Hosni Kitouni. Chercheur en histoire et auteur : «L’Etat d’Israël est une base militaire avancée de l’Occident collectif au Moyen-Orient»

23/10/2023 mis à jour: 00:27
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Hosni Kitouni

Spécialiste de l’histoire du fait colonial, Hosni Kitouni souligne, dans l’entretien qu’il nous a accordé, la responsabilité directe et historique de l’ «Occident collectif» dans la perpétuation du drame palestinien.

 

L’extrême violence déchaînée par l’armée israélienne sur la bande de Ghaza, avec son lourd bilan de victimes civiles et de destruction massive des infrastructures, se déroule sous la couverture diplomatique de plusieurs capitales occidentales. Que peut signifier, selon vous, ce soutien inconditionnel à ce moment précis de l’histoire du conflit ?

C’est  l’étonnement devant ce qui se passe qui devrait être interrogé ! Nous sommes victimes d’une illusion en croyant l’Occident sur parole. Son humanisme est un habile travestissement de sa véritable nature : exploiteur, dominateur et raciste. Les droits de l’homme n’ont d’universalisme que le nom, car dans la pratique, ils restent exclusifs à l’homme blanc, occidental, judéo-chrétien. Pour s’en convaincre, il faut se tourner vers le passé, cinq siècles de génocides, de traite négrière, d’esclavage et de guerres coloniales impitoyables. Ce qui se passe aujourd’hui est un extraordinaire révélateur de cette vérité : pour l’Occident, un Européen ne vaut pas un Africain ! Un Blanc ne vaut pas un Noir ! Leurs souffrances ne sont pas égales. C’est cette humanisme à géométrie variable qu’il est donné aux peuples d’observer aujourd’hui en instantané grâce aux réseaux sociaux. Enfin les masques tombent !

Le soutien de l’Occident collectif à Israël est dans l’ordre des choses. Ni surprenant ni exceptionnel. Pourquoi ? Parce qu’Israël est la création de l’Occident ! Voulant se laver de sa culpabilité à l’égard des juifs après 1945, il leur a donné un foyer national, hors d’Europe, sur une terre placée au cœur du monde arabo-islamique, en sachant pertinemment que cela allait provoquer une guerre inexpugnable. Une guerre pour la terre qui a vite tourné en une guerre de religion Islam/judaïté, ce qui du même coup laisse en dehors du conflit la chrétienté. Ce conflit religieux est habilement instrumentalisé par les puissances impériales pour légitimer ses agressions contre les peuples d’Irak, de Syrie, de Libye et ailleurs sous prétexte de lutte contre le terrorisme-islamique.

L’Etat d’Israël est une base militaire avancée de l’Occident collectif au Moyen-Orient, il est aussi un abcès de fixation d’un conflit religieux servant de ressort à une islamophobie institutionnelle dont les miasmes se répandent dans toute l’Europe.

Benyamin Netanyahu accuse les Brigades d’Al Qassam d’avoir commis des actes comparables à ceux de la Shoah lors de l’offensive du 7 octobre. Le parallèle est également endossé par ses parrains et alliés. Quels objectifs, selon vous, à cette convocation du trauma juif ? 

La Shoah est précisément le thème récurrent de la propagande occidentale pour justifier son aide inconditionnelle à Israël, et pour criminaliser toute critique du sionisme colonisateur. Le juif est devenu la figure emblématique de la victime, et tout ce qui le touche relève d’un «crime contre l’humanité»… Comme s’il n’y avait d’humain que le judéo-chrétien, et seule sa souffrance est digne de compassion. Or, les nazis persécutèrent ceux qu’ils considéraient «racialement inférieurs». Si l’idéologie raciale nazie visait principalement les juifs, elle s’étendait aussi aux Tsiganes, aux Slaves et aux Noirs. Ne parler que des juifs, c’est opérer un double escamotage : celui des autres communautés également victimes du nazisme et celui des crimes racistes commis par l’Occident dans le reste du monde : à commencer par le génocide des Indiens d’Amérique, la traite négrière et l’esclavage… Le thème de la Shoah a la vertu d’invisibiliser le rôle de l’Occident dans les malheurs du monde tout en lui fournissant un parfait alibi pour soutenir la colonisation israélienn
 

Les allures génocidaires des opérations militaires israéliennes contre Ghaza font craindre le dessein d’une deuxième Nakba, en Palestine, mais aussi dans les pays voisins. Ce scénario est-il réalisable et quel en serait le prix ?

Oui, ce scénario est parfaitement plausible ! Il ne faut pas perdre de vue qu’Israël est une colonisation de peuplement dont l’essence est le remplacement d’un peuple par un autre, sa logique éliminatoire n’a de cesse qu’avec l’hégémonie du peuple invasif. Toute colonisation de peuplement est génocidaire (conférer ici les travaux de Patrick Wolfe et Lorenzo Veracini à propos des Amériques et de l’Australie). Il ne faut surtout pas perdre de vue que la Nakba c’est aussi les répétitives expulsions des Palestiniens de leurs maisons et de leurs terres, agressions qui se manifestent presque quotidiennement en Cisjordanie.

Fin 2021, on comptait environ 280 colonies et avant-postes implantés illégalement en territoire palestinien, dont 138 étaient officiellement reconnues par le gouvernement israélien. En mars 2022, selon les Nations unies, le nombre de colons israéliens atteignait 710 000 (Jérusalem-Est compris). Le taux de croissance de la population des colons a augmenté de 42% par rapport à 2010 et a augmenté de 222% entre 2000 et 2021.

Il y a en Israël un puissant courant colonialiste fascisant qui veut en découdre définitivement avec le peuple palestinien. Analysant les événements récents, la sociologue Eva Illouz, personnalité de gauche, considère que la guerre contre les Palestiniens «doit être totale, ce sera ou eux ou nous», elle préconise l’application de la «responsabilité collective» et ne faire aucune distinction entre les hommes armés et les civils palestiniens. Donc, il faut s’attendre à d’autres Nakba si Israël n’est pas stoppé dans son action par un puissant mouvement de résistance.

 

Les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni viennent de faire barrage, au Conseil de sécurité, à des projets de résolutions russe et brésilien sur Ghaza, alors que le constat d’un système international injuste et inégalitaire est de plus en plus partagé dans le monde. Des appels à réformer le même Conseil de sécurité ont même été émis, y compris par les puissances occidentales qui y siègent en permanence. La question palestinienne, reléguée à un fastidieux surplace diplomatique depuis des décennies, redevient-elle la grande ligne de fracture dans les relations internationales ?

Le Conseil de sécurité de l’ONU est instrumenté au gré des intérêts exclusifs de l’Occident collectif. Depuis 1947, Israël a fait l’objet de plus de 50 résolutions et condamnations de l’ONU, qui n’ont pas été respectées ni prises en compte. Nombreuses sont les résolutions qui exhortent les forces armées israéliennes au retrait des territoires occupés (Résolution 242), à indemniser les réfugiés et les laisser «rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et vivre en paix avec leurs voisins» (Résolution 194), à respecter le cessez-le-feu (Résolution 236), assurer «la sûreté, le bien-être et la sécurité des habitants des zones où des opérations militaires ont eu lieu» (Résolution 237). Mais Israël n’a jamais fait l’objet d’une contrainte et a continué à coloniser en toute impunité.

Devenu une coquille vide, le Conseil de sécurité n’en demeure pas moins une caisse de résonance des positions de ses membres et leurs votes sont des indicateurs probants permettant de saisir les tendances des rapports de force politiques sur les questions internationales. Nous assistons à l’impuissance de l’ONU à jouer pleinement son rôle.

Les évolutions géostratégiques récentes révèlent de plus en plus l’inadéquation entre la composition du Conseil et la répartition de la puissance économique et militaire dans le monde. La France et l’Angleterre sont en passe de devenir des puissances de seconde zone comparativement à l’Inde ou au Brésil, alors qu’elles disposent d’un droit de veto au niveau du conseil de sécurité. Constitué au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Conseil de sécurité donne à trois puissances coloniales un rôle de gouvernants du monde. Cette hégémonie de l’axe USA-Angleterre-France dans le Conseil de sécurité ne correspond plus à leurs poids économique et politique dans les affaires du monde, ce qui accentue son inefficience.

 

Le processus de normalisation avec Tel-Aviv semblait intéresser de plus en plus de candidats dans le monde arabe ces derniers temps. Désormais, le processus est-il toujours viable ? Quel rôle pourraient avoir les opinions sur les options des gouvernements dans cet ensemble géopolitique ?

Qu’est-ce qu’au fond la normalisation avec Israël ? Et qu’est-ce qu’elle représente sur le plan politique ? Le terme «normalisation» est en soi un prêt-à-penser insidieux. Il signifie rendre normal, comme si boycotter Israël relevait de l’anormalité. Or, en l’occurrence, c’est Israël qui est dans l’exceptionnel en violant constamment le droit international, les résolutions de l’ONU et le droit d’un peuple à vivre libre sur sa terre. C’est cette anormalité israélienne que les peuples refusent de cautionner pour forcer l’Etat sioniste à se comporter comme un Etat normal respectueux des valeurs humaines. L’Occident collectif veut faire accroire que boycotter Israël, c’est être dans l’anormalité.

Il faut, en outre, déconstruire l’idée selon laquelle, la question palestinienne est une affaire arabe ou islamique ! Cette idée veut faire passer le conflit israélo-palestinien pour une question religieuse ou ethnique. Ce qu’il n’est pas ! Ce qui se passe en Palestine est une colonisation de peuplement conduite par l’Occident collectif au profit des juifs du monde. Sans l’Occident, l’Etat sioniste n’existerait pas, et sans le soutien de l’Occident, il aurait cessé d’exister. La question palestinienne n’est donc ni prioritairement arabe ni islamique, il s’agit de la souffrance d’un peuple chassé de ses terres comme cela est le cas pour les Indiens d’Amérique, pour les Aborigènes d’Australie, pour les Maoris de Nouvelle-Zélande, pour nous Algériens, etc.

Il est donc nécessaire de souligner le caractère universel de la question palestinienne. Elle concerne tous les hommes épris de liberté et de justice, tous les colonisés du monde qui ont vécu dans leur chair et leur conscience la domination coloniale.

Défendre le droit des Palestiniens, c’est défendre le droit de chaque être humain au respect de sa dignité et de sa souveraineté. Le geste du gouvernement colombien qui a expulsé l’ambassadeur israélien pour protester contre le massacre des Ghazaouis est à cet égard une belle leçon d’éthique.

Les accords d’Abraham, qui ont induit les «normalisations» de certains Etats arabes ou islamiques avec Israël vont contre-courant de l’évolution des rapports de force qui se dessinent dans le monde. La question palestinienne va devenir de manière irréfragable la question centrale de la nécessaire reconfiguration géostratégique du monde mettant fin à l’hégémonie exclusive de l’Occident comme pôle de gouvernance. Voilà pourquoi l’Occident a peur, et voilà pourquoi il se rassemble autour d’Israël, sa tumeur maligne et le révélateur de son hypocrisie ontologique. En défendant Israël et ses forfaitures actuelles, l’Occident défend son hégémonie raciale sur le monde. M. S.

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