Surnommée «la Rose des Aurès», sa région d’origine, Cheba Zoulikha, était parmi ces chanteuses ayant marqué de leur empreinte la chanson algérienne dans les années 1970 et 1980. Avec son énorme talent, sa voix sublime, sa classe et sa présence remarquable sur scène, de l’aveu de tous ceux qui l’ont connue dans le milieu artistique, elle était promue à une grande carrière.
Malheureusement, le destin en avait décidé autrement. Elle avait quitté ce monde dans la matinée du lundi 15 novembre 1993 à Alger. Le public connaisseur qui avait vécu l’âge d’or de la chanson algérienne dans les années 1970 et 1980 appréciait beaucoup les genres musicaux dans lesquels elle excellait à l’époque, à l’exemple du chaoui, du staïfi, du sahraoui et surtout du bédoui ou le ayeye, très cher à des chanteurs de renom, tel le maître Khelifi Ahmed.
Ce même public se souvenait de ses nombreuses apparitions dans des émissions télévisées, mais aussi à travers les enregistrements réalisés à l’époque de la radio et de la télévision algérienne (ex-RTA).
Des enregistrements que les nostalgiques peuvent encore voir et écouter grâce aux vidéos diffusées sur YouTube, et qui témoignent encore de ce précieux héritage légué par cette chanteuse partie à la fleur de l’âge. Le mérite de Cheba Zoulikha, comme celui des chanteuses de son époque, à l’exemple de Teldja, Meriem Wafa et autres, réside dans le fait d’avoir œuvré à la popularisation du patrimoine musical algérien, dans ses différents genres, en ressuscitant de nombreuses chansons traditionnelles.
De son vrai nom Hassina Louadj, Cheba Zoulikha est née le 6 décembre 1956 à la rue de Tunis dans la ville de Khenchela. Son père, Larbi Louadj, originaire de Bou Saâda, était un féru de théâtre. C’est lui qui avait transmis à sa fille l’amour de l’art. Son frère Aïssa était aussi un artiste amateur qui aimait jouer à la guitare pour le plaisir. Elevée dans cette ambiance, elle avait développé un don pour la chanson dès son jeune âge.
Elle donnait libre cours à sa voix enfantine dans les cérémonies familiales, alors qu’elle avait à peine 10 ans. Elle apprenait vite, encouragée par les membres de sa famille qui ne s’étonnaient pas des talents de cet enfant prodige. Elle imitait Aïssa Djermouni, Beggar Haddad et Ali Khencheli. Elle sera connue dans toute la ville de Khenchela.
Le déclic d’«Alhane oua chabab»
Dans son livre Les grandes figures de l’art musical algérien, paru aux éditions Cristal Print en 2003, l’auteur et chercheur Abdelkader Bendameche lui avait consacré une notice en page 185. Il note : «Aussitôt, elle attire l’attention d’un éditeur de la région qui décide de lui produire un disque 45 tours dans lequel elle enregistre Esbitar el aâli et Matebkich ya Salima, deux chansons qui vont avoir un succès retentissant à Khenchela, Guelma, Aïn Beïda et Souk Ahras.»
Sa célébrité dépasse les frontières de sa région. Progressivement, avec bonheur, elle fait du chant sa raison de vivre. Elle excellait dans le terroir auressien, conté admirablement dans de longs poèmes anonymes, portés haut par une femme terriblement empreinte de la culture orale. En 1968, la jeune chanteuse arrive à Alger. Elle rencontre le poète Abderrahmane Kassem qui lui écrit des chansons.
C’est le début d’une longue et enrichissante collaboration. Mais c’est l’émission «Alhane oua chabab», s’intéressant à l’époque aux jeunes talents dont elle était aussi un passage obligé vers le milieu artistique, qui avait été le déclic pour Cheba Zoulikha. En 1976, au cours de cette émission, elle avait interprété un succès, la célèbre chanson Sob errachrach qui l’avait révélée au grand public. Une véritable découverte pour cette jeune fille des Aurès, qui s’est illustrée d’une manière exceptionnelle, alors qu’elle n’avait pas encore bouclé ses vingt ans.
Cette œuvre, très connue aujourd’hui dans de nombreux pays arabes, sera chantée par des générations d’Algériens. Elle fera la notoriété de Zoulikha Louadj, et marquera le titre de son premier album. «Cheba Zoulikha s’affirme de plus en plus sur la scène artistique nationale à partir d’Alger en côtoyant Maâti Bachir, Khelifi Ahmed, Cherif Kortobi et le monde de la radio et de la télévision baignant dans une atmosphère très fertile à la création et à l’activité musicales», ajoute Abdelkader Bendameche dans sa notice. Zoulikha Louadj connaîtra d’autres succès en 1976 avec des chansons comme Cheche el khater cheche, Yali thabouna, Ya Rabi wah et surtout Youmma, qui rendait hommage à toutes les mères. En 1978, elle avait 22 ans quand elle vécut sa première et unique expérience au cinéma dans le film L’olivier de Boulhilet.
(Dans le film L'olivier de Boulhilet)
Un long métrage de Mohamed Nadir Azizi, produit par l’ex-Office national du cinéma et de l’industrie cinématographique (ONCIC), d’après un scénario de Khaled Benmiloud, tiré d’un conte radiophonique de Malek Haddad. Zoulikha avait incarné le rôle de la bien-aimée de Belkacem (Azzedine Medjoubi), jeune chômeur habitant le village saharien de Boulhilet, qui se voit confier par Bouacha (Himoud Brahimi), un vieux derviche, le secret de l’olivier, seul arbre plantureux et véritable mystère dans ce désert de pierres. Belkacem, qui rêve de l’épouser, n’a pas encore les moyens. Il décide de changer sa condition en creusant un puits pour trouver l’eau et devenir riche.
Mais la découverte de l’eau, qui deviendra une propriété de la collectivité, provoquera des changements au village et sera mal vécue par Belkacem. Il finira par perdre sa bien-aimée, qui sera mariée à son rival San Rémo (Abdelhamid Habbati). Bien qu’elle s’est vu accorder un rôle assez court aux côtés de comédiens chevronnés, comme Mohamed Kechroud, Mohamed Mokhtari, Mohamed Salah Touache et Mohamed Ouchene, Zoulikha l’a bien campé, réalisant une prestation honorable. On gardera de ce film cette belle image dans laquelle elle échangeait un merveilleux sourire avec Belkacem devant la porte de sa maison. Une image qui restera gravée dans l’histoire du cinéma algérien.
Début d’une belle carrière
Pour confirmer et mener une carrière artistique, Cheba Zoulikha devait s’installer à Alger, comme pour les nombreux artistes issus des autres régions de l’Algérie. Elle traverse des moments difficiles. Des épreuves qu’elle arrive à surmonter grâce à l’aide de son amie fidèle Rachida. Cette dernière est restée à ses côtés jusqu’aux derniers moments de sa vie. Elle avait fini par trouver finalement un logement à la cité Jolie Vue, à Kouba. Zoulikha Louadj connaîtra le succès en 1977, lors des semaines culturelles algériennes au Koweït et aux Emirats arabes unis.
En une année, elle était au sommet de sa gloire. Elle s’était illustrée également dans les tournées organisées à travers les wilayas où le public avait beaucoup apprécié ses chansons puisées dans le patrimoine et qui représentaient ses goûts et ses passions.
Douée d’une voix extraordinaire, capable d’interpréter 6 modes du genre ay eye, Cheba Zoulikha, avec l’aide notamment de Maâti Bachir, qui lui avait proposé de nombreuses chansons, ainsi que les conseils de Khelifi Ahmed, elle connaîtra une ascension fulgurante. Parmi ces plus célèbres albums, on retrouve celui de Rekebni behdak enregistré en 1978 sur des paroles et musiques de Kamel Hamadi et qui comprend les titres Triq Annaba, Ya ndjoum fessama, Essayd, Khatri Mechtoun, Ya baba laaziz, Guelbek hdjar, Douira fi bladi.
C’est durant les années 1980 qu’elle enchaînera les enregistrements et les albums. Avec une trentaine de cassettes, Zoulikha s’imposera comme la voix la plus convaincante du bédoui de l’Est algérien dans ses variantes auressienne, sétifienne et saharienne. Toujours souriante, le visage rayonnant, elle interprétait avec passion, chantant l’amour de la mère, l’exil, la nostalgie, l’espoir, la douleur de la séparation, la condition humaine, le destin, mais aussi la joie et l’espoir. Elle était connue aussi pour être une femme sensible, timide et réservée, mais surtout généreuse, aimable et forte de caractère.
Sa dernière intervention télévisée remontait au mois de février 1992 à l’occasion de l’émission télévisée du «Téléthon» organisé pour collecter des dons au profit de la construction de Diar Errahma à travers cinq régions du pays. La chanson choisie Ya rabi ya aali derjet évoquait la mort et la miséricorde. Le mal la rongeait déjà. Elle souffrait de douleurs atroces au mois de février 1992, selon le témoignage de son amie Rachida, qui l’avait accompagnée dans sa longue période de soins.
Les premiers signes d’un cancer qui l’avait affectée ont fait leur apparition. Elle commença à subir des examens avant de suivre des soins de chimiothérapie à l’hôpital Mustapha Pacha à Alger. Son état de santé s’était dégradé. Elle décédera chez elle à Alger dans la matinée du lundi 15 novembre 1993. Elle n’avait que 37 ans. Elle a été enterrée par sa famille à Khenchela.
Peu après sa mort, une émission conçue par Hamida Ryma et Mohamed Ahcene Kadi, diffusée à la télévision algérienne, avait permis aux Algériens de découvrir de nombreuses facettes de la vie de cette grande chanteuse qui aurait pu faire une carrière exceptionnelle. Durant sa courte carrière, Cheba Zoulikha avait interprété une quarantaine de chansons et enregistré des albums et une trentaine de cassettes.
Certaines chansons écrites et composées peu avant sa mort n’ont pu être enregistrées. Son album le plus célèbre demeure celui qui regroupe sa chanson la plus populaire Sob rachrach, en plus d’autres titres comme Yemma wach issabarni, Yemma dhalmouni, El ghorba, Ya rayeh goulou.
En 2022, un vibrant hommage lui a été rendu à l’Opéra d’Alger Boualem Bessaieh, lors d’une soirée qui a vu défiler de jeunes chanteurs pour reprendre ses plus beaux titres. Elle méritait bien tous les honneurs.