Poète et traductrice reconnue, Lamis Saïdi évoque dans cet entretien sa traduction du roman d’Arris de Yamina Mechakra (1949-2013) (El Kalima). «La traduction reste toujours pour chaque culture, cette ressource sûre en souffles de vie», note-t-elle. Projet en vue : Le déchet de passions : une traduction vers l'arabe d'une collection de poèmes, de nouvelles et d'articles du poète assassiné Youcef Sebti (1943-1993) qui paraîtra en 2024 en version bilingue aux éditions Terrasses.
Propos recueillis par Nadir Iddir
-Vous venez de publier aux éditions El Kalima la traduction en arabe d’Arris, roman de Yamina Mechakra. Ce texte est considéré comme très exigeant. Quelle a été votre méthode pour dépasser cet écueil ?
Je dirai que toute forme de création littéraire est exigeante quelque part, mais je crois que pour traduire un texte littéraire, il faut d'abord l'aimer. Et pour moi, aimer un texte, c'est adhérer à son approche esthétique et en saisir l'intelligence et la sensibilité dans son rapport à la langue, aux humains et à ce concept qu'on nomme l'Existence pour ensuite avoir l'envie, l'énergie et les outils nécessaires pour le reproduire dans une autre langue et pour l'imaginer dans un rapport différent avec un nouveau lectorat. J'ai d'abord été séduite par le texte Arris et par le talent de Yamina Mechakra, qui a su, dans un style laconique et composé, et en dépit de la simplicité de la trame romanesque, aborder et questionner plusieurs thématiques et concepts complexes, tels que le déracinement identitaire, la notion de civilisation, la misère et l'ignorance face au mépris d'une élite arrogante, l'amour dans toute sa complexité et aussi le rapport avec la nature qui représentait autrefois la seule forme de foi possible. Ensuite, il fallait saisir le sens des choix stylistiques de l'écrivaine, qui a su trouver pour chaque personnage, pour chaque scène et pour chaque réflexion le langage adéquat qui pouvait parfois devenir purement lyrique, et parfois, il prenait juste la forme de phrases courtes et banales qui devenaient le reflet d'un traumatisme psychologique. Enfin, il fallait faire des choix dans la langue cible, à savoir la langue arabe, afin de préserver le rythme et le style du texte, ces deux éléments qui garantissent la création du sens et la génération d'une émotion à chaque lecture.
-Qu’aviez-vous retenu de cette expérience ?
Chaque texte que je traduis apporte des eaux fraîches à ma langue ; je suis également poète, et pour écrire, j'ai besoin d'exercer ma langue et l'hydrater de temps à autre ; par conséquent, la traduction fait entièrement partie de mon projet poétique et littéraire. La traduction représente également une forme particulière de lecture ; traduire un texte, c'est quelque part se balader dans ses veines. Et en se baladant dans les labyrinthes physiques d'un texte, on finit par saisir les règles des jeux stylistiques de l'auteur, pour ensuite tenter de les appliquer sur un autre terrain, en l'occurrence celui de la langue arabe.
Ces jeux linguistiques et stylistiques que je découvre dans les textes que je traduis finissent par s'infiltrer dans ma langue aussi, de façon presque inconsciente, transformant ainsi ces traductions en de véritables influences et références esthétiques et littéraires. J'avais traduit le roman Arris en 2018, mais pour le publier, il fallait attendre pour des questions liées aux droits d'auteur, mais dans la même année, j'avais également écrit mon recueil de poésie : Comme un nain qui avance à petits pas à l'intérieur de la légende (paru aux éditions Al Ain au Caire) ; dans ce recueil, j'aborde le lien complexe entre les habitants d'Alger, l'architecture coloniale et la mer que je décris comme «un immense hématome provoqué par les envahisseurs».
Des années plus tard, en reprenant le travail sur la traduction vers l'arabe du roman Arris pour qu'elle soit finalement publiée, je me suis rendu compte que, quelque part, j'avais également personnifié et questionné les immeubles d'Alger, comme l'avait fait Mechakra dans son roman avec les castellums romains, et que la mer Méditerranée pour Le Nain, comme pour Arris, était complice des envahisseurs. Ces traces esthétiques et intellectuelles du roman de Mechakra, tout comme celles des poèmes de la poète algérienne Anna Gréki que j'avais traduits également en langue arabe (traduction parue en 2020 chez les éditions Terrasses, sous le titre Juste au-dessus du silence), sont le reflet de ce lien sincère et dynamique que créent la langue et la traduction avec un texte littéraire.
-Vous précisez dans une présentation de votre projet que le roman de Mechakra épouse des préoccupations contemporaines, telles que l’identité. Qu’en est-il ?
Je dirai l'obsession par la question identitaire. Effectivement, Arris est un roman sur l'identité, mais je crois que Yamina Mechakra a voulu aborder cette question épineuse d'un point de vue psychologique. Etant elle-même psychiatre, Mechakra met en avant, dans son récit, le traumatisme provoqué par le déracinement identitaire, ce traumatisme qui va conditionner le développement émotionnel du personnage Arris, ainsi que son rapport au monde, à la nature, à sa femme et aussi à la langue. Arris est un personnage taciturne qui va se réfugier dans de longs soliloques et qui va s'identifier aux pierres, elles aussi muettes et arrachées à leurs sources.
Sa langue et ses pensées ne sont plus audibles, comme si ce déracinement avait créé un malentendu éternel avec le monde, d’une part. D’autre part, et comme je l’ai indiqué dans la réponse précédente, Mechakra place la mer Méditerranée au cœur de la problématique identitaire ; c’est par la mer qu’arrive le marin qui apporte avec lui ce dieu patriarcal qui mettra fin au règne de la déesse Araki et au système matriarcat. C’est également un marin qui va violer l’enfant Arris à l’hôpital, l’enfant qui se trouve forcé de quitter son terroir pour grandir dans une autre culture très différente de celle de sa mère. Et c’est par la mer qu’il va passer sa vie à traverser, au commandement d’un navire royal qu’Arris va fuir sa réalité pour tenter de trouver un sens à sa tragédie.
-Le passage permanent entre les langues parlées en Algérie marque votre travail (poésie, traduction, etc.). Qu’est-ce qu’une langue pour vous ?
D'abord une créature vivante, à l'image de l'homme et la plus belle de ses créations. Une langue est l'expression la plus sophistiquée de l'intelligence et de la sensibilité des humains et elle est loin d'être un simple canal de communication. Toute langue est un système de pensée, et par conséquent, toute langue propose sa propre vision du monde, de l'action, du temps, du rêve et de l'incertitude, mais aussi de la façon de nommer les choses et les phénomènes pour les faire naître : une chose qui n'a pas de nom n'existe pas, dans le sens où il faut nommer les choses pour qu'elles deviennent des entités intelligibles, avec des traits physiques et intellectuels identifiables.
Une langue crée aussi son propre système de filiation ; il suffit d'observer l'étymologie des mots pour constater à quel point une langue est le reflet de la complexité des parcours des humains et qu'on ne peut l'imaginer en dehors d'un rapport vivant, dynamique, et flexible avec ces parcours et ces expériences. Une langue ne doit pas être figée, une langue qui n'évolue pas est une langue morte. Enfin, la langue, comme disait Heidegger, est la maison de l'être, mais bien avant le philosophe allemand, les Arabes appelaient un vers de poésie «beyt» ce qui signifie maison.
-La vie intellectuelle en Algérie est marquée par la récurrence du différend entre des auteurs sur la question de l’usage des langues (arabe, tamazight, français). Comment l’expliquez-vous ?
Je crois que cette problématique linguistique s'explique par la récurrence des tentatives d'aliénation culturelle et identitaire subies par notre peuple à travers l'histoire. Comme je viens de le dire, une langue est une créature vivante et qui ne peut exister et évoluer qu'au sein d'une dynamique d'un rapport serein et décomplexé au monde et par conséquent aux autres cultures et langues. La colonisation avec ses procédés d'aliénation identitaire transforme la langue en un élément de résistance, empêchant son évolution naturelle et je dirai même son épanouissement. Car quand une langue se transforme en un élément de résistance identitaire, souvent, elle a tendance à se replier sur ses formes les plus traditionnelles et parfois les plus rétrogrades.
La question qu'on devrait se poser aujourd'hui, au-delà de la reconnaissance de nos langues nationales, avons-nous réellement décolonisé ces langues, les avons-nous libérées des complexes d'infériorité culturelle et des tensions et je dirai même des traumatismes du passé, en les impliquant dans une démarche sérieuse de connexion avec les réalités du présent, les différentes cultures et langues, mais surtout avec les préoccupations populaires, qu'elles soient sociales, politiques ou économiques ? Enfin, un écrivain algérien quand il choisit d'écrire en arabe, en tamazight ou même en français, se sent-il réellement chez lui ? Etait-il capable, quelle que soit la langue d'écriture, de se balader en pantoufles à l'intérieur de son texte ?
-Que faudrait-il faire pour dépasser ce lourd contentieux ?
J'ai préfacé ma traduction des poèmes d'Anna Gréki, avec un texte intitulé La traduction, comme unique littérature de relais, où j'avais souligné que la solution idéale face à la ghettoïsation linguistique et culturelle en Algérie serait la maîtrise des différentes langues nationales et culturelles algériennes, ce qui permettrait de décomplexer notre rapport aux langues et par conséquent réduire le champ des malentendus.
Notre système scolaire ne permettant pas de former des personnes bilingues ou même trilingues, la traduction pourrait devenir cette «langue de relais» qui va d'abord rendre accessibles les différentes productions littéraires et intellectuelles quelle que soit la langue d'écriture, mais qui va surtout placer chaque langue dans un rapport esthétique et culturel dynamique, détendu et vital avec les autres composantes linguistiques de notre identité et avec les différents lectorats. La traduction reste toujours pour chaque culture cette ressource sûre en souffles de vie.