Dans l’entretien accordé à El Watan, le jeune essayiste Ali Chibani évoque le long combat du poète Jean El Mouhoub Amrouche (1906-1962) pour la dignité de son peuple. «Ses écrits prouvent aussi que Jean Amrouche s’est, dès son adolescence, assigné la mission d’être «la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, comme l’écrit Aimé Césaire», souligne-t-il. S’agissant de la nécessaire réhabilitation de cette figure majeure de la littérature et du combat politique, l’auteur est sans appel : «Ceux qui connaissent le parcours politique, journalistique et littéraire de Jean Amrouche sont admiratifs et reconnaissants. Ceux qui l’ignorent parce qu’ils n’ont pas eu l’opportunité d’entendre parler de lui peuvent le faire en découvrant son œuvre, et c’est là le seul hommage valable que l’on puisse rendre à un écrivain. Quant à ceux qui veulent le faire oublier, je suis certain qu’ils ne reconnaîtront jamais l’importance qu’a eue cet homme d’exception dans l’histoire de la première moitié du XXe siècle.»
- Jean Amrouche, dont on commémore le 60e anniversaire de sa mort, s’est engagé depuis les années 40 dans le combat pour l’égalité des droits et l’abolition du Code de l’indigénat. Le contexte de l’époque, particulièrement les massacres du 8 Mai 1945, a fini par convaincre cet auteur de la nécessité de libérer son pays…
On croit souvent que Jean Amrouche a pris conscience de sa situation de colonisé et de la violence de la colonisation à partir de 1945. Cependant, sa correspondance avec André Gide, commencée en 1928, montre que cette conscience est bien plus ancienne chez lui. N’oublions pas que son second recueil, publié en 1937, soit 20 ans avant Nedjma de Kateb Yacine, renvoie à l’emblème algérien dès son titre Etoile secrète.
Ses écrits prouvent aussi que Jean Amrouche s’est, dès son adolescence, assigné la mission d’être «la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche» comme l’écrit Aimé Césaire. En se faisant le porte-parole de son peuple, Jean Amrouche avait parlé de sa culture maternelle pour combattre le discours colonial qui la dévalorisait. D’où la traduction des Chants berbères de Kabylie en 1939.
Les années 40 sont importantes dans la vie de Jean Amrouche car, avec la Seconde Guerre mondiale et son engagement dans la Résistance française, l’écrivain kabyle entre définitivement et brutalement dans l’action politique au sens restreint du terme. Par l’intermédiaire d’André Gide, il rencontre le général de Gaulle à Alger. Cette rencontre a changé le point de vue et le discours du général sur la colonisation.
Témoin de cette importance, Edgar Faure écrit : «Jean Amrouche fut, sans doute, l’homme qui, en raison à la fois de sa francisation parfaite et de sa fidélité algérienne, avait le plus fortement influencé le général de Gaulle dans la conception progressiste qu’expose son discours.»
C’est en effet Jean Amrouche qui a convaincu de Gaulle de renoncer à l’expression «Empire français» pour la remplacer par «Union française» dans son discours de Constantine en 1943 et de Brazzaville en 1944, reconnaissant ainsi une existence à part entière aux pays colonisés qui deviennent, par cette expression, les égaux de la France et non ses sujets.
Toujours pendant la Seconde Guerre mondiale, Jean Amrouche est le seul intellectuel à avoir dénoncé avec la plus grande fermeté l’humiliation du peuple tunisien à travers la déposition de Moncef Bey, remplacé par l’amiral Estevès qu’il qualifie de traître et de vichyste. Ces propos pouvaient lui coûter la vie.
Seulement, pendant toutes ces années, Amrouche continue d’espérer une fin pacifique du colonialisme. Il est désillusionné après le 8 mai 45, quand, informé par Marcel Reggui, il apprend l’ampleur de la répression coloniale en Algérie.
Il s’y rend alors pour une enquête et traverse le pays dans le but de vérifier personnellement les massacres perpétrés par le colonisateur. Il s’engage dès lors à défendre, par tous les moyens dont il dispose, d’abord une «large autonomie» algérienne et, très rapidement après, son indépendance tout en agissant de façon à éviter une guerre.
Ainsi, dès 1953, il cherche à alerter son réseau d’amis en France sur le fait que «là-bas, [en Algérie], ils sont tous prêts pour la guerre», espérant un sursaut collectif qui éviterait un bain de sang. Mais en mars 1954, il se rend à l’évidence comme le prouve son Journal : «César, à propos des Germains : “Ils n’acquerront pas par la sueur ce qu’ils peuvent obtenir par le sang.”»
- Au déclenchement de la guerre, Amrouche a plaidé sans faiblir la cause du peuple algérien en lutte dans de nombreux écrits dans la presse, y compris dans El Moudjahid…
Il a plaidé la cause du peuple algérien et des peuples colonisés dans des poèmes, des articles de presse, dans des conférences données en France et dans d’autres pays du monde, comme le Maroc, l’Italie et la Suisse. Il était aussi aux Congrès des écrivains et des artistes noirs.
Ces tribunes étaient très importantes car, au début de la guerre, très peu d’intellectuels français osaient s’exprimer publiquement et les Algériens étaient très peu audibles.
D’ailleurs, si le nom de Jean Amrouche ne figure pas dans le Manifeste des 121 signé par les intellectuels français en 1960, c’est parce qu’il avait considéré qu’il était trop tard pour que cette initiative, qu’il a essayé vainement d’initier au plus fort de la guerre, soit d’une importance quelconque dans la suite des événements.
- Cet engagement n’était pas sans conséquence : Amrouche se brouillera avec sa belle-famille, ses amis, Camus, entre autres…
La brouille avec Camus était plus ancienne et n’avait pas de lien avec la guerre d’indépendance. Néanmoins, après le 1er Novembre 1954, Amrouche a insisté auprès de son ancien ami pour qu’ils joignent leur voix dans le but d’influer sur le cours de l’histoire et de précipiter l’indépendance de l’Algérie.
Comme le mentionne Réjeanne Le Baut dans son livre Albert Camus, Jean Amrouche. Des chemins qui s’écartent, Camus a axé ses quelques interventions sur la tragédie humanitaire qu’était la guerre et non sur le problème politique qu’est la colonisation.
L’auteur de L’Etranger a donc refusé la main tendue par celui qu’il considéra comme son «frère de sang», préférant une démarche solitaire dans l’espoir d’obtenir une trêve. L’écrivain français d’Algérie voulait, dès Mai 45, que la France puisse «reconquérir» (terme qui ressort étrangement dans le débat politique français actuel) l’Algérie, en assimilant cette fois les indigènes.
Cette différence de points de vue est manifeste dès 1946. Lors d’une émission radio à laquelle les deux hommes ont participé avec Ferhat Abbas et Kaddour Sator, Amrouche considérait qu’il y avait «en Algérie l’éveil d’une conscience politique qui ouvre la voie vers la constitution d’une conscience nationale», Camus affirmait que les Algériens étaient constitués de «7 millions d’hommes [qui] sont des illettrés et par conséquent bien empêchés de se déterminer collectivement.»
En 1957, Amrouche comprend qu’il n’aura pas sur Camus, dont il n’appréciait pas la «rhétorique barrésienne» (Journal), l’influence qu’il a pu avoir sur André Malraux. Il cesse d’espérer un quelconque changement de point de vue de celui qui fut son ami. Il exprime même son irritation dans un échange épistolaire avec Janine Falcou-Rivoire, une auditrice de ses émissions : «Son inconfort, dans la solitude glorieuse, est très confortable.
Cela lui permet de s’évader dans une attitude faussement noble, et de forger des formules aussi émouvantes que stupides : “Je défendrai ma mère avant la justice”. Moi, j’ai dû rompre avec ma mère, parce que la cause de la justice, c’est-à-dire celle de millions de mères algériennes, passe avant la mienne. Je ne le crie pas sur les toits.»
L’attachement d’Amrouche à l’indépendance de son pays et de tous les pays colonisés lui a en effet valu bien des ruptures et des inimitiés. Même sa belle-famille lui a adressé une lettre de rupture après une conférence organisée le 27 mai 1956 par le Comité des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, à Paris et à laquelle avaient notamment participé Jean-Paul Sartre et Aimé Césaire.
Bien des politiciens et des intellectuels européens voyaient en lui un «traître» à la nation dont il maîtrise pourtant la langue et connaît la culture mieux que quiconque. Jean Paulhan s’inquiétait même du «terrible ressentiment qu’il [Jean Amrouche] a contre la France et dont, ajoutait-il, je ne vois pas trop ce qui pourrait le guérir».
En plus de ses ruptures, Amrouche a perdu son emploi. Dans une question écrite, le député français Jean Legendre avait demandé le limogeage de celui qui travaillait comme rédacteur en chef à la radio car – dégainant l’argument colonial le plus utilisé à l’époque – ses tribunes publiées dans la presse porteraient «atteinte au moral de l’armée».
Toujours selon le même député, Amrouche «prononce un véritable plaidoyer en faveur de la “représentativité” des rebelles et des assassins, tandis qu’il conteste celle des “élus d’Algérie”». Michel Debré, le Premier ministre de l’époque, et me semble-t-il à l’insu du général de Gaulle, accède à cette demande. Il licencie Amrouche de Radio France dont ce dernier est devenu une des figures les plus représentatives après qu’il y a inventé les entretiens littéraires. Mais Radio Genève lui ouvre ses ondes pour que sa voix continue d’être entendue.
- Jean Amrouche jouera un rôle d’intermédiaire entre le FLN et de Gaulle, dont il était proche. Il favorisera, grâce à ses relations, l’ouverture d’un dialogue entre les différentes parties...
Dès 1953, Amrouche considère que de Gaulle est le seul homme politique français à pouvoir résister aux pressions des Européens d’Algérie. A son retour, le général le charge d’une mission secrète. Il devait être son émissaire auprès du FLN et l’émissaire du FLN auprès de lui. Cette mission a été accomplie malgré tous les dangers qu’elle représente. En effet, au sein même du FLN, un certain nombre de leaders avaient en haine Jean Amrouche trop pacifiste à leur goût.
Ferhat Abbas lui a ainsi déconseillé de se rendre personnellement en Egypte ou en Tunisie pour convaincre le Comité de Coordination et d’exécution (CCE) de la nécessité d’accepter le dialogue avec de Gaulle qui s’interroge : «S’ils n’ont pas, ce qui paraît être le cas, confiance en vous, qui êtes Algérien, en qui pourraient-ils avoir confiance ?» Abdelhafid Boussouf est allé jusqu’à le qualifier, dans El Moudjahid, d’«âme servile».
- Jean Amrouche a entretenu une amitié forte avec Abderrahmane Farès. Il aurait, dit-on, participé à la rédaction des Accords d’Evian. Qu’en est-il au juste ?
C’est Nabile Farès qui m’a appris cela lors d’un entretien que je faisais avec lui pour un article de presse. D’après l’auteur de Yahia pas de chance, Jean Amrouche et Abderrahmane Farès ont tôt compris que l’indépendance de l’Algérie était inévitable. Ils ont alors décidé d’écrire ce qui allait servir de support aux négociations d’Evian. Bien sûr, leurs analyses et propositions étaient adressées au FLN et à de Gaulle. Les deux parties apportaient les modifications que chaque camp jugeait utiles. Ce serait la raison pour laquelle les négociations ont pu commencer très rapidement après la déclaration du cessez-le-feu.
- Que dit Nabile Farès de cette amitié ?
Nabile Farès évoquait avec une grande émotion Jean Amrouche. Il se souvenait que celui-ci allait chez eux dès qu’il avait envie de parler en kabyle ou de manger aghrum uquran. Pour ce qui est de l’amitié de Jean Amrouche et d’Abderrahmane Farès, il n’en parlait pas beaucoup. Chacun des deux hommes vouait à son compagnon de lutte la plus grande amitié et le plus grand respect.
Je crois qu’en vérité, ils avaient besoin l’un de l’autre puisqu’ils ne pouvaient pas se fier à grand-monde. Mais surtout quand il s’agissait de parler de l’Algérie, ils se retiraient. Nabile Farès se souvenait d’avoir, lors d’une balade sur les bords de Seine, demandé à Jean Amrouche les raisons du silence de Camus. Amrouche lui a répondu que cela pouvait s’expliquer par le fait qu’il avait déjà dit ce qu’il avait à dire. Ce témoignage m’a marqué, car il montre que Jean Amrouche ne nourrissait aucune hostilité à l’égard de Camus.
- Nous constatons qu’aucun événement officiel n’est organisé en Algérie pour célébrer là un intellectuel engagé dans le combat libérateur. Pourquoi ?
Avant sa mort, Jean Amrouche a été nommé, par Abderrahmane Farès, ministre de la Culture de l’Exécutif provisoire, tandis que de Gaulle le réhabilitait à son poste à la RTF. Après sa mort le 16 avril 1962, le geste le plus remarquable fut accompli par une délégation du FLN qui jetait sur son cercueil une poignée de terre apportée d’Algérie. Après cela, ni l’Algérie ni la France n’ont accordé une quelconque place à Jean Amrouche.
Jean Amrouche a fait un choix pour lequel la France, tant qu’elle est en grande partie nostalgique de la colonisation, lui tient et lui tiendra toujours rigueur, dût-elle, pour cela, oublier son rôle de Résistant d’abord en Tunisie, puis à Alger, ou encore son rôle dans la structuration du monde de l’information dans la France libérée. Il ne devrait pourtant pas être anodin de dire que Jean Amrouche a intégré le cabinet du directeur de l’Information, Henri Bonnet, à la demande du Comité français de libération nationale (CFLN).
Mais les autorités officielles françaises peuvent-elles accorder leur reconnaissance à un homme qui voyait en la colonisation ce qu’il appelait «ce nazisme d’avant Hitler» ? Même à l’université, quand il nous a été donné d’étudier l’histoire des revues littéraires françaises, le nom de Jean Amrouche, fondateur de L’Arche, ne fut pas prononcé par l’enseignant. Quant à l’Algérie, elle ne fait pas de place à son nom et cela n’a, hélas !, rien de surprenant. Je crois que sa foi chrétienne n’est pas le véritable motif de ce boycott.
Le pays dont Amrouche a rêvé – une Algérie ouverte sur le monde, accueillant toutes les cultures et toutes les religions, valorisant son histoire et ses langues, tournant le dos à la superstition pour être actrice du progrès scientifique mondial – est mort avec lui.
Il faut dire qu’Amrouche lui-même n’avait pas d’ambition personnelle à assouvir au titre de son combat pour l’indépendance de son peuple. C’est ce qu’indique une lettre dans laquelle il annonce, à l’avocat marocain El Hachemi Cherif, ce qu’il compte faire après l’indépendance : «Je dirai ce que j’ai vu des héros, aux temps de la lutte noire quand on ne voulait voir en eux que des assassins. Après quoi je n’aurai plus qu’à me taire à leur sujet puisque, cessant d’être des héros, ils seront devenus généraux, ministres, ambassadeurs et présidents de Conseil. […] Mon royaume n’est pas leur royaume.»
- La réhabilitation de Jean Amrouche s’impose…
Le réhabiliter aux yeux de qui ? Dans quel but ? De quelle manière ?
Ceux qui connaissent le parcours politique, journalistique et littéraire de Jean Amrouche sont admiratifs et reconnaissants. Ceux qui l’ignorent parce qu’ils n’ont pas eu l’opportunité d’entendre parler de lui peuvent le faire en découvrant son œuvre et c’est là le seul hommage valable que l’on puisse rendre à un écrivain. Quant à ceux qui veulent le faire oublier, je suis certain qu’ils ne reconnaîtront jamais l’importance qu’a eue cet homme d’exception dans l’histoire de la première moitié du XXe siècle. Et c’est dans l’ordre des choses. Car, plus qu’un nom, Jean Amrouche est un projet poétique et politique.
Le fait que les artistes et politiciens algériens, toujours victimes de la fascination coloniale, soient aujourd’hui plus prompts à honorer la position de Camus sur la colonisation et à ignorer Amrouche malgré ses sacrifices pour l’indépendance en dit long sur la faillite de notre bon sens et sur le détournement du fleuve de l’histoire de l’Algérie indépendante. Je ne parlerai donc pas de «réhabilitation» – d’ailleurs, si elle devait se faire aujourd’hui, je doute qu’elle soit sans trahir l’image et le combat de Jean Amrouche – mais de nécessité de travailler à connaître et à faire connaître son œuvre et sa pensée.
Organiser, en Algérie, un colloque international sur l’œuvre et le parcours de Jean Amrouche, réunissant des littéraires et des historiens. Pourquoi pas ? Ce qui est sûr, pour l’heure, est qu’il faut cesser de faire de Jean Amrouche une enseigne publicitaire à laquelle on accrocherait son nom pour être mieux visible. De même, il est urgent d’arrêter de présenter Jean Amrouche comme un homme qui a «souffert de sa condition», faisant de lui un être qui n’aurait eu que la faiblesse à offrir au monde.
En plus d’être bêtement simpliste et en décalage complet avec son œuvre poétique, cela est réducteur, contre-productif et contraire à ce que Jean Amrouche a été : un homme de convictions qui, quel qu’en fût le prix, n’a jamais manqué ni de force, ni de courage quand il s’est agi de défendre sa «famille humaine» comme il l’écrit dans Cendres.
Enfin, il faut surmonter cette paresse intellectuelle qui empêche l’analyse profonde de la création poétique et des discours politiques de Jean Amrouche. On ne voit toujours pas qu’il est un précurseur dans l’analyse du racisme colonial, de ses ressorts et de ses effets sur le colonisé.
Amrouche a dressé avec finesse le «portrait du colonisé et du colonisateur» bien avant Fanon, Césaire et Memmi qui fut son élève.