Quand la reconnaissance viole l’obligation de non-reconnaissance : Retour sur le soutien de la France à l’occupation de la dernière colonie d’Afrique (3e partie et fin )

26/11/2024 mis à jour: 08:31
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Dans son commentaire sur le projet d’articles sur la responsabilité des Etats, la CDI a souligné que «[l]’existence d’une obligation de non-reconnaissance face à des violations graves d’obligations découlant de normes impératives est étayée par la pratique internationale et la jurisprudence de la Cour internationale de justice».
 

En effet, le principe de non-reconnaissance a subi, notamment après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs applications pratiques qui seront illustrées ci-après. 

L’exemple le plus connu de l’application du principe de non-reconnaissance a eu lieu à propos de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie. 

En effet, le Conseil de sécurité de l’ONU a demandé, dans sa résolution 276 du 30 janvier 1970, «à tous les Etats, en particulier ceux qui ont des intérêts économiques et autres en Namibie, de s’abstenir de toutes relations avec le gouvernement sud-africain».()  

Dans son avis consultatif sur les conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie, la CIJ a reconnu la juridicité du principe de non-reconnaissance, en soulignant que «les Etats membres des Nations unies ont l’obligation de reconnaître l’illégalité de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie». () 


Ainsi, bien que la résolution 276 ait été prise par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VI, la CIJ a précisé que les Etats ont l’obligation et non pas la faculté de reconnaître l’illégalité de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie. 

Le principe de non-reconnaissance a été appliqué également par les Etats tiers à propos de la création en Afrique du Sud de certaines régions autonomes réservées aux Noirs, dites «Bantoustans»(), considérée comme une pratique de discrimination raciale. 

Outre les situations créées en violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou par une pratique de discrimination raciale, la non-reconnaissance a été, également, appliquée face aux situations créées par une violation du principe de non-recours à la force. 

La première consécration du principe de non-reconnaissance liée au non-recours à la force est intervenue à propos de la proclamation, le 15 novembre 1983, de la «République turque de Chypre du Nord». A cet égard, le Conseil de sécurité a demandé «à tous les Etats de ne pas reconnaître d’autre Etat chypriote que la République de Chypre».() La non-reconnaissance de la RTCN a été confortée par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Loizidou.() 

Le deuxième cas est intervenu suite à l’invasion du Koweït par les forces irakiennes, le 2 août 1990, lorsque le Conseil de sécurité a déclaré que «l’annexion du Koweït par l’Irak, quels qu’en soient la forme et le prétexte, n’a[vait] aucun fondement juridique et [était] nulle et non avenue», en demandant «à tous les Etats, organisations internationales et institutions spécialisées de ne pas reconnaître cette annexion, et de s’abstenir de toute mesure et de tout contact qui pourraient être interprétés comme une reconnaissance implicite de l’annexion».() 

La CIJ a, elle aussi, appliqué, dans son avis consultatif relatif aux conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé, le principe de non-reconnaissance à des situations créées par la violation de certaines normes du droit international humanitaire, dont la règle interdisant la colonisation de peuplement.() 

Cette position a été réaffirmée par l’avis consultatif du 19 juillet 2024 portant sur les «conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est». A la lumière de ce qui précède, l’affirmation de l’obligation de non-reconnaissance en droit international contemporain est incontestable. Dans la plupart des cas, «le principe a été appliqué par les Etats en l’absence de toute résolution du Conseil de sécurité. Dans d’autres cas, les Etats ont respecté le principe sans pour autant considérer que les résolutions de l’Assemblée générale ou du Conseil avaient une valeur obligatoire ou que le langage utilisé par ces organes («fait appel», «prie», etc.) avait un caractère péremptoire».  (Christakis 2005 : 142)

Selon le professeur Theodore Christakis, «l’obligation de non-reconnaissance n’impose pas simplement un comportement symbolique aux Etats. Elle impose une véritable obligation d’isolation, soit du régime nouveau mis en place à la suite de l’acte illicite (cas, par exemple, de la Mandchourie, de la Rhodésie, de la «République turque de Chypre du Nord» ou des «Bantoustans»), soit de l’autorité de fait exercée illégalement par un régime préexistant sur un territoire (exemple de la Namibie, du Koweït, ou d’une annexion quelconque). Les Etats tiers ont ainsi une obligation de ne rien faire qui pourrait être interprétée comme une reconnaissance implicite de la prétention, du statut ou de l’autorité mis en place par une violation du jus cogens. (Christakis 2005: 146-147)      
VI- Incompatibilité de la position française avec l’obligation de non-reconnaissance 

Alors que le droit international impose à la France et aux autres membres de la communauté internationale l’obligation de ne pas reconnaître l’occupation illégale du Sahara occidental par le Maroc, qui constitue une situation créée par une violation grave de trois normes impératives, Paris a décidé de faire exactement le contraire en procédant à la reconnaissance de la prétendue souveraineté du Maroc sur le territoire.

Au-delà de cette reconnaissance explicite par la France, qui constitue une violation flagrante de l’obligation de non-reconnaissance, cette obligation implique également de s’abstenir de tout acte ou entreprise pouvant être interprété comme une reconnaissance implicite de l’occupation illégale. 

Dans son arrêt du 22 septembre 2022, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a affirmé que «le droit à l’autodétermination impose aux Etats parties des obligations positives et négatives», tout en précisant que «les obligations négatives impliquent le devoir de respecter le droit, c’est-à-dire de s’abstenir de commettre des actes ou de prendre des mesures qui empêchent les personnes de jouir pleinement de leur droit à l’autodétermination».()

D’après la jurisprudence de la CIJ, l’obligation de non-reconnaissance engendre tout d’abord une obligation subsidiaire de ne pas établir des relations conventionnelles. Dans son avis consultatif de 1971, la Cour a souligné que «les Etats membres sont tenus de ne pas établir avec l’Afrique du Sud des relations conventionnelles dans tous les cas où le gouvernement sud-africain prétendrait agir au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne».() 
Cette affirmation est en concordance avec la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne concernant la non-applicabilité des accords économiques conclus entre le Maroc et l’Union européenne au territoire du Sahara occidental. 

La Cour avait, en effet, souligné que «l’accord de libéralisation doit toutefois être interprété, conformément aux règles pertinentes de droit international applicables dans les relations entre l’Union et le royaume du Maroc, en ce sens qu’il ne s’applique pas au territoire du Sahara occidental»() et que «l’accord de partenariat [dans le domaine de la pêche] et le protocole de 2013 doivent être interprétés conformément aux règles de droit international qui lient l’Union et qui sont applicables dans les relations entre celle-ci et le royaume du Maroc, en ce sens que, tout comme le territoire du Sahara occidental, les eaux adjacentes à ce territoire ne relèvent pas du champ d’application territorial respectif de cet accord et de ce protocole».()   

Par conséquent, la France devait non seulement s’abstenir de déclarer une reconnaissance expresse de la prétendue souveraineté marocaine, mais elle est également tenue par l’obligation de ne pas étendre, de jure ou de facto, l’applicabilité des accords conclus avec le Maroc au territoire du Sahara occidental.   

   La deuxième obligation subsidiaire issue de l’obligation de non-reconnaissance consiste à ne pas accréditer des missions diplomatiques et consulaires. 

En effet, dans le même avis de 1971, la CIJ a souligné que «les Etats membres doivent s’abstenir d’accréditer auprès de l’Afrique du Sud des missions diplomatiques ou des missions spéciales dont la juridiction s’étendrait au territoire de la Namibie. Ils doivent en outre s’abstenir d’envoyer des agents consulaires en Namibie et rappeler ceux qui s’y trouvent déjà. Ils doivent également signifier aux autorités sud-africaines qu’en entretenant des relations diplomatiques ou consulaires avec l’Afrique du Sud, ils n’entendent pas reconnaître par là son autorité sur la Namibie».() 

Par conséquent, la France et les autres membres de la communauté internationale doivent s’abstenir de toute ouverture de postes consulaires au Sahara occidental, étant donné que l’occupation marocaine constitue une situation créée suite à une violation grave de normes impératives du droit international.    

La troisième obligation subsidiaire consiste à ne pas entretenir des relations économiques avec la puissance occupante. A cet égard, la CIJ a souligné que «[l]es restrictions qu’implique la non-reconnaissance de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie […] imposent aux Etats membres l’obligation de ne pas entretenir avec l’Afrique du Sud agissant au nom de la Namibie ou en ce qui la concerne des rapports ou des relations à caractère économique ou autre qui seraient de nature à affermir l’autorité de 1’Afrique du Sud dans le territoire».() 
Il en résulte que les activités économiques menées ou encouragées par la France au Sahara occidental sont tout simplement illégales et en violation de l’obligation de non-reconnaissance. 

 

Conclusion

L’occupation et l’annexion du Sahara occidental par le Maroc constituent une situation découlant de la violation grave de trois normes impératives du droit international, à savoir le non-recours à la force, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la norme du jus in bello prohibant la colonisation de peuplement. 
Par conséquent, la reconnaissance par la France de la prétendue souveraineté marocaine sur le territoire du Sahara occidental constitue un manquement flagrant à l’obligation de non-reconnaissance d’une situation créée par la violation desdites normes impératives.  

De même, l’extension de l’applicabilité des accords signés avec le Maroc au Sahara occidental, l’intensification des activités économiques, ainsi que l’éventuelle ouverture d’une représentation consulaire dans ce territoire constituent également une sérieuse violation par la France de l’obligation de non-reconnaissance.  

 

Par Hamza Hadj Cherif , Chercheur en droit international, diplômé d’un doctorat en droit de l’Université de Bordeaux
 


 

 

 

 

Bibliographie

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