Hasni Abidi. Politologue à l’université de Genève et directeur du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et la Méditerranée (Cermam) : «La sécurité nationale d’Israël fait partie de celle des Etats-Unis»

18/02/2024 mis à jour: 02:13
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Photo : D. R.

Observateur averti et assidu des évolutions de la géopolitique mondiale et leur impact sur le monde arabe notamment, le politologue Hasni Abidi ne croit pas trop à la possibilité d’une révision significative par la Maison- Blanche de sa façon de traiter avec Tel-Aviv, malgré les tensions générées par la guerre de Ghaza. Auteur entre autres des ouvrages Le Moyen Orient, le temps des incertitudes et Le Moyen-Orient selon Joe Biden, il recentre dans l’entretien qui suit les enjeux des relations entre Washington et l’Etat hébreu, dans un contexte marqué par la proximité d’une présidentielle américaine décisive et une rivalité internationale exacerbée.

  • Les points de désaccord entre Washington et Tel Aviv sur la conduite de la guerre à Ghaza s’affichent au grand jour depuis quelque temps. Selon la presse américaine, l’Administration Biden serait au bord de la rupture avec Netanyahou... Crise réelle ou partage des rôles, selon vous ?

Il s’agit-là d’une évolution, pas d’une révolution. Un ton différent et une approche plus critique ne font pas une nouvelle politique. Les timides critiques assurent un service après-vente à la politique menée par Israël et ne traduisent pas un infléchissement américain.

L’Administration Biden a affiché dès le départ un soutien indéfectible à l’Etat hébreu sur le plan militaire, économique et diplomatique. La Maison-Blanche a refusé de faire usage de ses atouts multiples au début de la guerre contre Ghaza pour contenir son allié  et limiter le bilan terrible de la punition collective décidée par Israël.

Ce n’est pas à la veille d’une campagne électorale difficile que le président sortant va faire une entorse à la règle aux Etats-Unis : la politique étrangère ne fait pas gagner les élections, mais elle fait perdre. Biden a maintenu le veto au Conseil de sécurité pour une simple aide humanitaire ou pour une trêve limitée.

Le candidat Biden est soucieux de préserver son électorat, dont une composante est très critique à son égard. Mais une autre composante, la plus importante, est enthousiaste de voter pour un président qui n’a jamais dissimulé son soutien inconditionnel à Israël.

L’administration démocrate espère gagner du temps pour arracher une  normalisation des relations entre l’Arabie Saoudite et Israël et cherche à faire miroiter ce deal pour convaincre le gouvernement israélien de mesurer sa guerre à Ghaza. Un glissement dangereux de la question palestinienne d’une résistance contre l’occupation et une paix juste à une paix transactionnelle.

En revanche, il est illusoire de croire au «Grand prix» rêvé par le président Biden en cas d’un accord de paix entre l’Arabie Saoudite et Israël. Oui, le royaume wahhabite est le nouveau poids lourd du monde arabe et musulman sur les plans économiques et religieux, mais normaliser avec Israël ne signifiera en rien l’avènement de la paix dans la région.

Encore moins, d’une légitimation religieuse ou panarabe de la normalisation.  L’Egypte est passée par un traité de paix en 1979 sans pour autant que la région s’installe dans la paix et la prospérité. L’Occident plaide pour une paix froide signée et validée par des régimes politiques et non pas par les peuples. Israël est conscient des limites de cette paix.

Pour lui, seuls les régimes qui détiennent le pouvoir sont utiles et ne constituent plus une menace. Les autres justement, en Palestine, au Yémen, au Liban, en Irak et en Syrie, leur sort  est scellé : ils seront classés terroristes et seront combattus, y compris  par les Etats arabes qui craignent l’émancipation de ces mouvements.

  • Au-delà de la protestation interne à laquelle il fait face, le staff aux affaires actuellement à la Maison- Blanche redouterait des retombées sur l’image et l’influence de la puissance américaine en tant qu’acteur majeur historique au Moyen-Orient. Que risque réellement Washington à ne pas se démarquer de l’aveuglement du gouvernement israélien à Ghaza  ?

Les dégâts sont énormes en matière d’image, mais les Etats-Unis  ont  cette capacité  de résister aux critiques et de pouvoir rebondir. Le softpower américain est certes décisif, mais la première puissance au monde a consolidé son statut grâce surtout au hardpower : sa capacité nucléaire militaire et sa force de frappe sur le plan économique.

Les Américains ne sont pas sensibles à une perte d’influence et de crédibilité dans l’espace arabo-musulman. Leur stratégie est orientée vers les élites dirigeantes et non pas les opinions publiques et l’humeur de la rue arabe. Washington ne montre pas des signes d’inquiétude tant que les régimes en place remplissent leurs cahiers des charges.

Cette stratégie est certes limitée dans le temps, c’est pourquoi le président Biden veut circonscrire le conflit et  presse le chef du gouvernement israélien à «finir le travail» le plus tôt possible pour éviter une escalade régionale.

L’autre source d’inquiétude réside dans les parts de marché en politique internationale gagnés par ses rivaux  : la Chine, la Russie et les puissances régionales. Ce scénario  a accéléré la formation d’une nouvelle forme de gouvernance mondiale dans laquelle les Etats-Unis n’ont plus le leadership. En attendant cette relève en construction, Washington a suffisamment de ressources  pour consolider son pouvoir et sa capacité de nuisance pour éloigner ses rivaux.

La guerre en Ukraine et celle contre Ghaza sont deux séquences qui ont largement mis à l’épreuve l’ordre international porté par les Etats-Unis depuis la chute du mur de Berlin. Désormais, le monde est entré dans une transition vers un système non identifié. C’est la phase la plus critique de cette décennie. Les Américains reconnaissent  que le système international est en fin de course. Ils ne veulent pas être disqualifiés dans le nouveau.

  • Le parrainage US accordé historiquement à Israël s’est manifesté comme rarement à travers l’alignement diplomatique  inconditionnel sur les plans de Tel-Aviv et l’octroi d’aides décisives, en armements et en financements, à l’occasion de cette guerre contre le Hamas. Qu’est-ce qui fait que Netanyahu montre finalement autant d’«ingratitude» à son protecteur ?

Biden n’est pas le candidat préféré de Netanyahu pour les prochaines élections présidentielles américaines. Quant au président Biden, il n’a jamais été un fervent soutien de Netanyahu lors des élections en Israël.

L’actuel président américain a servi en tant que vice-président durant les deux mandats du président Obama. Il a vécu en direct comment les gouvernements israéliens ont torpillé les initiatives américaines de relance de processus de paix. La demande de gel des colonies en Cisjordanie a suscité un tollé contre Obama. Netanyahu a fini par snober la Maison-Blanche et ses différents locataires.

Israël est un enjeu interne pour l’establishment américain. Tout chef de gouvernement israélien dispose de nombreux leviers puissants en Amérique pour réduire la marge de manœuvre des hommes politiques, sans oublier la conviction des Présidents américains de la centralité d’une relation privilégiée avec Israël. On arrive à une conclusion selon laquelle la sécurité nationale d’Israël fait partie de celle des Etats-Unis. Une telle proximité est inédite dans les relations internationales.

  • Dans quelle mesure l’irruption du paramètre Trump, en tant que candidat en puissance à la Maison-Blanche dans moins d’une année, peut-il accentuer la pression et brouiller les cartes pour l’actuelle présidence américaine ?

On se dirige vers une surenchère  entre le président sortant et Trump. Les  deux hommes sont pourtant convaincus de la pertinence d’une relation fusionnelle avec Israël qui, pour la première fois, est dans une position confortable. Moins brutal, le président Biden a non seulement accédé à toutes les demandes israéliennes, mais tient à assurer un service après-vente à tout ce qu’entreprend l’Etat hébreu.

La perspective de la compétition pour la Maison-Blanche accentue la pression sur le candidat Biden qui doit montrer son attachement à la sécurité d’Israël, en dépit  des critiques sur l’emploi excessif de la force et le nombre très élevé de victimes à Ghaza.

Trump a déjà choisi son camp lors de son mandat marqué par le transfert  de l’ambassade américaine à Jérusalem et son parrainage des accords d’Abraham. Le président Biden est coutumier d’un récit qui fait référence à la solution des deux Etats. Ce n’est pas le cas de Trump.

Trump arrive, tout le monde se prépare. Tel est le slogan des prochains mois. ‎L’Amérique est plus polarisée que jamais. Elle est profondément divisée entre une droite conservatrice et une gauche libérale.

Les conséquences sur le plan international seront certaines et déterminantes : si la Chine et la Russie parviennent à tirer leur épingle du jeu, l’Europe et le Moyen-Orient  risquent d’entrer dans une phase de  grande incertitude.  

 

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