Harraga : A la recherche de Zakaria Boubetra

14/02/2022 mis à jour: 03:58
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Zakaria Boubetra est porté disparu depuis le 21 septembre 2020 / Photo : D. R.

C’est un calvaire qui dure depuis le 21 septembre 2020. Celui des familles de 13 harraga partis ce jour-là de Aïn Benian à destination de l’Espagne, et qui depuis n’ont plus donné signe de vie. 

Parmi eux, Zakaria Boubetra, un brillant étudiant en traduction-interprétariat, spécialité turc. D’après les proches des harraga disparus, plusieurs indices permettent de penser que leur embarcation a dérivé vers l’est, et qu’ils seraient détenus quelque part en Tunisie. Récit d’une enquête haletante sur les traces de Zakaria Boubetra et de ses compagnons d’infortune...

Je lance un appel à témoin afin de retrouver la trace de mon cousin Zakaria Boubetra, 25 ans, ayant disparu en mer le 21 septembre 2020 avec 12 autres jeunes harraga.» C’est ainsi que débute la vidéo réalisée par un jeune doctorant spécialiste de l’histoire des Algériens de Palestine, Yannis Arab, et dont le cousin maternel, Zakaria Boubetra, a donc pris la mer le premier jour de l’automne 2020 depuis son quartier de Aïn Benian et n’a plus donné signe de vie.

«Ces jeunes avaient pour projet de se rendre en Espagne à bord d’un bateau. Nous pensions durant les premiers jours qu’ils étaient là-bas, mais nous n’avons pu trouver aucune trace d’eux en Espagne. Plusieurs indices portent à croire que ces jeunes seraient détenus en Tunisie», affirme Yannis dans ce document vidéo, avant d’exposer les indices en question.

Il mentionne notamment des «données GPS qui montrent que le bateau aurait dérivé vers la Tunisie». Il cite également des «appels d’inconnus depuis la Tunisie». Il évoque, en outre, des «témoins sur place, en Tunisie, qui affirment avoir vu mon cousin Zakaria». «Et donc, je lance ce cri du cœur, conclut-il, afin de retrouver la trace de ces jeunes, de mon cousin Zakaria Boubetra, et de réconforter nos familles…»

La vidéo, diffusée pour la première fois le 14 janvier dernier sur Facebook et Instagram, est un peu comme une bouteille à la mer. «J’ai déjà par le passé réalisé plusieurs vidéos, notamment en soutien à la cause palestinienne. Et là, je me suis dit : qu’est-ce que je peux faire pour mon cousin qui est peut-être en Tunisie ou ailleurs ? Et j’ai fait cette vidéo», explique Yannis Arab.

Un brillant turcophone

Zakaria Boubetra est un enfant de Aïn Benian. Il habite exactement au Grand Rocher. Le jeune homme a pris le large avec ses 12 compagnons manifestement à partir de l’une des petites plages situées entre Baïnem et Aïn Benian.

Comme c’est le cas de beaucoup de harraga, Zakaria n’a révélé son projet de départ à aucun de ses proches. «Il avait en tête de partir mais pas en harraga», nous dit son père, Ahcène Boubetra, un homme très courageux, très digne, avec qui nous nous sommes entretenus par téléphone. Ahcène, aussi bien que Yannis décrivent un garçon adorable, réfléchi, qui a la tête sur les épaules.

Et aussi, il faut le dire, un jeune homme plein d’avenir, lui qui, au moment des faits, était étudiant en traduction à l’université d’Alger 2. Et il n’a pas choisi n’importe quelle langue puisqu’il a opté pour le turc. En parcourant ses interventions sur les réseaux sociaux, on remarque d’emblée que Zakaria manie habilement la langue de Nazim Hikmet et Elif Shafak. «C’était le meilleur de sa promotion», soutient Yannis.

Ses talents d’interprète lui ont valu d’être sollicité par nombre d’opérateurs turcs. «Parallèlement à ses études, il travaillait comme interprète pour des entreprises turques basées en Algérie», dit M. Boubetra. «Je ne peux pas vous le décrire. Tout le monde témoigne de ses compétences. Il étudiait le turc à l’université, mais il s’est également inscrit au département d’anglais de Bouzaréah», complète son papa. Aîné d’une fratrie de trois enfants, le brillant turcophone au visage d’ange ne semblait manquer de rien, et surtout pas d’affection.

«On était très proches. On parlait de tout. Chaque fois qu’il avait quelque chose sur le cœur ou voulait entreprendre quelque chose, on en discutait. Il était profondément attaché à l’idée d’avoir la bénédiction de ses parents dans tout ce qu’il faisait. Mais ça, il ne me l’a pas dit. C’est la seule chose qu’il m’a cachée», souligne Ahcène Boubetra.

«Il m’a dit je pars à Adrar pour une petite affaire»

Pour ne pas éveiller les soupçons de ses parents, Zakaria prétexte un déplacement professionnel dans le Sud. «Il m’a dit qu’il allait se rendre à Adrar pour une ‘‘bricoula’’, une petite affaire de quelques jours. Et je l’ai cru. J’avais une totale confiance en lui», se remémore Ahcène. Yannis, qui le dépasse de trois ans, lui qui est né dans l’Isère, en France, en 1993, passe pratiquement tous ses étés à Aïn Benian depuis sa tendre enfance, chez son oncle et sa tante maternels, soit les parents de Zakaria.

Les deux garçons étaient donc très proches. Malgré cette complicité, Zakaria n’a pas soufflé mot de son projet à son cousin. Si c’est la première fois qu’il prend la mer en se lançant dans une entreprise aussi périlleuse, ce n’est pas son premier voyage. De fait, Zakaria avait déjà effectué quelques virées à l’étranger auparavant. «Il s’était rendu plusieurs fois en Turquie et aussi en Serbie où il a un ami», indique son père. De son côté, Yannis relève : «C’est quelqu’un d’hyper compétent et c’est ça qui nous a étonné. Il pouvait aller où il voulait.»

Le cousin précise cependant : «Il avait demandé un visa étudiant pour aller à Bordeaux, il lui a été refusé. Mais il pouvait aller en Turquie ou en Serbie.» Ahcène évoque d’autres péripéties. L’étudiant polyglotte aurait tenté d’émigrer en Serbie.

«Mais ça n’a pas marché alors que son cousin germain a été accepté», signale M. Boubetra. «Il a voulu retenter sa chance, mais il y a eu le corona et la fermeture de l’espace aérien. Après, il n’y avait ni université  ni travail. Il restait à la maison.» Zakaria Boubetra a-t-il été frustré et irrémédiablement déçu de voir ses tentatives de départ légales, avec un visa d’études par exemple, rejetées ?

Le contexte sanitaire et le confinement imposé à l’époque avec, à la clé, la fermeture des frontières et toutes les complications qui sont venues s’ajouter au visa, expliqueraient-elles le choix porté sur ce mode migratoire ? Il faut croire que le contexte a dû vraisemblablement peser dans ce choix, en effet.

Les données GPS du téléphone d’un harrag

Les jours et les semaines passent et toujours aucun signe de Zakaria ni d’aucun des 12 autres harraga qui l’accompagnaient. Les familles s’épuisent à essayer d’obtenir des informations du côté de l’Espagne, le pays de destination. En vain.

Après des semaines d’angoisse, un rebondissement inattendu va redonner espoir aux parents. «Francisco Jose (Francisco Jose Clemente Martin travaille pour le Centre international pour l’identification des migrants disparus - CIPIMD, ndlr) a publié sur Facebook une information en se basant sur les données GPS du numéro de téléphone d’un des 13 harraga et ces données montraient clairement que l’embarcation a dérivé vers la Tunisie», indique Yannis Arab.

Francisco Jose Clemente Martin révèle dans cette publication : «L’embarcation portée disparue le 21 septembre 2020 avec 13 personnes sorties d’Alger sont détenues en Tunisie, selon les dernières données obtenues. Un des numéros de téléphone nous donne cette position : 1er jour : entre les Baléares et l’Algérie ; 5e jour : entre la Sardaigne, la Tunisie et l’Algérie ; 7e jour : port de Tunis.»

A ce sérieux indice, d’autres faits vont donner un peu plus de crédit à cette «piste tunisienne». «Un autre élément, ce sont les appels que des familles de harraga ont reçus de Tunisie. C’était juste des bips et ça s’arrêtait, il n’y avait pas de communication», fait savoir Yannis. Ahcène évoque aussi ces mystérieux appels : «Personnellement, je n’ai pas reçu d’appel mais on a appelé mon neveu. Et la plupart des parents ont reçu ces appels en provenance de Tunisie.» Même s’il n’y avait pas la voix de leur enfant à l’autre bout du fil, ces appels anonymes avaient au moins de quoi intriguer.

«Vu à Messaâdine», «détenu à Sfax»…

Plus intrigant encore : des sources ont assuré à la famille de Zakaria Boubetra de la façon la plus formelle que leur enfant est bel et bien en Tunisie. C’est le cas d’une ressortissante algérienne établie en Tunisie qui affirme l’avoir reconnu à la prison de Messaâdine, près de Sousse. «Cette dame est mère d’un garçon qui purge une peine d’emprisonnement là-bas, et elle nous a affirmé qu’en rendant visite à son fils, elle a vu Zakaria à Messaâdine ainsi que d’autres harraga qui étaient partis avec lui», témoigne Ahcène.

Autre révélation-clé : celle d’un avocat tunisien qui croit savoir que Zakaria a été placé, à un moment donné, en détention à Sfax avant d’être relâché. «Cet avocat avait aidé une Algérienne résidant en France à retrouver la trace d’un de ses cousins qui avait disparu. Il était parti de Dellys en octobre ou novembre 2020», relate Yannis. «J’ai pris donc attache avec lui en lui fournissant tous les renseignements qu’on avait sur Zakaria.

Quelque temps après, je l’ai recontacté et il m’a annoncé qu’il avait retrouvé sa trace. Il m’a assuré que Zakaria aurait été détenu à Sfax avec d’autres harraga et qu’ils ont été libérés.» Devant ces allégations, Yannis est perplexe : «ça n’a pas de sens. S’ils avaient été relâchés, ils se seraient manifestés, ils auraient appelé. C’est troublant.»

Le jeune doctorant continue à étoffer patiemment son réseau de contacts en Tunisie. C’est ainsi qu’il a noué des liens avec le frère d’une juge tunisienne. «Il m’a appelé il y a quelques jours (autour du 20 janvier, ndlr) et m’a dit : ‘‘J’ai eu confirmation de la part de ma sœur qu’il y a des harraga qui étaient détenus à Sfax, mais pas que des Algériens. Ils ont été transférés ensuite à Messaâdine, et de là vers la prison d’El Mornaguia puis vers celle de Saouaf, dans le gouvernorat de Zeghouan», détaille Yannis.

«Ma famille était sans nouvelles de moi pendant six mois»

Le cousin de Zakaria nous met sur la piste d’un ancien harraga, Saïd, résidant à Boumerdès. Ce dernier nous dit avoir été mis au secret dans les geôles tunisiennes pendant plusieurs mois. «Et pendant tout ce temps, ma famille était sans nouvelles de moi», témoigne Saïd, joint au téléphone. Il raconte : «Je suis parti en harrag en 2018. Je suis d’abord allé en Tunisie et de là-bas, j’ai mis les voiles clandestinement vers l’Italie. J’ai été arrêté à l’intérieur de l’embarcation qui nous transportait dès notre arrivée sur les côtes italiennes.

J’ai été expulsé vers la Tunisie et placé en détention à la prison de Bouchoucha. J’y suis resté deux jours, ensuite, j’ai comparu devant le tribunal de Tunis, j’ai été condamné et incarcéré à la prison de Mornaguia. Là, j’ai rencontré deux harraga originaires de Boumerdès.» Nous lui demandons si ces harraga étaient en contact avec leurs familles, Saïd rétorque : «Non, leurs familles étaient sans nouvelles d’eux.» Et d’avancer cet argument : «Tu ne peux pas appeler, en fait. Tu n’as pas de moyens de communication en prison. Il y a aussi autre chose : tu perds tous tes droits lorsque tu es un étranger au pays des autres.»

«Moi, pendant six mois, ma famille ne savait pas où j’étais. Je n’avais aucune possibilité de la contacter.» Même lorsqu’il réussit enfin à envoyer un signe de vie à ses proches, «ce n’est pas moi qui les ai appelés, c’est un monsieur du consulat. Personne ne savait où j’étais jusqu’à ce que j’aie purgé ma peine». D’après Saïd, il est donc tout à fait plausible que des harraga soient détenus quelque part et qu’ils soient en vie sans qu’ils puissent alerter qui que ce soit.«Tassra bezzef gaâ ! (Ça arrive même très souvent)», lâche-t-il, catégorique.

«Mon fils, je te retrouverai inch’Allah»

Sur la foi de ce faisceau d’indices, la famille Boubetra, à l’instar des parents des autres harraga portés disparus, exhorte l’Etat algérien à entreprendre les démarches requises auprès des autorités tunisiennes pour tirer cette affaire au clair. «Si aucun signe n’est apparu, on se serait fait une raison et on aurait admis qu’on les a définitivement perdus, qu’ils sont morts», observe Ahcène Boubetra. «Mais il y a quand même tous ces indices qu’on ne peut pas ignorer», argue-t-il. Et de faire remarquer : «Et puis, jusqu’à présent, aucun corps des 13 harraga n’a été retrouvé !»

Pendant un certain temps, M. Boubetra et les autres parents se rendaient chaque mardi au ministère des Affaire étrangères, sur le plateau des Anassers, afin de réclamer la vérité sur leurs enfants et exiger que l’on engage des recherches pour les rapatrier. «Mais ils n’ont rien fait. On était livrés à nous-mêmes», déplore Ahcène Boubetra. «Après, on nous empêchait carrément d’accéder aux AE. On nous barrait la route en bas.»

Si elles ont dû renoncer à leur rendez-vous du mardi, les familles ont gardé contact, et plusieurs proches des 13 harraga continuent à se rencontrer et à se soutenir surtout. «On est toujours en contact. Il y en a que je vois régulièrement.

On continue à se concerter pour voir ce qu’on peut faire», confie Ahcène. A ce propos, le père de Zakaria nous a informé, lors de notre entretien réalisé le 29 janvier dernier : «On va saisir le procureur pour nous permettre de consulter l’historique des téléphones de nos enfants.» «Il n’y a que Dieu qui sait l’ampleur de notre peine», soupire le papa du harraga disparu.

Le 26 janvier 2022, Ahcène Boubetra postait ce message émouvant sur sa page Facebook : «Zakaria mon fils, je te retrouverai Inch’Allah.» Puisse cette promesse devenir réalité...

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