Soixante-huit ans sont passés sur les massacres de Mai 1945, commis par l’armée coloniale à Kherrata (Béjaïa), mais le souvenir de cette journée effroyable et les atrocités dont elle a été le théâtre peinent à s’estomper, affirment des témoignages de survivants qui en sont marqués encore au fer rouge et que le temps n’a été d’aucun secours pour tempérer les douleurs vécues et les cruautés subies.
«J’en tremble encore, comment oublier !» tranche Saïd Allik, 91 ans, qui, outre sa santé vacillante, est encore terrassé par les réminiscences des détails de la barbarie qu’il a dû voir de ses propres yeux, lui qui n’avait alors que 13 ans, et qui a été confronté à la scène ignoble de la mort de ses parents.
Son père, sa mère, son frère et sa petite sœur, âgée à peine de quatre ans, ont tous été «passés par les armes à l’intérieur de la maison familiale, froidement et sans le moindre alibi», se souvient-il, ajoutant que la haine qui animait les troupes assaillantes était telle que «même les animaux domestiques (chien, âne et poules) ont été voués à l’exécration».
Les événements se sont précipités après, provoquant surtout une répression aveugle d’une rare cruauté. Par vengeance, des milliers de citoyens ont alors été arrêtés, brutalisés et conduits, par camions, vers les gorges de Kherrata, situées à la sortie ouest de la ville, d’où ils ont été voués à la mort, en se faisant catapultés du haut de la route, vers la rivière située en contrebas, à quelque 100 mètres de profondeur, dans des situations bestiales absolues.
Les corps, parfois d’enfants, ainsi jetés, s’écrasaient d’abord sur les parois rocheuses du lieu, avant d’arriver déchiquetés au fond de l’oued qui, en fin de journée, a fini en couleur pourpre, confiait en 2019 à l’APS, juste à quelques mois avant de tirer sa révérence, le moudjahid Lahcène Bekhouche, témoin oculaire de ces crimes, alors qu’il n’avait que 15 ans. Da Lahcène, dont le nom est associé directement à ces horreurs, s’en est sorti miraculeusement.
Il avait tout vu, lui qui a été soumis, au même moment, à l’échafaud, dressé sur le pont Hanouz, s’y trouvant pour exécuter des Algériens, dans une théâtralité morbide et furieuse. Les soldats préposés à cette sordide besogne faisaient monter sur le parapet du pont des jeunes hommes attachés avec du fil barbelé, puis les balançaient dans le vide en se gaussant de l’écho que les corps des victimes rendaient en raflant les parois rocheuses des gorges.
Ils ont fait de leur sinistre tâche un rituel qui a duré plusieurs heures, et durant lesquelles le docteur Hanouz (d’où le nom du pont) et ses enfants ont dû le subir dans leur âme. Sauvé in extremis par un soldat, visiblement sensible à son âge, Da Lahcène n’en est pas mort certes, mais a été condamné à cette sentence au tribunal de Constantine, qui finalement n’a pas été exécutée. Il a, par contre, passé plusieurs mois en prison. A sa sortie, Da Lahcène s'est engagé immédiatement dans la révolution, tout autant que son ami Said Allik.
L’histoire des massacres de Kherrata raconte d’effroyables journées qui ont duré jusqu’en 21 mai 1945, sans interruption, de Kherrata jusqu’à Melbou sur un rayon de 50 km, et au cours desquelles, la mort a été exercée dans tout son effroi.