De la justification de la colonisation de l’Algérie au soutien à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie

29/01/2022 mis à jour: 21:35
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Dans l’impossibilité de restituer la trentaine de communications du colloque, nous avons choisi de reprendre les grandes lignes de quelques -unes d’entre elles, exprimant la diversité, sinon les divisions des intellectuels sur le colonialisme.

Dans la première partie du colloque intitulée Contestations en longue durée, l’historien Jacques Frémeaux (« Tocqueville, portée et limites d’une vision critique »), relève que le philosophe Alexis Tocqueville (1805 -1859) était partisan de la conquête de l’Algérie et de sa colonisation impliquant, selon lui, «une implantation européenne nombreuse puisqu’il y a de la place pour tout le monde», une vision qui n’était pas très éloignée de celle du général Bugeaud et des Bureaux arabes dont un des fondateurs était le général de Lamoricière.

Et que «L’Algérie a l’avantage de donner à la France sa puissance en Méditerranée». «Abandonnée par la France elle tomberait entre les mains d’une autre puissance», pensait Tocqueville. «Il ne croyait pas en la fusion des races chère à Ismaël Urbain et aux Saints-Simoniens mais à une convergence entre musulmans et européens autour d’intérêts communs», précise Jacques Frémeaux., relève l’orateur.

«Le personnage d’Ismaël Urbain et de ses amis saints-simoniens demande une lecture du non-dit, du sous-entendu», souligne pour sa part Philippe Régnier (CNRS). «Des clés se trouvent dans les archives, les correspondances laissées» par ces derniers. Ismaël Urbain, qui a été interprète du général Bugeaud estimait que les «musulmans devaient bénéficier de la civilisation occidentale».

François Mauriac, une personnalité marquante du XXe siècle

«François Mauriac n’est pas forcément celui qu’on attendait sur la question algérienne, son dernier combat politique. Il vient d’un milieu familial et politique (de droite) qui ne le préparait pas à cette position vis-à-vis de la colonisation et de la guerre d’Algérie. C’est sa formation intellectuelle et spirituelle qui l’y conduisit», indique Luc Barré, éditeur, écrivain. «C’est un homme seul qui a une audience certaine, un homme libre habitué à être attaqué. Journaliste d’opinion, d’abord au Figaro, puis à l’Express, il était accompagné par des hommes comme Massignon, Barrat». François Mauriac est un des premiers journalistes à publier le témoignage de l’avocat Pierre Stibbe sur la torture en Algérie. «C’est en Charles de Gaulle - auquel il apporte un soutien inconditionnel qu’il place ses espoirs de règlement de la question algérienne», souligne Luc Barré. Et de considérer que «Mauriac, contrairement à Camus, a toujours choisi la justice à sa mère». L’historien Alain Ruscio («L’intelligentsia critique face à la décolonisation tragique, de l’Indochine à l’Algérie») expliquera lui aussi l’évolution entre 1945 et 1954 de François Mauriac qui, «après avoir soutenu l’effort de guerre français en Indochine» effectue «un virage à 180 degrés en 1954, passant du Figaro à Témoignage chrétien». Et de relever que «les intellectuels communistes ont été actifs pendant la guerre d’Algérie». L’historien Guy Pervillé, auteur de la communication «Des engagements divergents d’intellectuels face à la guerre d’Algérie : Raymond Aron et Jacques Soustelle», a voulu justifier son sujet en affirmant d’emblée que «moi aussi j’ai été interpellé par la formulation un peu simple de l’intitulé du colloque et je conçois que mon sujet n’était pas incontestablement dans le contenu de ce colloque». Selon l’historien Raymond Aron et Jacques Soustelle «avaient a priori de nombreux points communs». «Jacques Soustelle était-il un intellectuel ? C’est la question que nous devons poser». «Soustelle, gaulliste, qui avait rejoint le socialiste Mendès France en 1955, vint à voir dans l’intégration de l’Algérie à la France la seule façon de lutter contre le FLN». «Soustelle contestait l’appellation de ‘guerre d’Algérie’». Selon l’ancien gouverneur général de l’Algérie, Raymond Aron «était le représentant le plus illustre de la ‘Nouvelle Droite ‘ qui rejoignait la ‘Nouvelle gauche’ dans le défaitisme aux dépens de l’Algérie française».

La résistante et ethnologue Germaine Tillion est décrite par l’anthropologue Tassadit Yacine (qui a évoqué son parcours dans une communication intitulée («Comprendre l’humanisme politique de Germaine Tillion») comme «une femme qui dénonce la clochardisation des Algériens sans remettre en cause le système colonial», qui considère que «le problème de l’Algérie réside dans un retard économique et technologique de la population algérienne» et pour que celle-ci accède au développement il faut que la France reste en Algérie «sinon les Algériens seraient livrés à eux-mêmes et ne pourraient s’en sortir». Germaine Tillion dénoncera l’institution de deux collèges électoraux en Algérie (un pour les Européens et un autre pour les ‘indigènes’), la non scolarisation des enfants , mais «elle ne va pas voir ce qu’est le système colonial» et «refuse toute culpabilité de l’Etat français». L’historien Gilles Manceron expliquera comment La Ligue des droits de l’homme était partagée entre «anticolonialisme et réformisme colonial». «Dès sa fondation en 1898, la LDH a été confrontée au fait colonial. C’est le rejet de l’antisémitisme qui l’a fondée, dans une perspective universaliste mais sans mettre la question coloniale en position centrale. Sur celle-ci, deux positions ont existé en son sein, le courant résolument anticolonialiste restant longtemps minoritaire. Mais autour de 1958, soixante ans après sa fondation, elle a connu dans le refus de la guerre d’Algérie le second élan politique de son histoire», avec l’accession à sa présidence de Daniel Mayer (1958-1975). «Un tournant que j’appelle deuxième élan qui continue à animer l’actualité et résiste au recentrisme tardif qui veut réhabiliter la colonisation», relève Gilles Manceron.

La résistance morale dreyfusarde de Paul Ricœur et Pierre Vidal-Naquet

Le philosophe Paul Ricœur, selon l’historien François Dosse («La résistance morale dreyfusarde : Paul Ricœur et Pierre Vidal-Naquet»), prend assez tôt une position anticolonialiste. Dès 1947 il s’exprime dans l’hebdomadaire protestant Réformes pour l’indépendance de l’Algérie. Après le témoignage, en 1957, de jeunes appelés sur la torture, Ricœur réclame le droit à l’insoumission des appelés, engageant avec lui l’équipe de la revue Esprit. Il ne signera pas l’appel des 121 qui dénonce la guerre mais il lance un appel pour une paix négociée en Algérie en 1961 qui recueillera 16  000 signatures.

Survivant de la shoah qui a emporté ses parents, (son père ayant été torturé par la gestapo avant d’être transféré en camp de concentration), Pierre Vidal-Naquet est très marqué par la guerre pour l’indépendance de l’Algérie, relève François Dosse. Et d’évoquer les circonstances dans lesquels le jeune historien devient militant engagé contre la torture en Algérie. Il est en poste à Caen quand un appel est publié par le Monde le 13 août 1957 de madame Josette Audin, inquiète de la disparition, le 11 juin 1957, de son mari, jeune mathématicien, militant du parti communiste algérien dans lequel elle écrit : «J’ai la conviction que mon mari a été torturé». 

Pierre Vidal-Naquet écrit au Monde pour lui proposer de mettre à sa dispositions ses compétences d’historien pour montrer que la thèse de l’armée ne tient pas. L’affaire Audin paraît aux éditions de Minuit le 20 mai 1958. C’est le résultat d’ «une enquête particulièrement minutieuse, un travail de juge d’instruction et d’historien» de Pierre Vidal Naquet, «un travail de la mémoire à l’histoire», souligne François Dosse.

Personnalité de l’entre deux, Germaine Tillion, est décrite par Tassadit Yacine («Comprendre l’humanisme politique de Germaine Tillion») comme «une femme qui dénonce la clochardisation des Algériens sans remettre en cause le système colonial», «qui va essayer de faire connaître la situation des Algériens à partir de sa position de femme, de gaulliste et d’ethnologue de terrain». «Pour elle le problème de l’Algérie réside dans un retard économique et technologique de la population algérienne» et pour que celle-ci accède au développement il faut que la France reste en Algérie «sinon les Algériens seraient livrés à eux-mêmes et ne pourraient s’en sortir». «Elle dénonce les deux collèges, la non scolarisation des enfants», mais «elle ne va pas voir ce qu’est le système colonial» et «refuse toute culpabilité de l’Etat français».

Autre personnalité de l’«entre-deux», Albert Camus évoqué par l’historien Benjamin Stora. Benjamin Stora a souligné le positionnement «incontestablement difficile de ‘l’entre-deux’ pour un homme né en Algérie», soulignant «une grande ambivalence à l’encontre de Camus qui n’a pas su donner toute leur place aux Algériens, lui-même étant pris dans les stéréotypes». «Un homme seul, emporté par l’histoire», «terriblement pied-noir», «terriblement algérien», «dans une espèce d’exil intérieur», «qui n’a pas su être ni d’ici, ni de là». «Comment situer Camus ? Le classer dans le camp des anticolonialistes ? Non. Camus ne s’est jamais prononcé pour l’indépendance de l’Algérie. Comme un adversaire ? Non. Il a dénoncé toute sa vie les injustices coloniales, réclamant la libération des détenus nationalistes, de Messali Hadj en 1939 dont ‘le crime était d’avoir exprimé leur opinion librement’». «Ecrire cela en 1939 dans Alger républicain à Alger ce n’était pas évident». Par ailleurs, « la seule façon de supprimer les revendications des nationalistes c’est de supprimer les injustices», écrivait Camus le 18 août 1939 dans Alger républicain. Camus «ne se voulait prisonnier ni d’un camp, ni de l’autre». «Il sera un traître pour les deux camps». Et l’historien de conclure que Camus est «représentatif d’un débat qui dure encore, sur une Algérie plurielle». «Camus était un homme de passerelle et non un éradicateur ».

Jean Sénac, «un point de convergence de la diversité algérienne»

Le colloque a traité aussi de Frantz Fanon, de Francis Jeanson et des « Porteurs de valises », de Robert Barrat, du « Manifeste des 121 », des avocats anticolonialistes, des écrivains comme Kateb Yacine, de peintres qui se sont tous opposés à la colonisation. Christian Phéline dans « De Maurice L’Admiral à Albert Smadja et Pierre Popie, des avocats d’Algérie contre l’injustice coloniale(1900-1962) » évoque « trois générations de membres des barreaux algériens qui se sont mobilisées contre l’injustice coloniale ». Depuis les « indigénophiles » comme le Guadeloupéen Maurice L’Admiral, défenseur des révoltés de Margueritte en 1901, jusqu’aux sympathisants du PCA, Albert Smadja, Elie Guedj, Louis Grange et Auguste Thuvény et aux « libéraux » algérois, Pierre Popie, Pierre Guarrigues et Guy Fraychinaud. « Tous ont combattu pour la vérité et l’indépendance de leur profession ».

Christiane Chaulet Achour qui a présenté le numéro spécial Algérie, coordonné par Jean Sénac et publié par Jean Digot et Jean Subervie en février 1957, a décrit l’engagement anticolonialiste du poète, assassiné en 1973 à Alger, comme un « passeur essentiel » de la littérature algérienne ; « un animateur culturel et un point de convergence de la diversité algérienne». Christiane Chaulet Achour a abordé ainsi «des aspects du parcours de Jean Sénac qu’on connaît moins», les situant dans l’année 1957, alors qu’en Algérie, se déroule la Bataille d’Alger et l’exécution de Larbi Ben M’hidi, tandis qu’Ahmed Taleb Ibrahimi et Salah Louanchi sont arrêtés en France. «C’est en 1953 qu’il entre en contact avec le milieu nationaliste algérien, en particulier avec Larbi Ben M’hidi dont il deviendra l’ami. En 1955 il œuvre à une rencontre, à Paris, qui ne s’est pas bien passée, entre l’UGEMA et Camus». La conférencière souligne que Sénac «affirme l’expression d’une fraternité algéro-française». Il publie une Lettre d’un jeune Français d’Algérie dans la revue Esprit «dans laquelle il essaie de démontrer que l’Algérie est la terre de tous pour peu que les Européens renoncent à leurs privilèges». Dans «Emmanuel Roblès, la fédération des libéraux et Espoir-Algérie : quelques portraits», Guy Dugas (professeur honoraire , Université Paris Cergy) relèvera que le terme de libéraux recouvre «des intellectuels de différents courants laïcs et religieux vont s’éveiller à leurs responsabilités pour une position médiane». A l’origine de cette fédération créée en mars 1956, un groupe de 200 enseignants (parmi lesquels Mahfoud Kaddache, André Nouschi et André Mandouze), qui publie une lettre en janvier de la même année. Puis Mouloud Mammeri, le gaulliste Paul Mari de la Gorce écriront dans la revue d’Espoir Algérie, ainsi que Jean-Pierre Elkabach, jeune journaliste qui signera dans le dernier numéro d’Espoir Algérie (1962) une enquête sur «l’Algérie de demain».

Kateb Yacine , «à l’avant-poste plutôt que dans l’entre-deux»

Selon Catherine Milkovitch-Rioux, (université Clermont Auvergne), Kateb Yacine est à «l’avant-poste plutôt que dans l’entre-deux», elle signale que Nedjma (1956), «roman-cadre emblématique d’une Algérie indépendante», «se situe dans la continuité de l’Incendie (1954) et de Qui se souvient de la mer de Mohamed Dib». En 1947, Kateb Yacine donne une conférence à Paris sur «Abdelkader et l’indépendance algérienne», déclarant «quant à moi j’aurais accompli une belle mission si je gagnais de nouvelles sympathies françaises à la cause de l’indépendance de mon pays». Il cite Anatole France dont le livre Sur la pierre blanche «est tout entier un magnifique plaidoyer en faveur des colonisés», observe l’intervenante. Et d’ajouter que pour Kateb, «1945 (massacres de Sétif et de Guelma, ndlr) porte l’amorce de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie». Dans «Mouloud Mammeri à la lumière du conflit algérien : un engagement méconnu», Hervé Sanson (ITEM CNRS/ENS) développe «un aspect méconnu» du linguiste et anthropologue algérien, celui de son «engagement politique» en restituant le spectre des formes de son positionnement. Mammeri affirme sa condamnation du système colonial par la littérature. Il écrit de nombreux articles sous le pseudonyme de Kaddour à destination de l’ONU qu’il envoie à M’hammed Yazid entre l’été 1956 et le printemps 1957, et aussi sous un autre pseudonyme, soutenant l’internationalisation de la guerre de Libération nationale. «Il écrit que l’indépendance ne se donne pas, elle s’arrache, considérant l’ONU comme un tremplin plus qu’un aboutissement. Le colonialisme est un système qu’on subit en totalité et qui ne souffre d’aucun accommodement». «Les tentatives de dialogue des deux camps sont mises à mal, le camp des libéraux se réduit».

Sur un autre registre, celui du théâtre, Catherine Brun (Université Sorbonne nouvelle) dans Théâtres empêchés a rappelé que sur une centaine de pièces de théâtre, vingt sont contemporaines de la guerre de libération nationale et que la censure en Algérie pendant la guerre avait conduit à l’émergence d’un autre théâtre autorisé par le FLN. Du côté français, les dramaturges peinent à monter des pièces, à rassembler un public. Mohamed Bedjaoui (université Alger 3) a rappelé, pour sa part, que le premier cinéaste français à rejoindre le FLN est René Vautier et que le premier long métrage de l’Algérie indépendante Une si jeune paix est de Jacques Charby, comédien et réalisateur, engagé dans le réseau de soutien au FLN, le réseau Jeanson. Mohamed Khadda, Ernest Pignon Ernest et Jean de Maisonseul, trois parcours d’artistes-peintres qui «raisonnent dans le présent», affirme Emilie Goudal (Université de Lille) dans Par delà les canons, mobiliser les arts comme arme de résistance

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