Les événements connus dans l’histoire contemporaine sous le nom des «manifestations du 11 décembre 1960» sont en fait un faisceau de faits historiques extrêmement importants, dont la lecture demeure, jusqu’à aujourd’hui, ouverte.
Ces événements démontrent, que quelles qu’en soient les lectures qu’on en a fait, la mobilisation des masses populaires aux côtés du Front de libération nationale et de la cause indépendantiste et la volonté, pour celles-ci, d’exprimer un engagement significatif, ferme, déterminé et à forte teneur implicative, aux conséquences et impacts décisifs pour la suite de la lutte de Libération nationale.
Un engagement conséquent malgré les risques, les dangers et surtout se confrontant à l’action massive, totalitaire, multiforme et profonde du puissant système colonialiste, doublé sinon dédoublé par le système de l’ensemble des appareils répressifs de l’Etat français, pour non seulement neutraliser la Révolution algérienne mais aussi changer et transformer la réalité du terrain sécuritaire et sociopolitique dans les grands centres urbains de l’Algérie.
Une Algérie que de Gaulle voulait toujours française, y compris au travers de sa dernière manipulation de l’Algérie dite «algérienne», c’est-à-dire, dans cette optique, dominée par les Français d’Algérie et toujours intégrée à la France, et ce, au moment où la cause de l’Algérie était en débat à l’ONU, dans le cadre de sa quinzième session, sous des formes que beaucoup aujourd’hui méconnaissent, c’est-à-dire posée d’abord, selon la thèse française, comme question intérieure à la France et, de ce fait, ne relevant pas des compétences de l’Organisation internationale.
Aussi, les manifestations populaires, en particulier celles d’Alger, car répercutées partout dans le monde grâce aux médias internationaux présents dans la capitale, influeront à tel point qu’au cours des travaux de cette quinzième session, les Nations unies reconnaissent à l’Algérie le droit à l’autodétermination par le biais de la résolution 1573 (XV) du 19 décembre 1960 adoptée sur la base d’un projet introduit, à l’origine, par 24 membres du groupe afro-asiatique.
C’est d’abord à Aïn Témouchent, le 9 décembre 1960, et à l’occasion de la visite du général de Gaule, que les manifestants algériens ont rejeté dans une commune exclusion, tant les positions manœuvrières du chef de l’Etat français, que ceux de ses opposants parmi les Français d’Algérie, pour n’adhérer, unis, qu’à la cause juste et légitime de l’indépendance et de la dignité recouvrée. Si bien-sûr, et à la suite d’Aïn Témouchent, c’est toute l’Algérie qui s’est embrasée, c’est surtout Alger qui sera le porte-étendard indépendantiste des masses populaires. Et c’est à Belcourt kbir el chan, comme le chantera par la suite El Hachemi Guerouabi, le samedi 10 décembre au soir, que des Algériens débouchent en provenance des quartiers populaires qui surplombent l’Aqiba et arrivent rue de Lyon.
Mais laissons, ici, des Français d’Algérie raconter, eux-mêmes, la scène, le lendemain matin, à un reporter qui indique : «Dimanche matin, vers 10h. Rue de Lyon (quartier Belcourt). Un groupe de jeunes pieds noirs d’une vingtaine d’années (certains portent l’insigne Jeunes Nation) discutent. Sur le trottoir des flaques de sang frais. Ils parlent des contre-manifestants de la veille : «C’est une honte. Quand on pense qu’ils sont venus hier soir jusqu’ici avec les drapeaux des felouses ! Et l’armée qui n’a rien fait ! Nous, on était rue Michelet.
On ne s’attendait pas à ça. Quand on est arrivés, on a appris ce qui s’était passé. Heureusement, il y a des Français qui ont tiré des fenêtres. Les ratons se sont sauvés comme des lapins. Ils ont eu six morts.» Le reporter précise, ensuite : «Quant aux taches de sang frais, sur lesquelles nous piétinons», ils en expliquent ainsi l’origine : «Celui-là, on l’a eu tout à l’heure. On l’a poussé dans l’encoignure de la porte, le fumier, et il a eu son compte.» Je comprends ainsi, poursuit le journaliste, que le malheureux a été tué et qu’il n’y a pas eu besoin pour cela de revolver.
A 150 mètres de là, un cadavre sur un trottoir, celui d’un ouvrier musulman avec des bottes, une large tache de sang sur la poitrine, la tête recouverte par sa veste. Il vient d’être tué, une balle à bout portant en plein cœur. Autour du cadavre, une centaine de pieds noirs discutent. Un homme d’une soixantaine d’années, cheveux blancs, retraité ou petit rentier, montre la pointe de son parapluie : «Je l’ai enfoncé dans la tête des melons», dit il avec fierté». (France Observateur, 15 décembre 1960, cité par Stora B. et Bouraib M.) Le lendemain, dimanche 11 décembre 1960, vers 9h, des groupes de cinquante à cent personnes d’abord puis atteignant jusqu’à 10 000, portant des drapeaux algériens et criant «Vive l’Algérie musulmane», se sont formés à Alger, au Clos Salembier, à la Cité Mahieddine et à Belcourt et ont initié les premières manifestations qui se sont vite propagées aux autres quartiers dits musulmans d’Alger pour s’étendre même aux quartiers dits européens où des confrontations importantes ont eu lieu, non seulement avec les forces de l’occupant français, police, gendarmerie et armée, mais aussi avec les Français d’Algérie armés, qui n’hésitaient pas à faire usage de leurs armes contre les manifestants qui, eux, étaient sans armes et souvent des femmes et des adolescents.
Les bilans provisoires des forces d’occupation, elles-mêmes, démontrent, non seulement une répression féroce et sanguinaire, mais aussi une implication des contre-manifestants français dits de «souche européenne» (selon la terminologie des auteurs des rapports) contre les Algériens (Schloterrer Lt.Cl., Rapport du Commandement du groupement de gendarmerie d’Alger, 18 décembre 1960).
Le 12 décembre, les manifestations gagnent Constantine, Annaba, Sidi Bel Abbès, Béjaïa, Chlef, Miliana et tant d’autres ; Oran, elle, avait déjà bougé le 10 décembre, au total plus de 25 villes, connaîtront une insurrection sur près de trois semaines (Rigouste M., Un seul héros le peuple, 2020), dans un pays où, en 1960, 600 000 à 700 000 hommes et l’ensemble des moyens d’une grande puissance sont mobilisés pour soumettre un peuple (Djerbal D., Entretien à El Watan, 17 mars 2022) qu’on croyait affaibli, sinon vaincu. En fait, les manifestations du 11 décembre 1960 furent, sans équivoque, un véritable soulèvement populaire, «impensable jusque-là», selon les forces d’occupation elles-mêmes (Vezinet Gén. Rapport du Commandant du Corps d’armée d’Alger, 23 décembre 1960) l’expression révolutionnaire du peuple algérien, face à un système oppressif, finissant mais toujours féroce, trois années seulement après la supposée pacification coloniale d’Alger.
C’était au terme d’une bataille qui signa le déshonneur des tortionnaires et des assassins qui n’hésitaient pas à assassiner le prisonnier dans sa cellule comme infligé au héros Larbi Ben M’hidi et à déchiqueter à l’explosif femme et enfant, à l’instar de l’héroïne Hassiba Ben Bouali et le martyr angélique P’tit Omar assiégés et après, aussi, de multiples manœuvres et manipulations sociopolitiques, allant du plan dit de Constantine à la Promotion Lacoste.
La cause révolutionnaire fera en sorte que la cause sociale et la conscience des classes populaires dépassent, dans les centres urbanisés, en ce début des années 60, les contingences instaurées par le colonialisme mais aussi par les structures traditionalistes, hommes et femmes participent ainsi aux mêmes manifestations, portées par une même revendication, dont on ne souligne pas assez la modernité aujourd’hui, celle de la libération et de l’indépendance d’une nation voulue justement moderne et non rétrograde. La répression, elle, sera féroce !
Selon les forces d’occupation elles-mêmes : 1200 Algériens, pour le seul quartier de La Casbah sont raflés le 12 décembre, alors que 2161 Algériens sont arrêtés au 14 décembre (Schloterrer Lt.Cl. op. cit.), quant aux morts et aux disparus, au vu de l’importance du nombre des manifestants, de l’importance et de la violence des heurts et compte tenu de leur durée et de leur étendue spatiale (en l’occurrence toute l’agglomération algéroise et sa périphérie), on ne peut qu’être bien loin du nombre de «120» Algériens décédés, à Alger seulement, reconnu par les autorités coloniales.
En fait, le bilan macabre pour des milliers de manifestants, dans une ville quadrillée, tant par de massives forces répressives que par les ultras de l’Algérie française armés, organisés et déterminés, ne peut qu’être très largement supérieur et s’établir à des centaines de martyrs tombés, les mains nues, au champ d’honneur, auxquels on ne peut que rendre un profond et émouvant hommage en ce 11 décembre. Gloire à eux pour l’éternité, ils sont vivants auprès de leur Seigneur : Vive l’Algérie libre et indépendante.
Par Ahmed Benzelikha , Ecrivain