrice : «Ce va-et-vient constant entre Alger et l’ailleurs féconde mon écriture»

15/08/2023 mis à jour: 20:00
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Photo : D. R.

Samira Negrouche reste l’une des meilleures poétesses algériennes de sa génération. Dans cet entretien passionnant, elle revient sur la parution de son anthologie J’habite en mouvement, de son amour pour Alger et de  sa fascination pour certains poètes contemporains qui continuent à la bercer. Elle nous donne aussi une  lecture éclairée de sa vision du monde.

- Dans votre anthologie J’habite en mouvement (Barzakh), vous conviez le lecteur à revisiter certaines de vos œuvres, publiées entre 2001 et 2021. Comment est né ce projet innovant ?

Je crois que ce livre est né d’une concordance de désirs et de la fin d’un cycle marquant. Fondées en 2000, les éditions Barzakh ont publié mon premier recueil Faiblesse n’est pas de dire en mars 2001. A cette période, il y avait un renouveau et même une renaissance de la scène culturelle en Algérie après une décennie de suspension. Nous avons donc contribué à cette relance, nous y avons mis beaucoup d’efforts et beaucoup de cœur.

Notre travail a été sculpté par tout ce qui a traversé notre pays, nous avons chacune et chacun à notre manière traduit la sismographie de cette période. Nos métiers sont des métiers d’observation et de traduction, nous traduisons et révélons le sensible pour donner à voir les perspectives et les angles du vivant.

Quand les éditions Barzakh m’ont invitée à travailler sur un livre pour marquer ce cycle, nous voulions parler d’un cycle de travail en poésie mais aussi dire au lecteur algérien que nos œuvres, auteurs et éditeurs, sont à leur service. La mienne est avant tout une contribution à l’écoute de notre terre, de sa subtilité et de ceux qui y vivent ou en sont issus.

C’est une œuvre en dialogue constant. Nous aurions pu «fêter» ces vingt années par un livre inédit, une édition de luxe avec des illustrations… les idées éditoriales ne manquent pas. Nous avons au contraire opté pour une édition compacte de belle qualité qui soit accessible à tout lecteur.

La sélection s’est faite à partir de livres publiés entre 2001 et 2021, certains de ces livres n’ont jamais été publiés en Algérie. Par exemple, Traces, publié en 2019 à Marseille et déjà épuisé, apparaît en totalité et dans une nouvelle mise en page à la fin de l’anthologie.

Concevoir une anthologie est en soi une réécriture, les textes ne se suivent pas par ordre chronologique, l’important était pour nous que la sélection tienne d’un tenant, qu’elle soit construite comme un livre avec plusieurs fils tendus du début à la fin. Vous y trouverez des références de dates et de publications antérieures, mais je conseille de lire ce livre d’abord sans y prêter attention, vous verrez que l’architecture du livre constitue un nouvel ensemble thématique, musical et visuel.

- Alger est fortement présente dans vos textes. Peut-on quitter facilement cette ville ?

Je suis née à Alger, cette ville est le prolongement de ma chair. J’aime aussi la montagne de mes racines ancestrales, les forêts et les déserts, mais Alger est le souffle premier.

Le poète habite la ville par son corps et par ses sens. Aussi par les mémoires transmises. J’entends des générations de sursaut dans cette ville, je vois ses potentiels, je la voudrais mieux entretenue, plus ouverte sur la mer, plus vivante jour et nuit, je voudrais ses rues habitées de théâtres et de librairies, ses lieux symboliques prendre du relief, sa mémoire nous élever et nous sortir du deuil.

On ne quitte pas la ville de sa chair et de ses pulsations, elle habite, on y revient sans cesse. Elle aussi garde des traces de nous. Alger est une ville mythique dont on me parle beaucoup à travers le monde.

J’ai rencontré tant de gens qui y ont vécu quelques années et qui me confient, à chaque fois avec la même émotion dans le regard, à quel point c’était les plus belles années de leur vie, à quel point Alger est spéciale et à quel point les Algériens sont un peuple bouleversant de gentillesse et d’accueil.

Il y a cet alliage de tragédie et de douceur, cette ville délabrée et encore sublime, cette lumière et cette géographie qui prennent à la gorge. Alger continuera à habiter mon œuvre. Ce va-et-vient constant entre elle et l’ailleurs féconde mon écriture.

- Vous vouez une admiration à certaines figures de la poésie contemporaine, d’où ces hommages à Djamel Amrani, Fernando Pessoa ou encore Léopold Sédar Senghor. Pourquoi le choix de ces poètes ?

Une œuvre poétique se construit à mon sens toujours en dialogue avec soi et avec les autres. Nous naissons à la poésie à partir des œuvres des autres poètes, il y a ceux que vous citez, il y  a de nombreux autres, comme Odysseus Elytis, Rosemarie Waldrop, Anise Koltz. Il y a aussi ma généalogie de poètes algériens qui ont inscrit une école que j’aime appeler Les poètes du soleil présent chez Sénac, mais aussi chez beaucoup d’autres, de Rabah Belamri à Malek Haddad ou Djamel Eddine Bencheikh.

Djamal Amrani est évidemment particulier dans cette constellation, car j’ai eu la chance de le connaître et de beaucoup partager avec lui. Nous avons voyagé ensemble et donné des lectures, notamment pendant une tournée de l’année de l’Algérie en France en 2003. Il m’a beaucoup transmis et il reste très présent comme poète et comme aîné de cœur.

Je pense toujours à lui quand je passe devant la ville Sésini, comme il y a quelques jours quand j’ai surpris cette célébration lumineuse tout en rouge sur la baie d’Alger. Rapidement aperçue de la voiture, cela ressemblait à des micros incendies ou à une descente de lanternes flamboyantes sur la ville. La couleur aurait pu faire penser à un nouvel an chinois.

C’était un peu inquiétant et fascinant à la fois. J’ai encore pensé à Djamal, à ses récits et à ses silences. Je pense aussi à lui face à certaines attitudes rigides.

Il a vécu la guerre, a connu la torture, il m’a transmis cette mémoire. Il écrivait dans la langue dans laquelle j’écris, nous partageons ce cheminement dans la langue, nous en connaissons les lourdeurs mais aussi le sens profond et les ouvertures. Amrani m’a transmis avec mes autres aînés une forme de noblesse, un sens de la justice qui soit à la hauteur de notre histoire.

Les aînés, les poètes d’ici et d’ailleurs nous enseignent et nous apprennent à être des êtres plus fréquentables et à contribuer à construire un monde qui respecte les complexités de chacun. Nous continuons leur chemin, nous traduisons leurs langues et les intégrons aux nôtres.

- Les révolutions arabes vous ont aussi intéressée. Vous en parlez avec émotion et déchirure à la fois. Quelle relation entretient le poète avec l’actualité de son pays ou du monde ?

Les poètes sont des sismographes, nous sentons venir la vague, nous faisons tout pour révéler les failles avant qu’elles ne déchirent les sociétés, nous cherchons à rendre aux êtres leur épaisseur et leur puissance. C’est de la liberté consciente des êtres que naissent les grandes sociétés. Devant les soulèvements, comme les printemps arabes, il faut savoir aussi lire au-delà des manœuvres politiciennes.

Ce mouvement a révélé une unité de destin – et de tragédies – au-delà des contextes historiques de chaque pays. Les soulèvements qui ont suivi en Espagne, en Grèce mais aussi en Asie, puis, une dizaine d’années plus tard en Amérique latine et ailleurs sont les signes d’appel d’une humanité qui veut trouver un nouveau sens à sa vie.

Je crois à la subtilité des histoires des peuples mais aussi au besoin de dialoguer et de créer ensemble un monde plus juste, plus habitable pour tout le monde. Le poème dit la subtilité des parcours humains qui aident à voir le chemin commun parcouru et à parcourir. La terre appelle le poème et le poème appelle l’humain à rentrer dans le souffle commun du monde.

- A l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance, les éditions Koukou ont publié un ouvrage sur Mouloud Feraoun dans lequel vous avez rendu un vibrant hommage à l’homme de lettres. Que nous dit l’œuvre de cet auteur ?

Relire toute l’œuvre de Mouloud Feraoun pour écrire ce texte Le maquis comme maison commune a été un bouleversement. J’ose vous dire que j’ai pleuré plusieurs fois en relisant son Journal. Cette œuvre est très forte dans son ensemble et reste très actuelle, elle nous rappelle les failles qui ont continué à grandir dans notre société se muant parfois en lutte fratricide, ce qui est tout à fait normal, c’est la suite logique de la guerre.

Cette œuvre nous rappelle que la grandeur de notre peuple est peut-être aussi dans les choses que nous ne voyons pas, elle nous rappelle qu’il faut assumer et regarder les ombres de notre histoire. Nous avons perdu en Feraoun, en Jean Amrouche et en d’autres des esprits éclairés qui auraient beaucoup apporté à la construction de notre pays, ne passons pas à côté du sens profond de leurs œuvres.

- Pourriez-vous  nous parler de votre autre publication Stations, publiée en mars dernier par les éditions Chèvre-feuille étoilée en  France. Un recueil qui se regroupe des textes publiés dans des revues ou prononcés lors de vos nombreux discours…

Ce livre a été publié en février. Avec l’anthologie publiée par Barzakh, ils forment une somme qui dit les deux piliers de mon travail. J’ai beaucoup voyagé ces vingt dernières années, et on m’a souvent demandé de parler de sujets tels que les langues algériennes, la traduction, nos mémoires, nos héritages, nos traumatismes…

Cette réflexion a nourri ma poésie et ma poésie a ouvert des champs de lecture qui ont produit des essais à la frontière entre prose, témoignage et texte de réflexion.

L’ensemble a été construit aussi pour dire comment les questions évoluent et se déplacent avec le temps. On y trouve également des dialogues avec NicolesCaligaris et Anna Moschovakis, des lettres à Leila Sebbar et Ariella Aïsha Azoulay ainsi que des articles de Jill Jarvis qui éclairent la construction de mon œuvre.

- Vous avez intégré récemment l’Académie des Jeux floraux de Toulouse, une société littéraire, reconnue comme une académie royale en 1694. Des détails ?

Plus vieille académie savante d’Europe et plus vieille académie de poésie au monde fondée par un appel des poètes occitans il y a 700 ans, elle a compté parmi ses membres des poètes illustres parmi lesquels Victor Hugo. Depuis quelques années, l’académie s’est ouverte à des poètes internationaux.

Je suis émue d’avoir été reçue à l’académie aux côtés de poètes comme Tahar Bekri, Adonis, Gabriel Oukoundji, Yves Namur, James Sacré et quelques autres. Je fais partie à présent du jury du grand prix Victor Hugo qui sera remis, à partir de 2024, à un grand poète de langue française pour l’ensemble de son œuvre. D’autres actions suivront à l’avenir.

Bio-express

Née à Alger où elle vit, Samira Negrouche est poète, essayiste et traductrice. Médecin de formation, elle se consacre à l’écriture. Les créations interdisciplinaires étant une part importante de son parcours, elle a notamment collaboré avec la chanteuse et musicienne Angélique Ionatos, l’artiste Marc Giai-Miniet, le théorbiste Bruno Helstoffer et la chorégraphe Fatou Cissé. Voix majeure de la poésie algérienne, elle est traduite dans une trentaine de langues.

Parmi ses publications : A l’ombre de Grenade, éditions Marty (2003), Le Jazz des oliviers, éditions du Tell (2010), Quai 2I1, partition à trois axes, éditions Mazette et Traces, Fidel Anthelme X (2021).

Elle publie en 2023 sa traduction du recueil de Nathalie Handal, De l’amour, Des étranges chevaux, éditions Mémoire d’encrier ainsi que deux anthologies personnelles : J’habite en mouvement (Poésie 2001 – 2021), éditions Barzakh et Stations, éditions Chèvre-feuille étoilée.

The Olive Trees’ Jazz and Otherpoems traduit par Marilyn Hacker et publié aux USA en 2020 a été finaliste du National Translation Award et du Derek WalcottPrize for Poetry.   

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