Il était à la tête de la harka des Beni Boudouane / Bachagha Boualem : un notable au service de la France

21/11/2024 mis à jour: 12:37
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Il Qui était le Bachagha Boualem, ce chef tribal dont l’évocation fait fatalement penser à la guerre qu’il a menée avec acharnement contre le FLN à la tête de la harka des Beni Boudouane, dans l’Ouarsenis ? Petite enquête biographique sur le harki le plus célèbre de l’histoire…

 

Par Mustapha Benfodil

 

 

Son nom est passé à la postérité comme l’incarnation même de la figure du harki. Lui, c’est Saïd Benaïssa Boualem, plus connu sous le nom de Bachagha Boualem, «bachagha» étant un titre honorifique emprunté par le pouvoir colonial à l’onomastique administrative ottomane pour honorer des dignitaires arabes parmi ses serviteurs les plus zélés. Et c’était précisément le cas de Saïd Boualem. 

De fait, l’homme aura beaucoup donné de sa personne pour servir la France au temps de la domination coloniale. Un choix qu’il n’avait eu de cesse de revendiquer avec dévotion. En témoignent ses livres : Mon pays la France et Les harkis au service de la France. Sa loyauté envers l’ancien colonisateur n’a jamais été prise en défaut, tout au long de ses 76 ans de longévité, lui dont la vie tumultueuse s’est éteinte le 8 février 1982 à Mas-Thibert, près d’Arles. 

Il s’était installé vingt ans plus tôt dans ce doux coin de Provence, avec soixante-six membres de son clan, juste après les Accords d’Évian. «La France est mon pays, au même titre que vous, monsieur Dupont», proclame-t-il d’un ton solennel dans Mon pays la France. «Nous l’avons défendue ensemble, sous le même uniforme, dans les plis du même drapeau. Le sang des vôtres et des miens s’est mêlé pour défendre cette terre de France sur laquelle je ne suis pourtant pas né», renchérit-il. «Je ne suis pas un homme politique, je ne suis même pas un écrivain. Je suis un Français moyen. Je veux qu’on le sache. Pour le rester, Français, j’ai tout abandonné en Algérie, les miens, mes terres, mes biens. Maintenant, j’essaie de m’habituer au soleil de la Camargue, de m’habituer et d’oublier. C’est donc le témoignage d’un Français moyen que j’ai voulu présenter dans ces lignes, le témoignage d’un Français humilié, trompé, bafoué ; d’un père aussi qui a donné son fils à la France ainsi que dix-sept de ses proches parents.» 

 

«Ses aïeux avaient rallié le maréchal Bugeaud»

Le Bachagha Boualem est né le 2 octobre 1906 à Souk Ahras. Depuis son plus jeune âge, il fait ses classes dans l’armée française. Il prend part à la guerre de 1939-45 et décroche une ribambelle de médailles militaires pour ses bons et loyaux services. Lorsqu’éclate l’insurrection de Novembre 1954, il fonde l’une des premières «harka», c’est-à-dire un corps de supplétifs de l’armée française, dans le fief des Beni Boudouane, près de la petite ville de Lamartine dont il était maire (aujourd’hui El Karimia), dans l’Ouarsenis. 

Un article signé Odette Goinard, publié dans Les Cahiers d’Afrique du Nord (n°79, mars 2015), une revue de l’association française Mémoire d’Afrique du Nord, fournit de précieuses indications biographiques sur le Bachagha Boualem. L’autrice précise avoir rédigé cet article «d’après les écrits du bachagha et l’allocution prononcée par le général Jouhaud lors de ses obsèques».

 Mme Goinard indique que «ses ancêtres (du Bachagha Boualem, ndlr) qui avaient combattu la France aux côtés d’Abdelkader, avaient rallié lors de sa reddition, le maréchal Bugeaud». Elle ajoute : «Son grand-père puis son père étaient aghas et titulaires de la Légion d’honneur. Son père totalisait trente-deux ans de service dans la Gendarmerie à cheval.» Le jeune Saïd grandit ainsi dans une famille de notables acquise à la France conquérante. «Enfant de troupe à Saint-Hippolyte-du-Fort et à Montreuil-sur-Mer de 1919 à 1924, Saïd signait son engagement au 1er régiment des tirailleurs algériens en 1924. C’est dans cette arme qu’il passera 21 ans au service de la France», nous apprend encore cet article. Son dévouement en tant que soldat au cours de la Seconde Guerre mondiale «lui vaut la croix de guerre avec plusieurs citations». «Il atteint le grade de capitaine et termine sa carrière militaire en 1946, comme chef de bataillon. Il sera élevé à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur», souligne le même document. 

Une fois démobilisé, Saïd Boualem épouse une carrière administrative. «Nommé successivement caïd, agha puis bachagha, il dirige les Beni Boudouane, tribu accrochée aux monts de l’Ouarsenis», note Odette Goinard. «Profondément attaché à la France, il s’oppose au FLN dès le début de la rébellion et met sur pied sur son territoire des groupes d’autodéfense. 

Cette expérience, ayant été concluante, fut ensuite étendue à toute l’Algérie», affirme l’autrice. Parallèlement à son activisme à la tête de la «harka des Beni Boudouane», le Bachagha Boualem se lance dans la politique et brigue un mandat parlementaire. «Il est élu le 30 novembre 1958 député de sa circonscription d’Orléansville.» Il devient ensuite «vice-président de l’Assemblée nationale», poste auquel «il est réélu trois fois à l’unanimité des suffrages». C’est en burnous et djellaba, le chef coiffé d’un «guennour» traditionnel, le buste lesté de ses médailles militaires, que le Bachagha Boualem se présentait à l’Assemblée nationale, où il ne ratait pas une occasion pour rappeler son attachement à «l’Algérie française». 

Voyant l’insurrection s’étendre à tout le pays, il fonde en juin 1960 le FAF : le Front de l’Algérie française. Ce dernier sera dissout par les autorités coloniales dès décembre 1960 alors que des premiers contacts commençaient à être noués entre le GPRA et le général de Gaulle. Un mois après la proclamation du cessez-le-feu, le 18 mai 1962 exactement, un avion spécial est dépêché pour le «rapatrier» lui et les siens. «Bien qu’engagé dans le système colonial depuis son plus jeune âge en tant que militaire de carrière, puis administrateur indigène, la visibilité politique de ce notable ne s’affirme véritablement que pendant la guerre d’Algérie. Plus exactement à partir de 1956, lorsqu’il lève une ‘‘petite armée’’, selon l’expression du journaliste Yves Courrière, en recourant aux hommes des Beni Boudouane – douar auquel il a été affecté en 1948», relève Giulia Fabbiano, anthropologue, spécialiste des problématiques identitaires et mémorielles dans l’espace transnational algérien. 

Cet extrait que nous lui empruntons est tiré d’une contribution de la chercheuse à l’ouvrage collectif Histoire de l’Algérie à la période coloniale, sous le titre : «Les harkis du bachaga Boualem». Giulia Fabbiano précise : «En juin 1956, le démantèlement du ‘‘maquis rouge’’ de l’Ouarsenis (créé par des militants du Parti communiste algérien), auquel ont participé le bachaga, le garde champêtre et des hommes des Beni Boudouane, peut être considéré comme l’acte de naissance du « ‘‘goum Boualem’’. En effet, un mois plus tard, cent fusils de chasse sont remis par l’armée française au bachagha.» Dans son ouvrage, Guerre dans les djebels. Société paysanne et contre-insurrection, 1918-1958, l’historien britannique Neil MacMaster n’a pas manqué d’évoquer le rôle de la harka des Beni Boudouane. 

Un «super-caïd» dans la guerre contre-insurrectionnelle

Dans un sous-chapitre intitulé «Le Bachagha Boualem et les harkis du douar de Beni Boudouane», il explique comment, fort de son autorité tribale, ce «super-caïd» et chef de guerre s’est rendu indispensable aux yeux de l’armée française. «Pour le SDECE (le Service français de contre-espionnage, ndlr) et les parachutistes du 11e de choc qui avaient une longue tradition de guerre partisane dans les zones montagneuses, plus récemment en Indochine, Boualem offrait une occasion idéale de mobiliser une résistance ‘‘tribale’’ paysanne pour renforcer les opérations de contre-guérilla au cœur même du vaste massif de l’Ouarsenis.»

 Et d’ajouter : «a la fin de 1956, Boualem et sa petite force de harkis établissaient une relation de confiance avec le capitaine Conill,

basé à la SAS de Lamartine. Mais lorsque le projet Pilote 1 a été lancé (nom de code d’une vaste opération de guerre contre-révolutionnaire lancée dans le Dahra et l’Ouarsenis en janvier 1957), les services secrets ont fait venir Pierre Hentic, un spécialiste des opérations de troisième force, pour assurer la liaison et contrôler les forces du Bachagha Boualem.»

«Hentic, signale l’auteur, avait une longue expérience dans l’organisation d’opérations de contre-guérilla au Vietnam.»  

D’après Giulia Fabbiano, «l’autorisation de lever une harka de trois cents hommes sera donnée, en septembre (1956), par le général Michel de Brebisson (1905-1991, commandant supérieur des forces armées françaises en Algérie). L’ethnologue Jean Servier (1918-2000), l’initiateur des troupes supplétives comme outil de pacification, est aussitôt envoyé auprès du bachaga pour le ‘‘contrôler’’. Occupé davantage par les aspects civils, il remet à son ami le capitaine Pierre Hentic, nommé en février 1957 au quartier de Lamartine (El Karimia), la mission de ‘‘tester, organiser, engager la harka Boualem’’, en tant que conseiller technique». Au début, les Français avaient de la méfiance vis-à-vis des harkis. 

Mais avec l’intensification des opérations de «pacification», il fallait agrandir les compagnies de supplétifs. «Au terme d’une première période marquée par le manque de confiance et l’hésitation à armer des musulmans, le nombre de supplétifs ne cesse de croître. Le ‘‘goum Boualem’’ passe ainsi de deux compagnies légères d’environ deux cents hommes et d’un groupe d’autodéfense de cent cinquante hommes en 1958, à six compagnies légères, pour un total d’environ un millier de personnes, sinon plus, l’année suivante», révèle la chercheuse. 


57 000 harkis recensés en 1961

Neil MacMaster souligne que l’une des hantises de l’armée française était que les supplétifs basculent dans les rangs du FLN. «Depuis l’extension du service militaire obligatoire aux hommes algériens en 1912, les Européens craignaient profondément que les conscrits, une fois démobilisés, ne mettent leurs compétences au service du banditisme ou des mouvements révolutionnaires», écrit-il. 

Et pour fidéliser ses «serviteurs indigènes», le pouvoir colonial «a cherché à contenir cette menace par des politiques élaborées et paternalistes, et des outils de surveillance des anciens combattants». «Une stratégie de soutien ciblé, spécifique aux soldats démobilisés, était devenue une priorité urgente au moment où des milliers de combattants expérimentés revenaient du sol européen en 1945 et constataient que le nationalisme militant se propageait


comme un feu de brousse, alors que leurs villages étaient exposés à la famine et, dans le Nord-Constantinois, à une répression étatique sans précédent (allusion aux massacres du 8 mai 1945, ndlr)», poursuit Neil MacMaster. «Pour gérer les zones montagneuses les plus reculées et hors de portée des administrateurs européens, l’etat colonial dépendait fondamentalement des anciens cadres militaires, qui assuraient également la protection des grandes familles», note le chercheur britannique. Et ce rôle exigeait des attentions particulières pour maintenir cette ressource humaine dans le giron de l’occupant. 

«L’État colonial a déployé un réseau complexe de financements et de ressources pour fidéliser les vétérans, notamment par la construction de Dar el Askri, des bureaux spéciaux d’aide sociale et des centres sociaux, des pensions relativement généreuses, l’accès à l’éducation des adultes et à l’apprentissage, des maisons de repos pour les blessés, des subventions au logement, des distribution de nourriture et de vêtements, et la priorité dans la distribution des permis très prisés pour conduire des taxis, posséder des fusils de chasse et ouvrir des cafés arabes», détaille l’historien. 


Selon un document du Service historique de la défense (SHD, France), la constitution des premières harkas a été «officialisée en février 1956». «Ce sont des unités mobiles réparties sur tout le territoire. Elles étaient chargées de participer aux opérations de maintien de l’ordre et constituaient le principal appui de l’armée française en Algérie», explique le SHD. 

Ces unités «ne disposaient d’aucune autonomie opérationnelle et étaient systématiquement rattachées à une unité régulière de l’armée française qui en assurait l’encadrement». Jusqu’en février 1961, ces «formations supplétives» comptaient «57 000 harkis, 9100 GMS (Groupes mobiles de sécurité), 19 450 Mokhaznis et 65 850 gardes d’autodéfense». Le SHD précise en outre que «les harkis sont les supplétifs qui ont connu le plus de pertes humaines durant le conflit avec plus de 1800 hommes tués».

«Que le monde entier sache que sur nos provinces déchirées, la mort, la violence et les larmes passeront parce que la France éternelle demeurera !» martelait le Bachagha Boualem. La suite de l’histoire, on la connaît, et, ironie du sort, le chef de la harka des Beni Boudouane ne se remettra jamais du «chagrin de l’indépendance» qu’il vivra comme une «trahison»…

 

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