Contribution / Par-delà Yennayer : le calendrier classique algérien

14/01/2024 mis à jour: 04:59
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L’Algérie a vu sur son sol naître et se développer une activité humaine remarquable pendant des milliers d’années. La découverte archéologique, qui a eu lieu en 2018 dans la région de Sétif, est la preuve que l’Algérie a été le berceau ou l’un des berceaux des civilisations dans le monde.

Les mosaïques et gravures rupestres montrent également que l’activité humaine, dans toute sa diversité, est très ancienne dans ce pays. Et l’une des activités les plus importantes est sans aucun doute l’activité agricole, qui nécessite avant tout une organisation des travaux liés aux labours, semailles, taille, récolte, etc. 

Cette organisation se fait essentiellement dans le temps pour pouvoir se préparer à chaque activité et la mener au bon moment pour en tirer le meilleur résultat. Cette conscience du temps cyclique est donc très ancienne chez les Algériens. Preuve en est, un grand nombre de cadrans solaires d’un côté, et de mosaïques représentant le travail des saisons, de l’autre qui ont été découverts dans divers sites archéologiques en Algérie. 

Aujourd’hui, les Algériens célèbrent le début de l’année, «Ras el Aâm», ou tout simplement Yennayer. Cette célébration millénaire se voit accompagnée de nombreuses discussions. Si certaines sont faites sur des bases historiques et culturelles, une part importante en est vidée et fait beaucoup plus dans l’idéologie. Il nous a semblé tout à fait indiqué de présenter quelques résultats d’une recherche documentée sur le calendrier classique algérien pour jeter un peu de lumière sur certains de ses aspects les plus méconnus.
 

Année solaire, mois et saisons

Comme beaucoup d’autres peuples, et depuis longtemps, les habitants de cette région qui s’appelle aujourd’hui l’Algérie, ont choisi l’année solaire comme base de leur calendrier. Ils y ont inscrit le résultat de leurs expériences et y ont intégré ce qu’ils ont jugé utile d’emprunter chez d’autres peuples, et ils ne sont pas une exception en cela. 

Chose qui peut être démontrée facilement en revenant aux anciens manuscrits ainsi qu’aux publications qui traitent de ce sujet. Car que ce soit à travers les travaux anthropologiques, les manuscrits ou même les recueils de proverbes, l’année agraire en Algérie est assez bien documentée, mais très peu étudiée. 

Dans le parler des Algériens, qu’ils soient arabophones ou berbérophones, on trouve beaucoup de mots liés au calendrier et qui ont une origine berbère, arabe ou autre (latine ou copte !) Pour ce qui est du latin, on a par exemple le nom du mois de yennayer, son origine est le mot latin januarius. Cette origine latine est certaine, elle est d’ailleurs soutenue par les noms des mois restants, qui sont : febrayer ou fourar, maghras ou mars, abril ou abrir, mayou, younyou, youlyou, ghoucht, choutanbir, octouber, nowanber et doujanber. Que l’on peut facilement identifier aux noms latins correspondants : februarius, martius, aprilis, maius, junius, julius, augustus, september, october, november, december. Il est à noter que les peuples d’Afrique du Nord ne sont pas les seuls à avoir emprunté les noms latins pour désigner les mois de l’année, mais tous les peuples d’Europe, y compris les peuples germaniques. Nous voilà donc fixés sur les noms des mois, mais que nous disent les manuscrits d’autre ? Tous les manuscrits utilisent l’année solaire d’une durée de 365, 25 jours. 
 

Or, nous savons que cette définition a été introduite par Jules César suivant le conseil de Sosigène d’Alexandrie en 45 av. J.-C. On donna même son nom à l’un des mois : julius (juillet). Dans ce cas, on considère trois années successives de 365 jours, les quarts de jours restants étaient sommés et ajoutés à la quatrième qui compterait 366 jours et était nommée bissextile. Il paraît que cette correction a été mal appliquée au début et c’est Auguste qui en corrigea les erreurs. En 8 av. J.-C., le Sénatdécide d’honorer ce dernier en donnant son nom à l’un des mois de l’année : augustus. 
 

La liste des mois de l’année classique algérienne contient les noms de deux mois successifs julius et augustus, ce qui nous donne une date approximative de l’adoption de ce comput. D’un autre côté, vu que la durée réelle de l’année est de 365,242 jours, au cours du temps l’année civile s’est vu se décaler par rapport à l’année tropique (l’année des saisons). Seize siècles après la correction julienne, on a observé un décalage de 10 jours entre les deux années. 

Une nouvelle correction a alors été introduite par l’un des papes en 1582, en vue de fixer les débuts des saisons à des dates spécifiques. En plus de supprimer les jours supplémentaires, on a adopté de meilleures règles pour déterminer l’année bissextile. L’Algérie n’a connu cette correction qu’au XIXe siècle, soit après l’occupation. Actuellement, le décalage entre les calendriers julien et grégorien est de 14 jours.
 

L’année agraire algérienne

Revenons maintenant aux manuscrits pour mieux connaître l’année classique en Algérie. En fait, cette année est appelée, d’après les manuscrits, la sana âajamiya ou sana el filahiya, soit l’année étrangère ou l’année agraire, car les aâjam, sont tous les étrangers à la langue arabe, ce qui engloberait les Romains, les Grecs, les Coptes ou mêmes les Berbères. Telle qu’expliquée plus haut, c’est une année de 365 jours et un quart, composée de 12 mois. La durée d’un mois varie entre 30 et 31 jours, à l’exception du mois de febrayer ou fourar, qui dure 28 ou 29 jours, selon l’année, qu’elle soit simple ou bissextile. Selon certains manuscrits, en Andalousie, le jour intercalaire était ajouté à la fin de l’année soit, au mois de doujanbir qui compterait 32 jours au lieu de 31 pendant les années bissextiles. Ces douze mois sont répartis en 4 groupes, chacun constituant une saison de l’année. Trois saisons (automne, hiver et printemps) de 91 jours et la quatrième (été) de 92 jours. Chacune des saisons correspond à un certain nombre de signes du zodiaque, qui sont les portions du ciel dans lesquels le soleil se déplace pendant chaque saison. Par exemple, l’hiver correspond aux signes : capricorne, verseau et poissons. 
 

Nos calendriers utilisent aussi les mansions lunaires, lemnazel, d’origine arabe. Qui, au nombre de 28, sont des astérismes qui permettent de localiser les mouvements des deux luminaires : le soleil et la lune. 

Chaque saison correspond à 7 mansions. Ce qui nous donne déjà trois computs possibles. Le premier utilise les mois, les deux autres utilisent les constellations zodiacales et les mansions lunaires. Si le premier et le troisième sont bel et bien utilisés, le deuxième, par contre, ne semble pas avoir été utilisé dans les calendriers, sauf pour donner une référence aux débuts de saisons. Aussi, l’année agraire a été divisée en un certain nombre de périodes spécifiques avec des caractéristiques naturelles, que ce soit en termes de température ou de pluviométrie. Ce sont des périodes qui intéressent en particulier les agriculteurs qui se soucient de maîtriser les prévisions météorologiques pour de meilleures organisation et programmation des activités agricoles. 
 

Ces périodes qui se succèdent ont en général des durées multiples de 7 ou 10 jours. Telle la période des lyali (12 doujanber - 20 yennayer), de 40 jours, qui se divise en deux sous périodes de 20 jours chacune : lyali el beidh (les nuits blanches) et lyalisoud (les nuits noires). En kabyle, on les appelle : lyalitimellaline et tiberkanine. Les périodes des nuits noires sont réputées pour leur grand froid. Une autre période particulière et celle des h’soum (25 febrayer - 3 maghres), considérée comme l’une des meilleures pluies de l’année en raison de sa chute dans une période critique de croissance des plantes. 

Jusqu’à aujourd’hui, on continue d’écouter se répéter autour de nous le mot smayem, utilisé aussi bien chez les Berbèrophones que chez les arabophones, c’est la période entre le 12 youlyouet le 20 ghoucht (40 jours), qui correspondrait plutôt aux grandes chaleurs de l’été. Certaines de ces périodes peuvent être associées à des légendes qui constituent, dans de nombreux cas, un patrimoine commun avec de nombreux peuples proches et lointains. La plus célèbre d’entre elles est sans doute la légende de la chèvre (ou la vieille femme) et le mois de yennayer, que l’on retrouve aussi bien chez qawmaâd (peuple de aâd) que chez les peuples de l’extrême nord de l’Europe ! Cette période s’appelle en kabyle timgharine, ou les vieilles. Enfin, il faut noter que ce savoir était détenu chez un certain type de connaisseurs appelés les hassabin ou ihessaben qui le connaissaient par cœur ou avaient leurs cahiers de note où ils consignaient leurs informations.
 

Le calendrier stellaire

C’est le calendrier le plus répandu dans les Hauts Plateaux et les régions sahariennes de l’Algérie. Il diffère des précédents en ce qu’il s’appuie sur les mansions lunaires et leur apparition à l’horizon au moment de l’aube ou sur le mouvement apparent du soleil dans ces astérismes au cours de l’année. Les noms des mansions lunaires, tels que donnés par l’imam Malik, sont : «an-nat’h, al-botayn, al-thuraya, al-dabaran, al-haqâa, al-hanâa, al-adhiraâ, an-nathra, at-tarfa, al-jabha, az-zabra, as-sarfa, al-awwa, as-simak, al-ghafar, az-zabana, al-iklil, al-qalb, al-shaoula, an-naâ’im, al-baldah, saâd al-dhabih, saâd bulaâ, saâd al-souâoud, saâd al-akhbiya, moqaddamed-dalw, moakhar ad-dalw, al-hout». Chaque mansion dure 13 jours, sauf al-jabha qui dure 14 jours. 

Ces mnazel, connus des paysans, ont connu certaines transformations dues à la prononciation dans les dialectes locaux. Les mansions correspondant à la saison hivernale sont : al-shaoula, an-naâ’im, al-baldah, saâd al-dhabih, saâd bulaâ, saâd al-souâoud et saâd al-akhbiyyah. Ces mansions qui ont des dates précises dans l’année, et leurs levers avec le soleil correspondent à l’occurrence de changements climatiques, d’où leur utilisation pour faire des prévisions météorologiques. Leur connaissance permet, donc, de se préparer pour les tâches à venir. La période de saâd bulaâ, par exemple, s’étend du 4 au 16 yennayer, et correspond à une forte pluviométrie.
 

Les proverbes populaires

Il est bien connu que les peuples ont souvent choisi d’exprimer les résultats de leurs expériences et le fruit de leurs connaissances appliquées et de leurs observations, en utilisant des proverbes comme formules directes, dans de nombreux cas des phrases courtes et rimées, faciles à mémoriser, transmettre et invoquer si nécessaire. En Algérie, un certain nombre de ces proverbes ont pris pour sujet les saisons et les périodes de l’année agricole. A titre d’exemple, nous tirons ces quelques proverbes du travail de M. Bencheneb Proverbes arabes de l’Algérie et du Maghreb : Ellieyhab nadrou yakber, yahrath men youm âachra choutanbir (celui qui veut voir grandi ses meules doit commencer ses labours vers le 10 choutanber) ; idhasebbat fi yabrir wejjad lemtamir faheddir (s’il pleut en yebrir prépare les silos où mettre ta récolte, i.e. elle sera bonne) ; idha sebbat feenniysan, ma eykoun fel âamnoqsan (s’il pleut pendant nissan, il n’y a pas de diminution dans la récolte). On trouve aussi, dans les manuscrits consultés, associé à chaque mois un ensemble de conseils à caractère médical, diététique et hygiénique en plus de quelques dates spéciales relevant des calendriers religieux islamique ou chrétien même. 

Ceci est donc le calendrier classique algérien, un système cohérent et une approche sérieuse de l’organisation du temps et de la programmation de la vie. Nous sommes face à un calendrier très pratique et à un réservoir culturel que l’Algérien a utilisé pendant une longue période de son histoire. 

L’étudier actuellement est sûrement d’un grand intérêt. Les érudits intéressés par l’histoire de l’astronomie populaire, l’anthropologie, la linguistique et d’autres sciences peuvent y trouver beaucoup d’informations indiquant le niveau scientifique et culturel du peuple algérien au cours de son histoire. 

L’intérêt de ces calendriers pour les agriculteurs et les soignants qui souhaitent revenir à une agriculture et une médecine naturelles, ou bio, est également évident. Bonne et heureuse année, Asseggas ameggaz !

 

Par Ahmed Grigahcène , Dr en astrophysique



 

 

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