La fracture géopolitique exacerbée par les sanctions internationales contre la Russie dans le sillage de la guerre en Ukraine avait donné lieu à un autre débat au niveau de certains pays émergents sur la dédollarisation et la création d’une nouvelle monnaie de réserve internationale.
Ce discours sur la dédollarisation revient à échéance régulière sur le-devant de la scène médiatique depuis 1960, notamment à l’occasion de tensions géopolitiques aigues similaires à celles auxquelles le monde fait face présentement. Ces appels réguliers ne se sont jamais concrétisés malgré des changements structurels majeurs dans le système monétaire international au cours des six dernières décennies, le dollar américain restant la monnaie de réserve internationale dominante (utilisé dans 84,3% des échanges transfrontaliers, contre seulement 4,5% pour le renminbi chinois).
La nouvelle proposition de dédollarisation présentée par le Brésil lors du dernier sommet des BRICs en avril 2023 manquait de réalisme, et ce 6 juillet 2023, le directeur financier de la Nouvelle Banque de Développement (bras financier des BRICs) a précisé que la remise en cause du rôle dominant du dollar n’est pas à l’ordre du jour.
Cette déclaration remet une dose de réalisme car il ne faut pas perdre de vue que le pays émetteur d’une monnaie de réserve internationale bénéficie certes de certains avantages mais fait face en même temps à des coûts énormes que même les pays qui poussent actuellement dans le sens d’une dédollarisation ne souhaitent pas assumer. Discutons de cela.
Analyse du cadre conceptuel
Les fonctions d’une monnaie de réserve internationale sont globalement similaires à celles des monnaies nationales, à savoir moyen d’échange (si elle est moins chère à utiliser dans le commerce au même titre que n’importe quelle autre monnaie), unité de compte (si elle est largement utilisée pour la facturation commerciale) et réserve de valeur (si elle est sûre et liquide au niveau international).
Ces trois fonctions se renforcent mutuellement. Si une monnaie devient une unité de compte mondiale grâce à son utilisation dans la facturation commerciale, cela augmente la demande de détention de cette monnaie pour faire du commerce, renforçant de ce fait sa position en tant que réserve mondiale de valeur.
De même, s’il existe une forte demande mondiale pour détenir une devise en tant que réserve de valeur, cela réduit le coût d’emprunt dans cette devise et incite les commerçants d’autres pays à utiliser cette dernière pour fixer le prix des exportations et accéder à un marché financier moins coûtant.
Les conditions que doit remplir une monnaie de réserve internationale : (1) Les conditions économiques : au nombre de quatre : (i) La taille économique et la prédominance des émetteurs de réserves : En effet, plus l’économie est importante et joue un rôle clé dans le commerce international et les systèmes financiers, plus sa monnaie est susceptible d’être utilisée pour ces transactions internationales et comme actif de réserve ; (ii) La crédibilité des émetteurs de réserves :
Les actifs de réserve doivent offrir une valeur stable dans le temps et être largement utilisés et échangés, reflétant ainsi la crédibilité économique des émetteurs de réserves ainsi que la profondeur et la liquidité de leurs marchés financiers ; (iii) La demande transactionnelle des détenteurs de réserves : Les décisions des banques centrales en matière de portefeuille de réserves sont susceptibles d’être influencées par l’utilisation prévue des réserves, en particulier pour les paiements liés au commerce et à la finance ou pour les interventions sur le marché des changes ; et (iv) l’inertie : Le statut de monnaie de réserve tend à changer très lentement, ce qui induit une certaine inertie en faveur de l’utilisation de la monnaie qui a été la monnaie de réserve dans le passé ; et (2) Les conditions financières : sont désormais un moteur de plus en plus important dans l’acquisition du statut de monnaie de réserve depuis la crise financière mondiale, en particulier pour les marchés émergents et les économies en développement. Complétons l’analyse en précisant que des considérations géopolitiques (politique étrangère, liens de sécurité ou alliances militaires) peuvent entraîner, dans une certaine mesure, des changements dans la composition des avoirs de réserve.
Les concepts de déficit et surplus du compte courant de la balance des paiements au niveau bilatéral et mondial et leurs implications macroéconomiques : Les échanges bilatéraux entre pays portent sur des marchandises, des services, des revenus et des transferts. Leur agrégation permet de calculer le solde du compte courant de la balance des paiements qui peut être en équilibre (achats et ventes équivalentes), en surplus (ventes supérieures aux achats) ou en déficit (achats excédant les ventes). Les implications macroéconomiques de la position du compte courants dans la mesure où :
(1) le déficit d’un pays A est ipso facto le surplus du partenaire B qui a comprimé sa demande intérieure pour être en excédent; (2) ce n’est pas le déficit qui pose problème mais le niveau de ce dernier et comment il peut être financé de façon viable ; (3) le compte courant reflète globalement la différence entre l’épargne du pays et son investissement (en d’autres termes un pays à déficit vît au-dessus de ses moyens et un pays à excédent vit artificiellement en dessous de ses moyens ; (4) à l’échelle mondiale, c’est la même logique qui prévaut : il y a bien entendu des pays à surplus et des pays à déficit et le solde global s’appelle déséquilibre mondial du compte courant; et (5) si le creusement de ce dernier n’est pas nécessairement une mauvaise performance, des niveaux mondiaux excessifs deviennent par contre une préoccupation pour les gouvernements et les publics car ils peuvent impacter les taux de change, alimenter des tensions commerciales et conduire à des mesures protectionnistes, accroissant ainsi les risques de perturbation des mouvements de devises et de flux de capitaux et mettant en danger la croissance mondiale et l’emploi.
Les déséquilibres du compte courant mondial sont en hausse en raison de l’incertitude ambiante et de fortes tensions géostratégiques. Si ces derniers étaient sur une tendance à la baisse jusqu’à fin 2019, les déficits du compte courant mondial ont augmenté en 2020 et 2021 en raison de l’impact continu de la pandémie et de la hausse des prix des matières premières qui a accompagné la reprise économique de mi-2021. Pour 2022, on s’attend à un autre creusement des déficits du compte courant mondial du fait de la guerre en Ukraine et du risque de fragmentation géoéconomique. A fin 2021, selon la CUNCED, les principaux pays à surplus incluaient Taiwan (14,6% du PIB), l’Allemagne (7,4% du PIB), la Russie (6,9% du PIB), le Japon (2,9% du PIB) et la Chine (1,8% du PIB). Pour les pays à déficit, la liste comprend le Chili (-6,4% du PIB), les Etats-Unis (-3,6% du PIB), le Royaume Uni (-2,6% du PIB), le Brésil (-1,7% du PIB) et l’Inde (-1,1% du PIB).
Les moyens de règlement des soldes des échanges internationaux ont évolué au fur et à mesure des changements structurels de l’économie mondiale. (1) Les métaux précieux : avec les blocs bimétalliques, argent et/ou or utilisés indistinctement depuis l’Antiquité jusqu’au XVIe siècle environ pour faciliter les échanges commerciaux; (2) l’étalon – or : ce dernier devient l’unique instrument de règlement au 17-18ème siècle ; et (3) les monnaies nationales fiduciaires au fur et à mesure de la création des états-nations, de l’apparition des banques centrales et de la capacité de chaque pays à gérer les transferts d’espèces, ce qui a permis de booster le commerce international. Mentionnons ainsi : (i) le florin au 18ème siècle (pendant un peu plus d’une décennie) ; (ii) la livre sterling, le franc français et le deutschemark qui représentaient des fractions importantes des réserves de change mondiales pendant le XIXse siècle ; (iii) la livre sterling et le dollar américain dans l’entre-deux-guerres et la transition de l’entre-deux-guerres car les deux monnaies contribuaient à parts égales au stock de liquidités mondiales et facilitaient ainsi la facturation et le règlement des échanges externes; et (iv) le dollar américain depuis la fin de la guerre mondiale après que les États-Unis aient dépassé économiquement la Grande-Bretagne. D’autres devises ont une dimension internationale sans avoir le statut de monnaie de réserve internationale, notamment l’euro, le yen japonais, la livre sterling et le franc suisse utilisés essentiellement à des fins d’investissement et de commerce et le renminbi servant de plus en plus pour la facturation commerciale.
La gestion des déséquilibres commerciaux mondiaux : Dans le système pré-dollar, globalement parlant, le mécanisme prix-espèces favorisait l’équilibre des flux commerciaux en pesant de façon symétrique sur les pays excédentaires et à déficit de sorte que la contraction de la demande (dans les pays déficitaires) s’accompagnait d’une expansion de la demande dans les pays excédentaires. A contrario, dans le cadre du système dollar actuel, c’est l’économie américaine qui doit enregistrer des déficits pour permettre à d’autres pays (Chine, Brésil, Arabie Saoudite) d’être excédentaires et donc de comprimer leurs demandes intérieures. En effet, elle est la seule au monde qui dispose de marchés financiers profonds et flexibles, d’une gouvernance de haute qualité et qui reste ouverte aux capitaux étrangers, éléments qui font la force du système dollar qui est donc le point d’ancrage du système commercial mondial. Aucun pays ne peut ni ne veut jouer ce rôle pour le moment.
Les avantages et les coûts de l’internationalisation du dollar. De façon globale, si cette dernière offre des avantages significatifs en termes de puissance économique, de stabilité financière et d’influence politique à l’échelle internationale, elle implique en retour des coûts exorbitants pour les Etats-Unis et les obligent à faire preuve d’un niveau élevé de responsabilité pour maintenir la stabilité et la valeur du dollar afin d’éviter des erreurs en mesure de déstabiliser l’économie mondiale. Un exercice difficile.
Les avantages sont marquants: (1) Accès aisé des entreprises financières et non financières américaines aux marchés financiers mondiaux, leur permettant ainsi d’emprunter de l’argent à moindre coût et à plus grande échelle ; (2) Développement à moindre coût des activités des banques domiciliaires en raison de leur accès privilégié à la banque centrale des Etats-Unis (FED) qui leur prête les liquidités nécessaires; (3) Opportunité offerte au secteur non financier américain de vendre leurs produits en échange de la monnaie de leur pays, sans risque de change qui est subi in fine par le partenaire étranger ; (4) Faibles coûts d’emprunt des Etats-Unis car la mobilisation de fonds à l’étranger est en dernière analyse un prêt sans intérêt qui leur est octroyé ; (5) Levier considérable sur la scène internationale qui ouvre la voie à une forte influence économique sur d’autres pays (par le biais de politiques économiques et d’accords commerciaux), géopolitique (paiements accessoires aux alliés et sanctions envers d’autres pays) et politique ; et (6) Ajustement plus souple face aux déficits du compte courant de la balance des paiements et création d’une certaine marge de manœuvre en matière de politique budgétaire.
Les coûts sont énormes : (1) La forte demande du dollar peut conduire à une hausse de sa valeur par rapport aux autres monnaies, entrainant ainsi une appréciation de la monnaie américaine et une érosion de la compétitivité extérieure du pays ; (2) L’accumulation excessive de passifs par des étrangers peut limiter le degré d’indépendance de la FED dans la poursuite de sa politique monétaire. De ce fait, la volatilité de l’achat ou de la vente du dollar peut alors contraindre la FED à choisir entre lutte contre l’inflation ou réduction du chômage et récession ; et (3) Un risque non négligeable de dépréciation excessive de la monnaie si les détenteurs étrangers en viennent à croire que les actifs libellés dans la monnaie nationale risquent de chuter brusquement (plongeant le pays dans le chômage et la crise économique).
Conclusion. La récente proposition de dollarisation du Brésil vient de trouver une réponse adéquate, concrète et réaliste de la part du directeur financier de la Nouvelle Banque de Développement des BRICs qui a précisé que les ces derniers doivent renforcer les échanges entre eux en devises locales (excluant la Chine, les échanges entre les pays du groupe des BRICs est négligeable) et ne sont pas prêts à défier la domination mondiale du dollar.
En fait, au-delà des déclarations publiques, il faut se rappeler que les pays qui s’accommodent de la domination actuelle du dollar sont des pays excédentaires comme le Brésil et la Chine dont le commerce avec les non BRICs est plus lucratif. Les Etats-Unis leur permettent d’être en situation excédentaire et donc de ne pas s’ajuster sur le plan macroéconomique avec toutes les conséquences sociales.
La dédollarisation prendra fin si : (1) les pays excédentaires modifient fondamentalement leurs économies ; (2) les Etats-Unis s’affranchissent d’eux-mêmes du système actuel qui les pénalise ; et (3) d’autres nouvelles monnaies électroniques montent en puissance et supplantent le dollar.
Par Abdelrahmi Bessaha
Expert international