On ne peut pas évoquer l’âge d’or du cinéma algérien dans les années 1960 et 1970, ayant vu la production de chefs d’œuvre du 7e art, sans citer le célèbre duo «Inspecteur Tahar-l’Apprenti», incarné par les regrettés Hadj Abderrahmene et Yahia Benmabrouk.
Deux comédiens de premier rang qui ont laissé leur éternelle empreinte dans la mémoire de générations de spectateurs algériens, ne s’en lassant jamais de voir et revoir leurs œuvres. Leur rencontre au Théâtre national algérien, où ils s’adonnaient à leur grande passion, a été l’un des plus beaux destins qui aient pu avoir lieu, inaugurant une carrière remarquable au cinéma et à la télévision.
Pour Yahia Benmabrouk, plus connu auprès du public par son rôle de «l’Apprenti» que par son vrai nom, ce sera le début d’un parcours singulier pour cette grande figure du théâtre et du cinéma, au service de l’art et de la culture algérienne après avoir consacré sa jeunesse à la cause nationale durant la Guerre de libération au sein de la troupe artistique du FLN.
Un militant aux multiples talents
Né le 30 mars 1928 à Alger, Yahia Benmabrouk adhère très jeune aux Scouts musulmans algériens, considérée à l’époque comme une grande école du nationalisme pour de nombreux militants. Sa carrière d’acteur commence en 1940, alors qu’il avait à peine 12 ans, au sein de la troupe El Masrah El Djazaïri, créée et dirigée par Mustapha Kateb (1920-1989), un grand mordu du théâtre. Cette troupe venait juste de naître, et Kateb, en véritable formateur voulant en faire une école pour apprendre le 4e art aux jeunes Algériens, était constamment à la recherche de talents prometteurs. C’était un coup de hasard qui avait conduit le jeune Yahia à y faire partie, lorsque Kateb fera appel à lui pour remplacer un comédien qui avait fait faux bond.
C’était ainsi qu’il fera ses premiers pas dans un parcours qui s’étalera sur près de 60 ans au théâtre, à la télévision et au cinéma. Ainsi, il s’était épanoui avec la troupe El Masrah El Djazairi, aux côtés d’autres talents engagés par Mustapha Kateb, et qui deviendront plus connus dans les années post-indépendance, à l’instar de Sid Ali Kouiret (1933-2015). Malheureusement pour lui, ses débuts ont été perturbés en raison de ses activités de militant. Yahia Benmabrouk avait été la cible en 1956 d’un attentat perpétré par des éléments extrémistes pieds-noirs. Ayant échappé par miracle, il était fortement traumatisé. Cet incident l’avait contraint d’arrêter de faire du théâtre et quitter l’Algérie pour la France où il s’était installé en 1957.
N’ayant pas pour autant abandonné sa passion pour le 4e art, il avait pris part à des œuvres artistiques destinées à la communauté algérienne émigrée en France.
En novembre 1957, son mentor Mustapha Kateb est contacté par des responsables du FLN suite à une décision du Comité de coordination et d’exécution (CCE) pour diriger à Tunis une troupe artistique qui sera créée pour être le représentant du peuple algérien pour faire connaitre au monde la justesse de sa cause et son combat pour la liberté.
Au sein de la troupe artistique du FLN
Née en 1958 à Tunis, la troupe artistique du FLN était composée de deux ensembles, dramatique et lyrique, comptant 52 membres, dont on trouve en majorité des comédiens, chanteurs, musiciens, danseurs et techniciens. C’est ainsi que Yahia Benmabrouk, alors âgé de 30 ans, avait rejoint l’ensemble à Tunis, pour se retrouver aux côtés d’autres comédiens, comme Sid-Ali Kouiret, Abdelhalim Raïs, Mohamed Boudia, Mohamed Zinet, Taha El Amiri, Hamid Nemri, Brahim Derri, Hamdi Mohamed et autres. Jusqu’en 1962, il prendra part à divers spectacles donnés lors des tournées effectuées en Tunisie, Maroc, Egypte, Libye, Irak, en ex-Yougoslavie et ex-URSS.
Après l’indépendance, Benmabrouk se retrouve parmi les éléments qui vont fonder le Théâtre national algérien (TNA) au sein duquel il évoluera jusqu’à son départ à la retraite dans les années 1980. Son activité théâtrale était marquée par ses rôles dans plusieurs pièces, dont la première et la plus célèbre Hassan Terro en 1963 avec Rouiched, mais aussi dans des œuvres comme Comédien malgré lui, Une rose rouge pour moi, Si Kaddour l’avare, L’exception et la règle et Rouge l’aube. Il avait également joué dans la pièce El Bouaboune (Les concierges) produite par le TNA en 1970, d’après un texte de Rouiched, qui a eu un énorme succès, avec comme acteurs Rouiched, Keltoum, Sid Ali Kouiret, Nouria, Tayeb Abou El Hassan, Yasmina, Allel El Mouhib, Fatiha Berber, Ammar Marouf et autres. Il sera distribué en 1972 dans L’homme aux sandales de caoutchouc de Kateb Yacine, comme il campera des rôles dans les pièces Djeha baâ h’marou, La mégère apprivoisée et Afrit ou hafouh. Il avait pris part à la majorité des événements du TNA en Algérie et ailleurs, en compagnie des grandes figures du 4e art à l’époque.
Naissance d’un duo
C’est au milieu des années 1960 que Yahia Benmabrouk avait fait la connaissance de Hadj Abderrahmene au TNA. Ce dernier, également passionné de théâtre, avait fait ses débuts sous la direction du comédien, écrivain et metteur en scène Allel El Mouhib (1920-1995), dans la pièce Monserrat d’Emmanuel Roblès et Les fusils de la mère Carrar de Bertolt Brecht. Mais, au fait, c’est grâce au réalisateur Mustapha Tizraoui (décédé le 12 juillet 2006), que les deux compères se retrouvent ensemble dans un sketch où Hadj Abderrahmene jouait le rôle de «l’Inspecteur Tahar» alors que Yahia Benmabrouk campait celui de «l’Apprenti».
Les deux comédiens avaient donné plusieurs sketches ayant connu un énorme succès populaire dans les années 1960. Ils marqueront des générations d’Algériens, en jouant ensemble dans huit films sortis entre 1967 et 1978. C’est ainsi que Benmabrouk avait incarné le personnage de «l’Apprenti» aux côtés de «l’Inspecteur Tahar» (Hadj Abderrahmene) dans leur premier film L’Inspecteur mène l’enquête réalisé par Moussa Haddad en 1967. Il sera suivi en 1968 par La souris ou L’inspecteur Tahar contre la souris, réalisé par Mohamed Ifticene, avec Kaci Kcentini, de son vrai nom Mohamed Ouchen, dans le rôle de «La souris».
On le retrouve la même année (1968) dans une production de l’ex-RTA, La poursuite, réalisée par Mohamed Slim Riad, qui avait écrit lui-même le scénario. En 1971, il joue avec son complice dans L’auberge du pendu, d’après un scénario de Mustapha Badie, lui-même réalisateur. La série s’est poursuivie en 1971 avec Yades. L’Apprenti avait connu l’apogée de sa carrière en 1972 dans le film culte Les vacances de l’Inspecteur Tahar produit par l’Office national du cinéma et de l’industrie cinématographique (ONCIC).
L’œuvre réalisée par Moussa Haddad, d’après un scénario et des dialogues de Hadj Abderrahmene, avec la participation de l’actrice tunisienne Zohra Faïza (Hadja Oum Traki) et Hattab Ben Ali (Alilou), et un bref passage de Sissani (le vendeur tunisien de beignets) et de Hassan El Hassani (l’adjoint-maire d’une petite commune) avait battu tous les records, devenant l’œuvre la plus vue dans l’histoire du cinéma algérien. Tous ceux qui avaient vu le film gardent en mémoire la fameuse scène où «l’Apprenti», qui savait parler anglais, imitait une femme de chambre, ou celle dans laquelle il se faisait passer pour un homme d’affaires italien propriétaire d’une usine de spaghetti.
Benmabrouk se retrouve au cœur d’une nouvelle enquête en tournant à Oran en 1977 son septième film, L’inspecteur Tahar marque le but, adapté par Hadj Abderrahmene d’après un scénario de Chérif Chaaouati et une réalisation de Kaddour Brahim Zakaria. En 1978, est sorti le film qui marque la dernière apparition du duo. Les chats, dont le scénario a été écrit par Hadj Abderrahmene, a été réalisé par Abdelghani Mehdaoui. Il a été diffusé après le décès de Hadj Abderrahmene, non sans avoir subi la censure de 30 minutes, en raison de scènes et de dialogues jugés politiquement incorrects à l’époque.
«Mon ami me manque»
En dehors de ses films avec Hadj Abderrahmene, Yahia Benmabrouk avait fait une brève apparition dans le film Hassan Terro de Mohamed-Lakhdar Hamina, sorti en 1968. On le retrouve dans la scène de la rafle opérée par les parachutistes français suite à la grève des Huit jours décidée par le FLN au mois de janvier 1957, avec Rouiched (dans le rôle de Hassan), Mahiedine Bachtarzi (Rezki) et Sid-Ali Kouiret (Hamid). Il avait joué le rôle de Brahim, dont le patron vient lui demander de reprendre le travail, mais il refuse.
En 1975, il avait été distribué dans le film Chroniques des années de braise, de Mohamed-Lakhdar Hamina, Palme d’or au Festival de Cannes, en jouant le rôle de Kouider, le cousin d’Ahmed (Yorgo Voyagis), qui quitte son village fuyant la misère et la faim à cause d’une terre devenue stérile et une situation désespérée. La mort subite de Hadj Abderrahmene le 5 octobre 1981 avait beaucoup touché son ami Yahia Benmabrouk. Il ne s’était jamais remis de cette disparition.
Il reviendra quand même, mais difficilement devant la caméra dans le film Un toit, une famille, de Rabah Laradji, sorti en 1982, aux côtés de Fawzi Saïchi, Ahmed Benaïssa, Wahiba Zekkal et Amina Medjoubi. Il avait interprété le rôle du facteur qui se trompe d’adresse en ramenant un courrier chez une famille, mais il tombe par hasard sur une mère (Wahiba Zekkal) qui lui confie qu’elle cherche une femme pour son fils (Fawzi Saichi), alors il saute sur l’occasion lui aussi pour lui proposer sa fille (Amina Medjoubi).
L’affaire est conclue et le mariage aussi. Benmabrouk restera en retrait pendant des années avant de jouer le rôle d’Abdellah, le clandestin, dans l’un des films comiques les plus populaires dans l’histoire du cinéma algérien, Le clandestin de Benamar Bakhti, sorti en 1989. Un rôle qui symbolise le modèle de l’Algérien qui se débrouille pour faire vivre sa famille. Il interprète le rôle du taxi clandestin dans le film Cheb de Rachid Bouchareb en 1991, puis dans El Hafila tassir en 1993.
Invité d’honneur des Journées du cinéma maghrébin organisées à Constantine en 1995, Benmabrouk, très ému lors d’un vibrant hommage qui lui avait été rendu, n’avait manqué de lancer «khassni sahbi» (mon ami me manque). Sa dernière apparition remonte à 1999 dans le film Les vacances de l’apprenti de Benamar Bakhti. Il avait 71 ans.
Gérant un café à Raïs Hamidou (Alger), Yahia Benmabrouk a vu son état de santé se détériorer. Il avait passé ses dernières années entre sa maison et l’hôpital Maillot de Bab El Oued où il meurt le 9 octobre 2004 à l’âge de 76 ans. Il laissera derrière lui l’image d’un artiste très aimé et apprécié par les Algériens pour avoir consacré sa vie avec une grande bravoure à son pays et à son art.
Par S.Arslan