Rafael Lewandowski : «Je préfère donner à chaque témoin ses chances de nous dire ce qu’il a vécu»

27/02/2022 mis à jour: 06:58
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Rafael Lewandowski. Cinéaste, réalisateur / Photo : D. R.
  • Comment avez-vous travaillé avec l’historienne Raphaëlle Branche sur cette série En guerre(s) pour l’Algérie ? En tant que réalisateur, quel est votre «plus» apporté à la mise en perspective des témoignages et des archives ? Pouvez-vous définir votre «écriture» particulière ?

Je suis arrivé sur ce projet il y a trois ans lorsque l’unité documentaire d’Arte m’a contacté. Ils avaient déjà choisi Raphaëlle Branche comme historienne co-auteure de la série. Arte avait aussi choisi de travailler avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Je ne suis bien sûr par historien. Toutes les étapes se sont faites à deux. Elle validait toutes mes propositions de réalisation et elle me suggérait de bonnes idées. Mais l’historien n’a pas les mêmes buts que le cinéaste.

J’étais là en tant que narrateur qui raconte l’histoire alors que pour Raphaëlle, c’est d’écrire l’Histoire, avec une grand H. Ma feuille de route au départ était de réaliser un documentaire avec des témoignages de ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie, de tous les bords possibles du conflit. Ma première idée a été de filmer les témoins quels qu’ils soient de la stricte même manière : décor neutre, distance, fond, lumière, cadre, son. De façon à ce que chaque parole ait la même valeur formelle.

Il s’agissait de filmer de façon objective toutes les parties dans le conflit. La phase de montage a duré un an, avec une énorme sélection d’archives. J’ai découvert qu’il y avait des «perles» dans les images d’amateurs tournée surtout par des Français mais aussi d’Algériens dont ceux d’un propriétaire d’un magasin de matériel photographique qui a filmé des scènes de la vie quotidienne de sa bourgade pendant plusieurs années.

Cela casse le côté contrôlé par la censure des images tournées par les autorités françaises militaires ou civiles avant et pendant le conflit. Dans les images d’amateurs on découvre autre chose, comme les bidonvilles où les soldats s’aventurent. Les soldats français filment l’ennui, la vie dans les casernes… Cela venait en association, en coïncidence, avec le point de vue subjectif de nos témoins. Parfois mêmes, on a l’impression que ces images sont les leurs.

Mon apport a donc été de trouver une cohérence au récit pour faire une série accessible à tous, qu’on soit Algérien, Français, jeune ou vieux, contemporains de la guerre ou non, qu’on la connaisse ou non. Ma forme d’écriture est très émotive. Associée le plus possible aux témoins. Ce sont eux qui racontent l’histoire. Evidemment, la subjectivité est rompue par des informations historiques objectives nécessaires. Mais il fallait que le téléspectateur soit plongé dans l’époque et qu’il se pose des questions, qu’il vive les émotions. Qu’il remette aussi en cause les préjugés qu’il pourrait avoir sur ce conflit.

  • Vos témoins sont simplement annoncés par leur nom, sans savoir que l’un est FLN ou l’autre ex-officier membre de l’OAS, un autre harki et un autre encore soutien du FLN en France ? Est-ce voulu pour écrire l’histoire telle qu’elle est, sans jugement a priori sur les propos prononcés ?

Cela correspond à l’ambition de la série. On s’est effectivement demandé s’il fallait ajouter ces informations sur les personnages. Par exemple, ancien soldat ou ancien soldat du FLN. Mais le récit commence souvent, par exemple pour les Algériens, dès le premier épisode. Ils parlent de l’école, ils sont enfants, ils parlent des injustices coloniales, on comprend tout de suite qu’ils ne sont pas des pieds-noirs.

De plus, ils disent d’où ils viennent, où ils sont nés… Leur récit est porteur d’indications. Si on ajoutait sur l’écran à une vieille personne qui parle de son enfance une inscription «ancien du FLN», j’ai l’impression qu’on le met dans une case. Cela me paraissait être une mauvaise idée.

Parlons du petit berger des Aurès qui se retrouve dans un camp de regroupement et qui va devenir harki par hasard. Le sort a décidé de son avenir. Il aurait pu très bien avoir une autre orientation et devenir un combattant du FLN. On n’avait pas envie qu’à sa première apparition à l’écran, au premier épisode, alors qu’il critique la situation de misère coloniale, on lui mette un tampon au moment où les gens ne connaissent pas encore le contexte de la guerre.

Ce serait comme si on répondait d’avance aux préjugés des téléspectateurs sans s’intéresser à sa personnalité, à son histoire. Je m’intéresse à chacun avec le même traitement égalitaire dans son récit. J’essaie de tous les écouter.

Si  un Français me raconte son enfance à Oran et que je dis tout de suite que c’est un ancien de l’OAS, a priori, je vais en avoir plutôt une mauvaise image. Je préfère donner à chaque personnage ses chances de nous dire ce qu’il a vécu, sa guerre d’Algérie, ce pourquoi, il s’est engagé par la suite dans telle ou telle direction, dans tel ou tel combat. J’avais le souci dès le début, et je sais que c’est très difficile, d’être le plus objectif possible de ne pas favoriser un point de vue par rapport à un autre, de placer tous les témoins de telle manière que le téléspectateur écoute ce qu’ils disent.

  • En quoi les malheurs du peuple algérien mis à genoux par la colonisation et la guerre d’indépendance ont-ils résonné en vous par rapport à votre propre histoire de franco-polonais ?

A moitié français et à moitié polonais, je vis en Pologne depuis maintenant plus de 20 ans,  tout en restant naturellement très attaché à mon pays natal qui est la France. A la culture, à la langue française, à ma famille, à mes amis français, à la France en général.

Néanmoins, j’ai un deuxième pays qui pendant très longtemps n’a pas existé parce qu’il a été occupé, démantelé, un pays qui a dû lutter pour son indépendance, pour son existence, pour son identité culturelle. Un pays qui a beaucoup souffert et qui selon de nombreux historiens peut être qualifié aujourd’hui encore de post-colonial. Avec un certain nombre de complexes, de relations à son histoire et à son identité nationale qu’on retrouve dans d’autres peuples qui ont été pendant longtemps colonisés et asservis.

Etre Polonais et Français par rapport à la réalisation de ce film sur un sujet aussi clivant et encore polémique aussi douloureux, je pense que ça a été d’une certaine manière un plus pour la série car j’avais une certains distance et peut-être un peu plus d’équilibre entre les parties du conflit. J’avais  certainement une objectivité accrue.

De plus, une bonne partie du travail de l’écriture au montage de cette série s’est fait via des échanges en ligne depuis Varsovie, avec l’équipe à Paris par écrans interposés.

Par rapport à la lutte des Algériens, en sachant comme Polonais ce que signifie pour un peuple d’être asservi, ce que les Français n’ont jamais connu dans leur histoire, cela résonne en moi d’une autre manière. Notamment dans le premier épisode où nous suivons la prise de conscience de l’identité algérienne et de la nécessité d’être un pays libre et indépendant.

Cela a évoqué certaines choses que j’ai entendues et que j’entends autour de moi en Pologne. Ces questions qui ne se posent pas dans la chair en France où nos ancêtres n’ont pas dû se battre pour qu’on reconnaisse leur dignité, leur liberté, leur langue, leur religion, etc.

  • Six heures de documentaire, c’est long. Avant le montage, quelle était la durée complète des enregistrements engrangés? L’ensemble des entretiens avant montage sera-t-il sauvegardé par l’INA ?

On aurait pu en faire huit, compte tenu de la richesse des entretiens recueillis et des choses dont nous aurions aimé parler. La guerre d’Algérie mérite de tels récits car ils ont été jusqu’à présent absents de la conscience collective française. J’ai appris pratiquement tout et je me suis rendu compte à tel point on ne m’avait rien raconté.

Dès le début, on avait réfléchi que dans le premier épisode on reviendrait en arrière par rapport à la guerre d’Algérie. Partir du 1er Novembre pour raconter la situation coloniale, l’Algérie française d’avant novembre 1954, car si on ne la connaît pas, on ne peut pas comprendre pourquoi les Algériens se soulèvent et pourquoi la France réagit de cette manière à ce soulèvement et pourquoi, en Algérie, le refus de partager ce pays. Nous avons enregistré 70 témoins.

C’est un panel représentatif assez exceptionnel de ceux qui ont vécu la guerre compte tenu du temps écoulé et que ceux qui peuvent raconter cette guerre sont de moins en moins nombreux, âgés et parfois malades. Nous avons trouvé des personnages extraordinaires. Chaque entretien durait deux à quatre heures. Au total, nous avons eu 175 heures d’entretien qui seront dans leur intégralité disponibles sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel, d’une part.

D’autre part, pour la série documentaire LSD sur France Culture de Radio France, j’ai fait une collection de quatre documentaires radiophoniques qui racontent la Guerre d’Algérie vue uniquement par nos interlocuteurs algériens. C’est le parti pris de dire ce conflit d’un seul point de vue algérien car il est moins connu en France. En quatre épisodes : la vie coloniale avec le 1er novembre ; l’expérience de la guerre en Algérie par les civils algériens ; la vie dans le maquis ; le FLN en métropole.

Ce qui m’a le plus touché c’est que la plupart des témoins nous aient dit qu’il y a douze ou quinze ans, ils n’auraient pas pu raconter tout ça, qu’ils n’auraient pas eu le courage de le faire. Aujourd’hui, compte tenu de leur âge, de la période qui s’est écoulée, ils savent qu’ils peuvent le faire, pour les enfants les petits enfants, pour l’avenir de nos pays de notre avenir à tous. Et c’est vrai que beaucoup de choses ont été dites qu’ils n’avaient jamais dites auparavant. 

Le Coffret. Le 15 mars sortie du coffret chez ARTE Editions / INA. Avec un livret de 16 pages et 2h 30 de compléments : un entretien avec l’historienne Raphaëlle Branche et le réalisateur Rafael Lewandowski, un court métrage, Algérie mon beau pays de Philippe Este (1952), Messages familiaux de nos soldats (des reportages tournés en 1956 dans différentes unités militaires), une sélection de discours et d’interventions marquantes, du côté indépendantiste et du côté français ainsi que Témoigner aujourd’hui, une sélection de témoins de la série qui nous disent ce que signifie pour eux le fait de parler 60 ans après.

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