ENTRETIEN / Kouider Boutaleb. Professeur d’économie : «Les mesures de Trump risquent de peser sur la dynamique de croissance mondiale»

16/03/2025 mis à jour: 18:38
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Dans cet entretien, Kouider Boutaleb, professeur d’économie à l’Université de Tlemcen, analyse l’impact des droits de douane que cherche à imposer le président américain, Donald Trump, sur certains pays dont le poids pèse lourd sur l’économie mondiale. Avec ces mesures, l’impact s’annonce néfaste sur la croissance mondiale, selon M. Boutaleb.

 

Propos recueillis par Samira Imadalou
 

 

Quels sont les risques qui menacent l’économie mondiale face aux droits de douane que cherche à imposer  le président américain ?

On pourrait épiloguer longtemps sur les conséquences qu’auront les nombreuses décisions prises par la nouvelle administration américaine sous la présidence de Donald Trump, fraîchement élu, entre autres : la sortie des Etats-Unis de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), justifiant cette décision par l’écart entre les Etats-Unis et la Chine dans les contributions financières. 

Les Etats-Unis sont le principal donateur de l’OMS. La sortie de l’Accord de Paris sur le climat affirmant que «les Etats-Unis ne saboteront pas leurs propres industries pendant que la Chine pollue en toute impunité», les Etats-Unis sont le deuxième pollueur mondial derrière la Chine. Plusieurs décrets sur la lutte contre l’immigration et... last but not the least, les droits de douane. 

Pour bien comprendre les conséquences de cette dernière décision qui importe le plus quant aux risques encourus par l’économie mondiale, il faudrait commencer par montrer l’importance du déficit commercial des Etats-Unis qui dépasse largement les 1000 milliards de dollars. L’argumentaire présenté pour motiver ces décisions est fondé sur l’intenabilité à terme de ce déficit. Parmi les pays qui contribuent le plus à ce déficit, on retrouve :

  • Les pays asiatiques : la Chine (-279,4 milliards de dollars), le Vietnam (-104,6), le Japon (-71,1), la Corée du Sud (-51,3), Taïwan (-47,9)
     
  • L’Europe avec -228,8 milliards de déficit, notamment l’Allemagne (-83 milliards de dollars), l’Irlande (-65,3), l’Italie (-44)
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  •  L’Amérique du Nord, notamment le Mexique (-152,3 milliards de dollars) et le Canada (-67,8). On peut se demander comment le Mexique arrive à enregistrer un tel solde commercial avec les Etats-Unis. 

 

Mais on n’est guère surpris lorsqu’on observe que de nombreuses entreprises chinoises se sont installées au nord du Mexique, ou en plus d’économiser sur les frais d’expédition, leur produit final est considéré comme entièrement mexicain, à l’exemple de l’entreprise chinoise Man Wah qui fabrique des fauteuils inclinables et des canapés en cuir moelleux à Monterrey et qui sont 100% «Made in Mexico». 

Ce qui signifie que les entreprises chinoises peuvent éviter les droits de douane et les sanctions américaines imposées sur les produits chinois. Et c’est ce qui a sans doute motivé l’Administration américaine à imposer des droits de douanes au Mexique. On peut ajouter d’autres pays encore, comme l’Inde ou la Thaïlande avec  respectivement à -43,6 et -40,7 milliards de dollars. 

Ces déficits ne pourraient être résorbés qu’avec l’application de droits de douane coercitifs, si on considère que les pays partenaires à l’échange ne peuvent guère réduire ce déficit en s’engageant à acheter davantage aux Etats-Unis, du moins à court terme. La nouvelle Administration américaine, sous la présidence de Donald Trump, a imposé ainsi des droits de douane pour tous les pays étrangers qui, aux yeux des Américains, «profitent de l’ouverture des frontières et de monnaies sous-évaluées pour inonder les Etats-Unis de marchandises à bas coût…». 

Ils s’élèvent pour les principaux pays commerçants avec les Etats-Unis à 25% sur les importations en provenance du Mexique et du Canada, (l’Administration américaine  a suspendu pour un mois l’application de ces droits, suite à des perturbations sur le marché domestique des biens de consommation), 25% sur les produits européens et de 10% supplémentaires sur les produits chinois, déjà taxés à 10%, ce qui les porte à 20%. 

De nombreux articles et commentaires ont été consacrés à ces mesures protectionnistes (droits de douanes) prises par Donald Trump, dans le but, il faut le souligner, de réduire le déficit commercial et de protéger plus efficacement l’industrie manufacturière américaine. Mais si ces mesures protectionnistes sont supposées soutenir la croissance américaine, du moins à court terme, elles auront un impact néfaste sur de nombreux pays, notamment ceux qui dépendent du commerce avec les Etats-Unis, la Chine en tête, et conséquemment sur l’économie mondiale. 

Les pays qui sont visés par ces droits de douane (essentiellement la Chine, le Mexique, le Canada et certains pays de l’UE) seront confrontés à de grandes difficultés, du fait de l’importance que représente le marché américain pour l’écoulement de leurs produits, ce marché captif, dont ils sont tout aussi captifs. 
Il sera, en effet, difficile pour ces pays de trouver des clients solvables pour tout milliard perdu sur le marché américain, qui représente 10% des exportations chinoises, 75% des canadiennes et mexicaines et 25% des exportations allemandes et japonaises. 

Par conséquent, l’application de ces droits de douane va entraîner un ralentissement de la production dans ces pays, et une chute de la croissance contagieuse, et de ce fait, un recul de la consommation énergétique dans beaucoup de pays industriels énergivores.

Avec le poids de ces pays dans l’économie mondiale, à quoi s’attendre en termes de croissance ?

Vu le poids de ces pays dans l’économie mondiale, cela risque sans aucun doute de peser sur la dynamique de la croissance mondiale. L’inquiétude est grande. 

De nombreux économistes de renom ont exprimé leurs inquiétudes. Selon Maurice Obstfeld, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international : «De ce type de droits de douane, dans un monde fortement dépendant du commerce, pourrait nuire à la croissance et entraîner le monde dans la récession». 

Avec les contre-mesures prévisibles des pays qui ont subi des droits de douane, notamment la Chine et pas seulement, tout le commerce mondial et le libre-échange seraient impactés. 

Selon certaines estimations (dixit cabinet Oxford Economics), la croissance mondiale sera amputée de 0,75 % point de pourcentage les échanges commerciaux mondiaux seraient réduits de 3% d’ici la fin de la décennie. D’autres estimations montrent que la croissance serait réduite d’environ 0,2% pour la ramener à environ 2% en 2025 et à moins de 2% en 2026.

Quid des secteurs concernés et dans quelles régions du monde ?

Ces droits de douane concernent des secteurs et des produits spécifiques en provenance principalement de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique du Nord. L’Afrique ne comptant guère dans les échanges commerciaux avec les USA, dont le déficit avec l’Afrique s’élève à peine à -10,1 milliards de dollars. L’Afrique du Sud représente presque 70% de ce dernier, avec -6,8 milliards. 

L’Europe. Il s’agit des produits pharmaceutiques, vin et spiritueux, acier et aluminium, les automobiles… 

L’Amérique du Nord. Principalement le Canada, les produits énergétiques, le pétrole et le gaz et l’électricité, l’acier, l’aluminium, les spiritueux (USA ont importés en 2023 pour un total de 537 millions de dollars) et le  Mexique : les produits agricoles (fruits et légumes (fraises, framboises, avocats, tomates, poivrons) et de boissons et spiritueux (bière, jus de fruits, tequila et le mezcal) acier, aluminium, ameublement… Les USA ont acheté en 2024 pour plus de 49 milliards de dollars de produits agricoles au Mexique. 

L’Asie. Principalement la Chine, les produits électroniques et les voitures électriques dont la Chine produit plus de 10 millions d’exemplaires. Des produits tels que les vêtements et les jouets ainsi que les ordinateurs et les téléphones portables. En 2023, les USA ont importé de Chine des jouets et des articles de sport d’une valeur de plus de 32 milliards de dollars. En 2024, le pays a importé pour 25,6 milliards de dollars de produits textiles, et des chaussures.

Au-delà de l’impact sur le commerce mondial, qu’en sera-t-il de l’inflation ?

Tout le monde s’accorde sur le fait que les droits de douane auront pour première conséquence la hausse des prix domestiques aux USA. 

Les droits de douane sont des taxes sur les importations qui font augmenter les prix que les consommateurs et les entreprises paient pour des biens et des services. Les droits de douane ont finalement un impact sur l’inflation. 

La relance de l’inflation aux Etats-Unis pourrait peser sur les prix ailleurs dans le monde. Selon certaines évaluations (Peterson Institute (PIIE), les mesures prises par la nouvelle administration américaine  risquent de se traduire par une nouvelle flambée inflationniste, qui pourrait atteindre à près de 7 points de pourcentage de plus pour les Etats-Unis dès cette année, 4,5 points pour la Chine et 2,5 points pour le Mexique. Pour d’autres estimations, l’inflation provoquée serait d’environ 2,5% en 2025 (ce que prévoie la Fed). Selon Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne, les restrictions au commerce, les mesures protectionnistes, ne sont pas propices à la croissance et ont finalement un impact sur l’inflation qui est largement incertain… Mais à court terme, il s’agit probablement d’un effet inflationniste net.

Qu’en est-il de l’Algérie dans cette tourmente ?

L’Algérie étant un pays mono-exportateur d’hydrocarbure (pétrole et gaz), tout ce qui viendrait infléchir les prix des hydrocarbures vers la baisse aura des conséquences sur les équilibres économiques et financiers du pays. En toute hypothèse, avec le ralentissement de la croissance économique prévisible au niveau mondial, la demande d’hydrocarbure serait impactée vers la baisse, et les prix chuteront, sans compter que le Président américain prône  une intensification des forages pétroliers et une baisse des prix de l’énergie pour relever le pouvoir d’achat des consommateurs américains.

Que faire face à cette perspective ?

La seule réponse possible consiste, comme nous ne cessons de le répéter, à opérer des réformes de fonds et s’organiser autrement avec un grand ministère de la planification économique qui orientera la décision publique et instruira les marchés pour plus d’investissements productifs, plus d’emploi, vers une marche forcée pour la construction d’une économie efficiente, diversifiée capable de satisfaire les besoins nationaux . 
 

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