Hafed Boudjemaâ. ancien moudjahid et l’un des pionniers du Croissant-Rouge Algérien : La vie pleine d’un grand humaniste

28/11/2024 mis à jour: 00:05
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Évoquer à Constantine le nom du défunt docteur Hafed Boudjemaâ rappelle aux anciens habitants de cette ville les souvenirs de son cabinet médical de la rue Bouali Saïd (ex-rue Casanova), mais aussi ceux de la pharmacie, située à la rue Messaoud Boudjeriou, dans le quartier de Saint-Jean, où l’on garde encore en mémoire le sourire d’une dame bienveillante qui n’était autre que sa femme Jeannine. 

Par son humanisme, son militantisme, sa probité et sa générosité, le couple a laissé son empreinte dans l’histoire de la ville et de la mémoire collective de ses habitants, sans oublier son engagement infaillible durant la guerre de Libération. Fils de Hocine ben Ahmed Boudjemaâ et de Chalabia Fergani, Hafed est né à Jijel le 12 janvier 1928 dans une maison située à l’ex-rue Hautefeuille, actuellement rue Ben Badis. Il grandit dans une famille de quatre sœurs et deux frères. 

Selon le témoignage rapporté à El Watan par Braham Sekfali, neveu de Hafed Boudjemaâ, le père de ce dernier était un industriel liégeur qui commerçait avec des partenaires allemands durant les années 1940.  Une activité qui lui a causé d’énormes problèmes avec l’administration française, l’ayant accusé de collaboration avec les Nazis. Après une longue cabale judiciaire montée contre lui par les Français, il sera finalement acquitté. Comme tous les jeunes de son âge, Hafed accomplit sa scolarité primaire et moyenne à Jijel. Dans cette ville, il y avait l’école indigène pour les musulmans et l’école du bord de mer pour les Français. Parallèlement à son cursus à l’école française, son père l’a inscrit dans des cours d’arabe à la médersa. 

L’examen de 6e en poche, Hafed prendra la direction de Skikda où il fréquente comme interne le lycée Luciani (actuel lycée Larbi Tébessi). Il poursuivra des études brillantes qui seront couronnées vers la fin des années 1940 par l’obtention d’un baccalauréat série mathématiques. 

Ce qui n’était guère une chose aisée à l’époque pour un «indigène». Cette distinction lui ouvrait les portes des grandes écoles spécialisées, mais le destin en a voulu autrement.  «C’est sa mère qui a décidé qu’il soit médecin. Il a fait toutes ses études de médecine à Paris, et c’est là qu’en 4e année, il fit la connaissance de sa future épouse Jeannine Victoria Bouchet, qui était en 4e année pharmacie. De cette union, le couple aura trois garçons, Farid, Karim et Djamil, tous des médecins de renommée. L’un est psychiatre, le second est chirurgien spécialiste de la greffe du foie, le dernier s’est spécialisé dans la repousse des cheveux», a révélé Braham Sekfali.


Premiers pas de militant

C’est à Paris aussi que Hafed Boudjemaâ fait ses premiers contacts avec les milieux militants du Mouvement nationaliste algérien. Il fut élu à deux reprises président de l’Union des étudiants musulmans algériens. Après l’obtention de son diplôme de médecin, il rentre en Algérie pour travailler à l’hôpital civil de Constantine. Un court séjour à l’issue duquel il décidera de s’installer entre 1954 et 1955 avec son épouse à Taher, une petite ville située à 13 km de Jijel. 

Seul témoin vivant de cette époque, son neveu Braham Sekfali, qui l’a côtoyé durant de longues années, rapporte : «Après la grève des étudiants  de mai 1956, mon oncle m’avait sollicité pour l’aider dans la pharmacie à Taher. Pendant plus d’une année, nous étions soumis à une sévère et étroite surveillance de la part des autorités et des militaires français. La pharmacie servait beaucoup plus à approvisionner les moudjahidine en médicaments et autres produits pharmaceutiques. On montait très souvent au maquis pour soigner les blessés et acheminer les médicaments.» 

Ses activités au sein du FLN et son engagement aux côtés des troupes de l’ALN, où il était appelé à plusieurs missions au maquis, avaient causé beaucoup d’ennuis au Dr Boudjemaâ. «Le 20 septembre 1957, la gendarmerie de Taher est venue m’arrêter ; c’est là que j’ai appris que mon oncle et son épouse furent arrêtés au port de Skikda en revenant de vacances en ex-Yougoslavie. La pharmacie a été mise sous scellé», raconte Braham Sekfali. 

«Pendant plus de trois mois, nous étions portés disparus. Il a fallu que notre cousine, épouse de Redha Malek (l’ancien chef du gouvernement algérien de 1993 à 1994), lycéenne à l’époque à Constantine, en parle à une camarade de classe pour que le père de cette dernière, un haut placé dans les services français, nous retrouve. Notre disparition a été telle que le GPRA a baptisé du nom de Hafed Boudjemaâ une localité près de la frontière mauritanienne. Les lieux de détention ont été principalement le commissariat de police, la prison du Coudiat et le centre de détention de Hamma Bouziane», poursuit-il. 

Une fois libéré au début de l’année 1958, Hafed Boudjemaâ décide de s’installer à Constantine pour ouvrir son cabinet médical au n°3, rue Casanova (actuelle rue Bouali Saïd). La même année, son épouse ouvre sa pharmacie dans le quartier de Saint-Jean (actuel Belouizdad). Madame Keltoum Daho Kitouni, ancienne directrice du Musée national Cirta de Constantine, se rappelle de la période où elle travaillait dans son cabinet en tant qu’infirmière entre 1960 et 1962, alors qu’elle était encore lycéenne. Elle témoigne : «Il était un brave homme d’une grande qualité ; il était désintéressé et n’a jamais cherché le côté pécuniaire de sa profession. Je me rappelle qu’il recevait des malades de toutes les couches sociales ; il soignait gratuitement les gens de condition modeste ; il lui arrivait de se déplacer avec sa voiture pour soigner les pauvres sans rien percevoir. Il était très estimé de tous. 

Le Dr Boudjemaâ travaillait aussi clandestinement avec les moudjahidine et leurs familles qu’il recevait secrètement dans une salle réservée dans son cabinet pour leur donner des soins et des médicaments. Il était dévoué et aimait beaucoup son travail. Il m’a beaucoup aidée et encouragée à poursuivre mes études.» Très connu pour ses activités avec le FLN, le Dr Boudjemaâ a été la cible des groupes armés de l’Organisation armée secrète (OAS) durant la période mouvementée ayant suivi le cessez-le-feu du 19 Mars 1962. Là aussi, lui et son épouse furent poursuivis par les malheurs. La pharmacie a été plastiquée à deux reprises par l’OAS et la voiture de la famille, une Simca, a fait l’objet d’un acte de sabotage près de leur domicile situé à la rue Josef Bosco (actuelle rue Kaddour Boumeddous).


Une présence sur plusieurs fronts

A l’indépendance de l’Algérie, le Dr Boudjemaâ fut membre de l’APC de Constantine, puis président du club de football du Mouloudia Olympique de Constantine (MOC) et enfin président du comité de Constantine du Croissant-Rouge algérien (CRA), dont il était l’un des membres fondateurs. C’est au sein de ce dernier qu’il va s’illustrer par une intense activité humanitaire. 

La doyenne du CRA, Ouarda Arfa, la dame au grand cœur qui a connu le Dr Boudjemaâ et travaillé avec lui durant de longues années se rappelle toujours de cette belle époque : «J’ai connu le Dr Hafed Boudjemaâ durant la guerre de Libération. Il avait une 2CV qu’il utilisait dans ses déplacements clandestins pour soigner les moudjahidine blessés dans la ville de Constantine. 

Une mission qu’il accomplissait avec bravoure au péril de sa vie, en raison de la forte présence policière et militaire française, alors que son épouse collectait les médicaments. Après l’indépendance, il a été le premier président du Croissant-Rouge algérien à Constantine. C’était le premier comité installé à l’échelle nationale. Nous avons lancé les premières actions pour la formation d’aides-soignants et de secouristes. On organisait les réunions dans son cabinet médical, avant que le CRA n’ait pu avoir son propre siège.» 

Sur l’engagement et le dévouement du Dr Boudjemaâ, elle dira : «Il a dirigé le CRA jusqu’à la fin des années 1970. Nous avons travaillé en bonne entente avec lui. Il était un homme modeste, généreux, pas trop bavard et écoutait tout le monde. Nous avons réalisé beaucoup de choses avec lui au profit des enfants orphelins, des filles sourdes et muettes, des familles pauvres et des malades, mais aussi nous avons pu ouvrir des jardins d’enfants et acquérir plusieurs locaux, dont le centre de soins et surtout le siège du CRA de Constantine à la rue Henry Dunant. Nous avons aussi formé plusieurs stagiaires dans différentes activités, notamment les secouristes qui seront plus tard des membres actifs dans le CRA. Nous avions aussi des programmes annuels chargés, à travers plusieurs opérations de circoncision, des campagnes de don de sang et de volontariat et des actions de bienfaisance au profit des nécessiteux. C’était l’une des époques les plus riches dans l’histoire du CRA de Constantine.»

 Après son retrait du CRA, le Dr Boudjemaâ s’est consacré beaucoup à sa grande passion pour les chevaux. Fervent amateur d’équitation, il avait beaucoup donné de son temps et de son énergie pour cette activité sportive au sein du Cercle d’équitation du Polygone, situé à l’époque sur la route de Sétif à la sortie ouest de la ville de Constantine. Ne supportant pas de vivre loin de ses trois enfants, le Dr Boudjemaâ choisira de les rejoindre en France où il décédera à Vernaison (Rhône) le 23 décembre 2010. 

Un vibrant hommage lui a été rendu le 19 mai 2012, à l’occasion de la Journée de l’étudiant. Un hommage durant lequel l’hôpital de la cité El Bir dans la ville de  Constantine fut baptisé de son nom. En signe de reconnaissance pour ses œuvres, Ouarda Arfa dira : «Le défunt Dr Boudjemaâ méritait bien cet hommage ; il avait occupé plusieurs postes de responsabilité et a laissé son empreinte à l’APC de Constantine, à la direction de la santé, au centre hippique, au sein des clubs sportifs, mais à travers les œuvres caritatives et le CRA dont il a pris la responsabilité après l’indépendance. Son cabinet de la rue Bouali Saïd (ex-Casanova) ne désemplissait pas. Il fut durant des années le siège du CRA à Constantine. Il était le pionnier de plusieurs opérations qui ont fait du CRA de Constantine l’un des plus importants du pays. Il était constamment préoccupé par les conditions de précarité des pauvres. Sa grandeur d’âme, son altruisme, sa générosité et sa bonté ont fait de lui quelqu’un que l’on ne peut oublier. 

C’est un homme qui jouit d’une grande notoriété et inspire le respect. Son nom et celui de sa femme resteront toujours gravés dans la mémoire des Constantinois et du CRA.»      
 

Par  S. Arslan     

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